Pour élaborer cette proposition de loi, nous avons procédé à de nombreuses auditions, afin notamment de dresser un état des lieux, cinq ans après les travaux de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, dont le rapport, publié en 2009, a eu un retentissement mondial. Nous avons ainsi auditionné MM. Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi, président et coordonnateur de la commission, mais également des membres de l'Association des régions de France – ARF –, qui travaille à la mise en place de nouveaux indicateurs de richesse dans les régions, ainsi que les représentants des services statistiques, que nous avons interrogés sur ce qui était techniquement possible de produire dans des délais raisonnables ; enfin, nous avons auditionné la direction générale du Trésor pour connaître sa capacité à évaluer les politiques publiques à partir de ces nouveaux indicateurs.
Notre proposition de loi a vocation non à remplacer mais à compléter le PIB, qui demeure un indicateur important, robuste et fiable, permettant des modélisations et des comparaisons internationales, mais également des prévisions de recettes budgétaires. Le compléter par d'autres indicateurs permettrait néanmoins d'avoir une vision plus globale et plus juste de l'état de notre société.
L'ensemble des personnes que nous avons auditionnées nous ont en effet confirmé que le PIB était un indicateur incomplet qui, notamment, ne permettait pas d'anticiper les crises. M. Jean Pisani-Ferry nous a ainsi fait remarquer que les crises grecque, espagnole et irlandaise démontraient qu'une croissance soutenue du PIB pouvait ne pas être soutenable et être suivie d'un effondrement.
Quant à M. Joseph Stiglitz, il a rappelé que le PIB, comme d'autres indicateurs, reposait sur des hypothèses, des approximations et des conventions élaborées au fil du temps, ce qui ne l'empêchait pas d'être aujourd'hui un indicateur robuste et consensuel. Il ne s'agit donc pas d'attendre des nouveaux indicateurs qu'ils correspondent à des données parfaites.
S'il faut compléter le PIB, c'est qu'il s'agit d'un indicateur de flux, qui ne permet donc pas de mesurer l'état de notre patrimoine. Il ne prend pas en compte la dégradation, le maintien ou l'amélioration du capital naturel et environnemental, pas plus qu'il ne permet d'évaluer la dette ou le déficit en regard du patrimoine économique de la nation. Rapporter la dette publique au PIB occulte notamment la question des investissements. Du fait de sa « règle d'or » budgétaire, l'Allemagne, par exemple, connaît un mouvement de désinvestissement important qui appauvrit le patrimoine que le pays lèguera aux générations futures.
Nous avons également besoin d'indicateurs permettant d'évaluer, au-delà du PIB, la soutenabilité sociale des politiques publiques, notamment en mesurant les inégalités. Aux États-Unis, par exemple, le PIB a augmenté de 12 % depuis le début de la présidence Obama, tandis que le revenu médian baissait, signe que, malgré l'augmentation de la production, la situation des Américains se dégradait. Un indicateur renseignant sur l'écart entre revenu moyen et revenu médian aurait, dans ce cas, permis de mieux appréhender les inégalités et évité sans doute au président Obama ses récentes déconvenues aux élections de mi-mandat.
Si la France a été pionnière en la matière, un mouvement international se dessine aujourd'hui en faveur de la création de nouveaux indicateurs de richesse. De nombreuses initiatives se sont ainsi fait jour sous l'égide de l'OCDE, dans le prolongement des travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui a ainsi connu des prolongements intéressants quoique mal connus en France. Citons en particulier le lancement de l'indicateur du « mieux vivre » – Better Life Index – qui intègre onze composantes, elles-mêmes déclinées en plusieurs indicateurs : le logement, par exemple, est appréhendé à travers son coût, l'accès aux équipements sanitaires de base et le nombre de pièces par personne. Cela permet d'obtenir une photo sociale et écologique de la société, qui complète utilement le PIB.
Le Royaume-Uni, pays dirigé par des conservateurs, s'est également emparé de la question, ce qui montre bien qu'il s'agit d'un sujet transpartisan. Soutenu personnellement par le Premier ministre David Cameron, un programme national a abouti à la création d'une « roue du bien-être » – ou Well-being wheel – comportant plus de quarante indicateurs objectifs et quantitatifs, auxquels s'ajoutent des indicateurs subjectifs – « Dans l'ensemble, à quel point êtes-vous satisfait de votre vie ? à quel point vous sentiez-vous anxieux, hier ? » – qui offrent un reflet des sentiments qui traversent la société.
En Allemagne, ont été imaginés neufs indicateurs venant compléter le PIB, dans trois domaines – l'économie, la qualité de vie et l'écologie – ainsi que neuf indicateurs d'alerte, dont nous pourrions nous inspirer : le taux d'investissement net, la distribution des revenus et la soutenabilité financière, pour l'économie ; le taux de sous-emploi, le taux de formation continue et l'espérance de vie en bonne santé pour la qualité de vie ; les émissions de CO2, la concentration d'azote et la biodiversité, pour l'écologie.
L'ARF a beaucoup travaillé sur la question des nouveaux indicateurs de richesse, dans le dessein d'établir des comparaisons entre les différentes régions et, au sein même des régions, entre les différents territoires. Elle a opté pour la mise en place de trois grands indicateurs synthétiques : l'empreinte écologique, l'indicateur de développement humain – IDH-2 – et l'indicateur de santé sociale – ISS – qui regroupe seize composantes. Une convention a, par la suite, été signée avec l'Insee, permettant de s'appuyer sur des données robustes. Ces indicateurs permettent notamment aux régions qui le veulent de mieux cibler leurs aides sur certains territoires en fonction des enjeux écologiques ou sociaux qu'ils mettent en lumière.
Le choix des indicateurs est éminemment politique puisqu'il correspond à des choix de société. C'est la raison pour laquelle, afin de laisser ouvert le débat, cette proposition de loi se borne à en proposer le principe sans les définir d'emblée. Il nous paraît essentiel en effet que le choix de ces indicateurs fasse, comme cela a été le cas dans les autres pays, l'objet d'une consultation citoyenne.
J'insisterai ici sur la tension qui peut exister entre la lisibilité et le caractère opérationnel des indicateurs. À titre d'exemple, en matière environnementale, les conférences de citoyens organisées par la région Nord-Pas-de-Calais ont plébiscité, pour sa portée pédagogique, l'empreinte écologique, qui permet de mesurer la pression exercée par les hommes sur les ressources naturelles ; les économistes, eux, lui préfèrent l'empreinte carbone, qui mesure les émissions de CO2 contenues dans notre consommation, importations comprises.
Il n'est pas nécessaire enfin d'adopter les mêmes indicateurs à l'échelle régionale, nationale ou internationale, même s'il est important de s'inscrire dans le cadre des initiatives internationales pour se doter d'outils de comparaison.
Après avoir été pionnière dans le domaine, la France prend désormais du retard dans la mise en place opérationnelle de ces nouveaux indicateurs de richesse. Je rappelle ici l'importance des travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui préconisait de mettre l'accent sur les revenus des ménages, de prendre en compte le patrimoine – c'est-à-dire l'actif – en même temps que les revenus et la consommation, d'améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l'éducation, des activités personnelles et des conditions environnementales, de procéder enfin à une évaluation exhaustive et globale des inégalités.
À la suite de ces travaux, de nombreux indicateurs ont été développés. Je vous renvoie ici à l'annexe XI du rapport économique, social et financier, qui est présenté chaque année avec le projet de loi de finances et qui recense vingt-trois indicateurs de soutenabilité environnementale et sociale, recoupant l'essentiel de nos préoccupations. On peut regretter néanmoins que les séries présentées ne soient pas toujours à jour et que certains indicateurs ne soient produits que tous les cinq ans. Plus problématique à nos yeux est le manque de visibilité conférée à ces données. Aussi plaidons-nous pour la production d'un petit nombre d'indicateurs qui, accolés au PIB, puissent faire l'objet d'un véritable débat au Parlement et influer sur le cours de nos politiques publiques. C'est tout l'objet de notre proposition de loi.
Un rapport de France Stratégie, publié en juin 2014, va dans le même sens et préconise de mettre en place sept indicateurs, dans les trois domaines de l'environnement, des inégalités et du patrimoine : les actifs productifs rapportés au PIB, la part des diplômés de niveau supérieur au brevet, la proportion artificialisée du territoire, l'empreinte carbone, les inégalités, la dette publique nette rapportée au PIB et la dette extérieure nette rapportée au PIB.
Comme nous l'expliquait M. Joseph Stiglitz, les freins les plus sérieux à l'adoption de nouveaux indicateurs de richesse sont souvent politiques et dépendent des orientations politiques retenues par les gouvernements : en l'occurrence, veut-on vraiment centrer le débat politique français sur la question des inégalités ou de l'environnement ? C'est ainsi que, sous l'administration Reagan, une proposition de loi avait été déposée pour mettre fin à la collecte de données sur la pauvreté, ses auteurs partant du principe que si la pauvreté n'était pas tangible, personne ne s'en préoccuperait !
Les choix politiques étant arrêtés, reste la question des obstacles techniques. Il faut aujourd'hui un délai de deux ans et demi pour produire un indicateur d'inégalités pertinent, délai porté à trois ans pour l'empreinte carbone. Réduire ces délais implique, selon l'INSEE, de consacrer à la production de ces indicateurs des enquêtes spécifiques, ce qui a nécessairement un coût. C'est évidemment, à mes yeux, un investissement à consentir.
Il ne s'agit pas pour nous de produire des indicateurs pour produire des indicateurs, mais pour se doter d'outils stratégiques et opérationnels permettant un meilleur ciblage et un meilleur ajustement des politiques publiques. Dans cette perspective, notre proposition de loi entend favoriser à terme le développement de modélisation permettant plus spécifiquement d'agir contre les inégalités et pour la préservation de notre environnement.
Elle se compose d'un article unique proposant la remise au Parlement par le Gouvernement, chaque premier mardi d'octobre, lors de la présentation du projet de loi de finances, d'un rapport présentant l'évolution d'indicateurs de qualité de vie et de développement durable, et évaluant sur l'année écoulée l'impact des politiques publiques et des réformes engagées, au regard de ces indicateurs.
Elle doit se comprendre comme la première étape d'une démarche qu'il reviendra ensuite à l'exécutif de faire sienne pour définir les nouveaux indicateurs de richesse à retenir et les intégrer au pilotage des politiques publiques.