Intervention de Eva Sas

Séance en hémicycle du 29 janvier 2015 à 15h00
Nouveaux indicateurs de richesse — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEva Sas, rapporteure de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé du budget, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est issue d’un travail de plus de dix-huit mois, fruit de la ténacité du groupe écologiste, puisque, il y a un an déjà, nous proposions un premier texte sur les indicateurs alternatifs de richesse. Elle est surtout le fruit d’un travail collaboratif avec des universitaires, les instituts statistiques nationaux, les parlementaires et le Gouvernement, et nous vous remercions, monsieur le secrétaire d’État, pour votre écoute et votre contribution.

Je voudrais rappeler en préambule pourquoi il est indispensable, particulièrement aujourd’hui, de compléter le PIB par de nouveaux indicateurs de qualité de vie et de développement durable.

Le premier constat que nous devons faire est que le PIB ne rend pas compte de la qualité de vie de nos concitoyens, ni même, tout simplement, de leur revenu réel. Le paradoxe de la reprise américaine nous en donne une illustration récente : depuis 2009, le PIB des États-Unis a augmenté de 12 % quand le revenu médian diminuait de 3 %, et ce en raison d’un accroissement des inégalités. La croissance du PIB a ainsi occulté, de fait, la situation réelle des ménages, et l’administration Obama, concentrée uniquement sur les chiffres de la croissance, n’avait donc pas de vision pertinente des difficultés des citoyens américains.

La deuxième raison pour laquelle il est nécessaire de compléter cet indicateur qu’est le PIB, c’est qu’il nous paraît absolument nécessaire aujourd’hui de réintégrer des préoccupations de long terme, c’est-à-dire de soutenabilité, dans nos politiques publiques.

Les politiques menées sont malheureusement de plus en plus court-termistes, avec, comme seul horizon, la fin de la législature. Or les décideurs politiques que nous sommes doivent se préoccuper autant de la situation immédiate que de celle que nous léguerons aux générations futures.

Cela suppose de prendre en compte le patrimoine naturel et l’impact que nous avons sur celui-ci, notamment par notre empreinte carbone ou les atteintes que nous pouvons porter à la biodiversité, mais cela suppose aussi d’évaluer l’actif que nous léguerons aux générations suivantes, c’est-à-dire le patrimoine économique public et privé, par rapport à la dette, le passif, que nous leur laisserons également. Ce point est ressorti des auditions que nous avons menées et me paraît particulièrement saillant dans la période que nous traversons, où seule la dette devient un indicateur central.

L’exemple de l’Allemagne est frappant. Alors que, facialement, avec une dette en baisse, ce que les citoyens allemands laisseront aux générations futures peut sembler positif, dans les faits, leurs infrastructures se dégradent faute d’investissements, et on peut ainsi s’interroger sur le véritable bilan de ce que l’Allemagne d’aujourd’hui léguera à celle de demain.

La troisième raison pour laquelle nous devons nous préoccuper d’autres indicateurs, c’est que nous devons nous adapter à une situation nouvelle, une croissance structurellement faible.

Vous le savez, la croissance du PIB en France a été de 1,1 % en moyenne sur la période 2001-2014, alors qu’elle était de l’ordre de 6 % dans les années 50. Aujourd’hui, les scénarios de croissance structurellement et durablement faible apparaissent crédibles. Il convient donc de reposer les questions économiques et sociales sous un autre angle et de nous rappeler que la croissance du PIB n’a toujours été qu’un objectif intermédiaire. Notre objectif final, à nous, décideurs publics, est avant tout de créer de l’emploi, d’améliorer la qualité de vie de nos concitoyens et de laisser à nos enfants une planète vivable.

C’est là que le fait d’avoir d’autres indicateurs à notre disposition prend tout son sens, en nous permettant de reposer les questions économiques et sociales sous un nouveau jour. Comment créer de l’emploi, réduire les inégalités, améliorer notre qualité de vie et celle de nos enfants, même dans un scénario de croissance faible ? Telle est sans doute la question que nous devons nous poser aujourd’hui, avec de nouveaux indicateurs en quelque sorte, pour un nouveau modèle de développement.

Le deuxième volet sur lequel je voudrais insister, c’est que, de pionnière qu’était la France à la publication du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009, notre pays semble aujourd’hui en retard sur ces questions face à d’autres qui sont passés, eux, de la parole aux actes.

Je voudrais insister sur plusieurs initiatives prises dans d’autres pays, le Royaume-Uni, avec son programme « La roue du bien-être », porté par David Cameron lui-même, l’Allemagne, dont la commission parlementaire transpartisane W3 a préconisé la mise en place de neuf indicateurs d’alarme sur les thématiques économique, sociale et écologique, ou encore la Belgique, qui a adopté en janvier 2014 une loi sur les indicateurs complémentaires. Ces initiatives ont d’ailleurs été portées par des gouvernements aussi bien conservateurs que progressistes.

En France, ce sont les territoires, et, en particulier, les régions, qui ont avancé. Je pense notamment à l’Association des régions de France, qui a élaboré, sous l’impulsion de Myriam Cau, et en collaboration avec des universitaires comme Florence Jany-Catrice, de nouveaux indicateurs de richesse pour donner de nouveaux repères aux régions françaises et permettre des comparaisons entre régions et entre territoires.

Au niveau national, nous avons certes développé un suivi d’indicateurs dans le cadre de la stratégie nationale de développement durable, dans la lignée du rapport Stiglitz. Mais on peut dire, je crois, qu’il n’y a pas eu d’appropriation politique de ces nouveaux indicateurs. D’ailleurs, qui connaît, étudie ou même simplement lit le chapitre XI de l’annexe statistique du rapport économique, social et financier ? Il regroupe pourtant vingt-trois indicateurs de la plus haute importance qui répondent à nos préoccupations. On y retrouve l’empreinte carbone, les inégalités de revenus ou encore l’espérance de vie en bonne santé. Mais quelle attention est portée à ce tableau de bord ? Quelle publicité en est faite ? En quoi ces indicateurs sont-ils pris en compte pour le pilotage de nos politiques publiques ?

Cette situation justifie l’objectif clair de notre proposition de loi : mettre au même niveau de visibilité que le PIB, au moment de la loi de finances, un petit nombre d’indicateurs à l’aune desquels sera évaluée, de fait, la réussite de la politique d’un exécutif. L’objectif de la proposition de loi est de donner une impulsion, de lancer une dynamique, que le plus grand nombre doit s’approprier, notre gouvernement bien entendu, mais aussi les citoyens. Pour définir les quelques indicateurs pertinents à suivre en complément du PIB, il conviendrait d’organiser, comme dans tous les pays qui ont avancé sur ce sujet, une conférence citoyenne. Il s’agirait d’associer des experts, les organismes statistiques et les services des différents ministères, mais surtout, les citoyens dont la consultation permettra de prendre en compte leurs attentes et leur vision du progrès de notre société.

C’est la raison pour laquelle nous n’avons volontairement pas proposé une liste précise d’indicateurs, laquelle devra en effet être issue de ce travail coopératif. Toutefois, au terme des auditions, deux enseignements sont à retenir. D’une part, un relatif consensus se dessine autour de trois grandes thématiques à traiter au travers de ces nouveaux indicateurs : l’environnement, notamment les enjeux climatiques et la biodiversité ; la qualité de vie, plus particulièrement le revenu réel des ménages et les inégalités de revenus ; enfin, le patrimoine national public et privé qui doit être mis en regard de la dette.

Je voudrais insister sur la question des inégalités, tenue pour centrale par tous les experts. Aujourd’hui, les délais de production sont tels que les statistiques sur les inégalités sont produites avec un décalage de deux ans et demi. Comme l’a déclaré M. Pisani-Ferry au cours de son audition, « la réduction des délais de production aura un coût, c’est vrai, mais les inégalités sont une priorité ». Est-il encore acceptable que nous ne connaissions aujourd’hui que les inégalités de revenus de 2011 ? Est-ce que la répartition des revenus en France serait un sujet secondaire ? De la même façon, notre empreinte carbone n’est aujourd’hui connue qu’avec trois ans de délai. Est-ce un sujet secondaire de savoir quel est notre impact sur le climat ? Nous devons affirmer que ces deux sujets, parmi d’autres, sont des priorités, et qu’ils supposent un suivi actualisé.

Le second enseignement que je voudrais retenir de ce travail de préparation, c’est que l’on voit une dynamique internationale se mettre en place autour des travaux de l’OCDE et d’Eurostat. Les travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi ont en effet été poursuivis sous l’égide de l’OCDE. Une conférence internationale a lieu tous les trois ans. Ces travaux ont déjà produit des effets : l’OCDE publie désormais un rapport sur le mieux-vivre des citoyens qui couvre onze dimensions, comme le logement, le revenu, l’emploi ou les liens sociaux. Au niveau européen, les instituts statistiques élaborent aussi de nouveaux indicateurs de richesse, sous l’égide d’Eurostat, dans le cadre de l’initiative « Beyond GDP ». C’est dans ce cadre qu’il faudra s’inscrire pour bénéficier des progrès de la statistique européenne et favoriser des comparaisons internationales.

Enfin, la France a une formidable opportunité de reprendre un rôle de chef de file au niveau mondial sur la question des indicateurs, notamment environnementaux, dans le cadre de la COP21, la conférence sur le climat qui aura lieu en décembre 2015 à Paris. Par ailleurs, les terribles événements qui se sont succédé entre le 7 et le 9 janvier doivent nous interroger collectivement sur les moteurs de l’exclusion et de la violence. La question de la cohésion sociale et du vivre ensemble n’a peut-être jamais été aussi primordiale. Connaître la réalité de notre société, dans ses multiples aspects, doit donc aussi, à mon sens, nous permettre de mieux répondre à un tel enjeu démocratique, et les nouveaux indicateurs de richesse peuvent nous y aider.

Je conclurai par des remerciements et une proposition. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour les échanges fructueux que nous avons eus autour de cette proposition de loi et je remercie les parlementaires de la commission des finances pour leurs remarques pertinentes et surtout pour leur soutien. Quant à la proposition, je souhaiterais que, dès le budget 2016, nous expérimentions ensemble six nouveaux indicateurs, pour montrer aux Français qu’au-delà du PIB, nous nous préoccupons de leurs revenus, de leur qualité de vie, de leur environnement et du patrimoine que nous léguerons à nos enfants.

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