Intervention de François Delattre

Réunion du 20 janvier 2015 à 16h00
Commission des affaires étrangères

François Delattre, représentant permanent de la France au Conseil de sécurité et chef de la mission permanente française près les Nations unies à New York :

Merci, Madame la Présidente, de votre accueil. C'est un honneur tout particulier pour moi d'être reçu par la Commission.

Je concentrerai mon propos liminaire sur trois points : les premiers enseignements que je tire de ma fonction à New York, nos principales priorités transversales pour 2015 dans le cadre des Nations Unies et un coup de projecteur vu de New York sur les crises que vous avez évoquées.

Je retire trois principaux enseignements de ma fonction à New York.

D'abord, l'influence très particulière de la France à l'ONU, qui n'a me semble-t-il pas d'équivalent ailleurs. Celle-ci repose sur trois facteurs.

Premier facteur : notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Non seulement la France est l'un des cinq « grands » à l'ONU, mais elle mérite chaque jour ce statut en s'y montrant l'un des États les plus actifs sur tous les fronts. C'est vrai au Conseil de sécurité comme à l'Assemblée générale, dans la myriade de comités et sous-comités qui marquent la vie de la communauté des nations, sur le dossier clé des droits de l'Homme, dans les agences ou les actions de terrain.

Deuxième facteur : nos leviers – à travers par exemple la francophonie, notre influence en Afrique, notre capacité de projection de forces ou notre leadership dans le domaine des droits de l'Homme – jouent à fond aux Nations Unies et nous y assurent une influence maximale. La force de la France est de pouvoir y jouer sur tout le clavier de la « puissance d'influence », comme le dit Laurent Fabius, en s'appuyant sur une approche globale et inclusive, sans naïveté bien sûr, comme trait d'union et pont entre les différents mondes composant la communauté internationale, ainsi que comme promoteur inlassable du dialogue des cultures et des civilisations. Cette « griffe » est me semble-t-il la plus conforme à nos valeurs tout en servant le mieux nos intérêts nationaux. On le voit lors des nombreuses élections qui rythment la vie des Nations Unies, comme avec la brillante élection récente de Marc Perrin de Brichambaut à la Cour pénale internationale malgré un contexte compliqué, on le voit aussi sur des dossiers clés comme le réchauffement climatique ou la lutte contre le terrorisme, où il nous faut rassembler des pays et groupes de pays qui défendent spontanément des positions différentes.

Troisième facteur : notre image à l'ONU reste exceptionnelle. J'ai demandé au Secrétaire Général de la délégation française à la dernière session de l'Assemblée générale de noter dans les discours des près de 200 chefs d'État et de gouvernement quels étaient les pays les plus cités. Il en ressort que la France est non seulement largement en tête des pays les plus cités, mais que les références à notre pays sont presque toujours très positives.

Mon deuxième enseignement, en miroir du précédent, est que la France, plus peut-être qu'aucun autre pays, parie sur les Nations Unies et a pour intérêt fondamental une ONU forte. C'est vrai sous l'angle stratégique : nous sommes, comme le souligne Laurent Fabius, passés du monde bipolaire de la Guerre froide au « moment unipolaire » de la présidence de George W. Bush puis à un monde apolaire, avec l'objectif de construire un monde multipolaire organisé. Dans ce schéma, les Nations Unies ont un rôle essentiel à jouer comme l'un des éléments clés de ce monde multipolaire, permettant précisément d'organiser la coopération entre ses différents pôles. C'est vrai aussi si on raisonne dossier par dossier, la France se caractérisant par son attachement à la légalité internationale. Nous sommes d'ailleurs bien perçus, parmi toutes les puissances des Nations Unies, comme l'une de celles sinon celle qui est la plus en ligne avec cette organisation et ses objectifs.

Troisième enseignement : les Nations Unies sont un baromètre inégalé, derrière les discours, de l'évolution des rapports de puissance. Et on ne peut qu'être frappé sur ce point par la montée en puissance des pays émergents et l'affirmation de la Chine en particulier, qui est palpable, notamment au Conseil de sécurité. En témoignent la place croissante de ce pays dans les opérations de maintien de la paix, en Afrique en particulier, ou le rôle de plus en plus important de mon collègue chinois, qui est d'ailleurs remarquable, à la table du Conseil. Elément intéressant, cette affirmation se traduit du reste par une certaine autonomisation de Pékin vis-à-vis de Moscou au Conseil de sécurité. Je pourrais évoquer aussi l'activisme de pays comme le Brésil ou l'Inde, pour ne citer qu'eux, dans les autres enceintes des Nations Unies.

S'agissant de nos priorités à l'ONU pour 2015, dans le cadre tracé par le Président de la République et M. Fabius, on peut en définir pour schématiser – et sans aucune exhaustivité - trois principales.

Première série de priorités, stratégiques : tirer parti du soixante-dixième anniversaire des Nations Unies que nous célébrons cette année pour promouvoir la réforme de cette organisation, qui nous est chère, et dans ce cadre l'élargissement du Conseil de sécurité, qui constitue une de nos lignes stratégiques, mais aussi la limitation volontaire par les cinq membres permanents du Conseil de l'usage du veto en cas d'atrocités de masse – crimes de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre de grande ampleur. Cette initiative française connaît un écho très large et croissant à New York. L'événement organisé par Laurent Fabius et son collègue mexicain à New York en septembre dernier est ainsi, de tous les événements montés à l'occasion de la dernière Assemblée Générale des Nations Unies, celui qui a eu de loin le plus de succès et le plus d'impact. Je participerai d'ailleurs demain à un séminaire organisé par le Quai d'Orsay, dans lequel Laurent Fabius et Hubert Védrine, à qui notre Ministre a confié une mission pour renforcer encore la mobilisation internationale autour de cette initiative française, interviendront.

A ces priorités stratégiques, j'ajoute pour mémoire la succession de Ban Ki-moon, dont le deuxième mandat s'achève à la fin de l'année 2016. La campagne pour sa succession, qui doit revenir en principe à un Européen de l'Est, n'a pas encore véritablement commencé et devrait progressivement monter en puissance au deuxième semestre de cette année.

Deuxième série de priorités : les grands dossiers transversaux. Je mentionnerai dans ce cadre, sans chercher à être exhaustif, deux priorités de premier plan pour la France.

Première priorité : les négociations sur le climat. Certes, le coeur de la négociation n'a pas lieu à New York et se déroule, pour ce qui concerne l'ONU, dans le cadre de la convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique, dont le Secrétariat est à Bonn. Mais les choses se jouent en partie à New York, notamment sur le plan de la mobilisation de la communauté internationale. On l'a vu avec le sommet sur le climat, qui a été un grand succès organisé par Ban Ki-moon en septembre dernier, auquel a participé le Président de la République. L'année 2015 verra une succession de conférences et de sommets onusiens majeurs sur le climat et la problématique du développement, deux problématiques qui sont intimement liés à l'ONU. Parmi eux, un événement de haut niveau sera organisé sur le climat le 29 juin prochain à l'Assemblée Générale des Nations Unies, à New York, sur lequel nous sommes en train de travailler avec Sam Kutesa, le Président de l'Assemblée Générale. A cela il faut ajouter notamment, jalonnant la route vers la COP21 à Paris, la conférence majeure sur le financement du développement à Addis-Abeba en juillet et le sommet sur le programme de développement post-2015 à New York en septembre.

Mon équipe et moi sommes donc très mobilisés sur ce dossier du climat, dans trois directions notamment. En premier lieu, vérifier que le mécanisme de coordination ONU-Coprésidence française-Coprésidence péruvienne fonctionne bien pour la préparation de la COP21 de Paris en décembre prochain. En deuxième lieu, créer des coalitions pour le climat avec nos grands partenaires européens, américains et chinois, mais aussi avec tous nos autres partenaires. Nous avons ainsi monté – et continuons à monter – avec mon collègue péruvien toute une série d'événements avec, par exemple, les représentants des petits États insulaires des Caraïbes et du Pacifique, notamment les pays côtiers menacés par la montée des eaux, pour constituer des coalitions nous permettant de créer les conditions d'un accord à Paris. En troisième lieu, associer le monde économique et les collectivités locales à nos efforts. Nous montons ainsi par exemple avec Michael Bloomberg, que je connais depuis longtemps, des événements communs à New York pour mobiliser le monde des affaires et l'associer à cette action.

Deuxième priorité transversale : la lutte contre le terrorisme. Les Nations Unies ont eu à la suite des récents attentats qui nous ont frappés une réaction à bien des égards exemplaire. A notre initiative, le Conseil de sécurité a ainsi adopté une déclaration de condamnation très ferme le jour même des attentats contre Charlie Hebdo, puis organisé – fait exceptionnel - une minute de silence de l'ensemble de ses membres. Dans le même esprit, Ban Ki-moon est venu à la mission permanente signer le registre de condoléances mais aussi, ce qui est particulièrement rare, s'y exprimer devant les médias, y compris en français. J'étais naturellement à ses côtés.

Symétriquement, notre pays est en pointe dans les efforts conduits aux Nations Unies pour mobiliser davantage l'ONU dans la lutte contre le terrorisme.

Je donnerai à cet égard trois exemples de ce que peut faire cette organisation. D'abord, nous avons dès juin 2014 soulevé aux Nations Unies la problématique des combattants terroristes étrangers, à l'occasion de la revue de la stratégie antiterroriste de cette organisation, et nous avons joué un rôle clé dans la négociation de la résolution 2178 contre ces combattants, qui a été adoptée par le Conseil de sécurité en septembre dernier à l'occasion d'un sommet du Conseil sous la présidence du Président Obama, en présence du Président de la République. Deuxièmement, et au-delà de cette activité normative, la France est particulièrement active également sur la problématique des sanctions, qui est un instrument-clé des Nations Unies contre le terrorisme. Cela concerne à la fois la mise sous sanctions d'entités ou d'individus dans le cadre des comités compétents – notre pays a ainsi obtenu la mise sous sanctions en novembre dernier d'Ansar al-Charia en Libye – et, de manière générale, la lutte contre le financement du terrorisme. Nous avons à cet égard pour atout le fait que la direction exécutive du Comité contre le terrorisme des Nations Unies soit présidée par un magistrat français, le juge Jean-Paul Laborde, qui est le deuxième Français le plus haut placé dans le système des Nations Unies, avec le rang de Secrétaire général adjoint. Enfin, nous nous efforçons de mobiliser davantage l'ONU sur le thème de la lutte contre la radicalisation, démarche préventive que l'organisation a trop peu conduite jusqu'ici et sur laquelle nous sommes engagés pour établir un dialogue approfondi avec l'ensemble des pays concernés et les représentants de la société civile. Il s'agit de mettre au point une analyse commune des menaces, de tenter de mettre les mêmes mots pour en rendre compte – ce qui n'est pas facile, comme le montrent par exemple les différends et malentendus sur l'emploi du terme d'« Islam radical » - et d'établir sur cette base une coopération internationale accrue sur les racines du terrorisme.

Enfin, troisième série de priorités, ce sont naturellement les grandes crises, qui connaissent une accumulation sans précédent. Comme la quasi-totalité de ces crises trouvent leur traduction à la table du Conseil de sécurité, celui-ci connait aussi un volume de travail sans précédent.

Concernant le processus de paix au Proche-Orient, depuis l'échec en avril dernier de la médiation conduite par John Kerry, il est au point mort et chaque jour qui passe ne fait qu'aggraver la situation. À Gaza, la guerre a conduit à des destructions plus importantes que toutes les guerres précédentes. À Jérusalem, la situation se tend sur le terrain politique mais aussi religieux. La viabilité de la solution des deux États, endossée par le Conseil de sécurité ainsi que par les autorités israéliennes et palestiniennes, se trouve ainsi chaque jour davantage mise en péril.

Face à cette réalité, la France a fait le constat de l'incapacité du processus de paix, tel qu'il était conduit jusqu'à présent, à déboucher sur un règlement effectif du statut final. Ce processus, tel qu'on le connaît depuis Oslo, repose sur trois piliers : une négociation bilatérale entre Israéliens et Palestiniens; une médiation par les États-Unis, perçus comme étant les seuls à avoir la confiance d'Israël et des leviers pour peser sur ses décisions ; un financement par les acteurs tiers, dont l'Union européenne, les Nations Unies et les pays arabes. Dans ce schéma, le Conseil de sécurité s'est trouvé marginalisé par les États-Unis, qui considèraient l'implication de celui-ci comme contradictoire avec le principe selon lequel il revenait aux deux parties de négocier et non de se voir imposer un accord. Washington craignait aussi de perdre la main sur cette négociation, tout cela dans un cadre de politique intérieure fortement contraint.

Dans ce contexte, le président Abbas a proposé à New York en septembre dernier un projet de résolution, qui n'avait aucune chance d'être adopté, proposant la fin de l'occupation israélienne sur une période de deux ans. Face à ce double constat de blocage, côté américain et palestinien, la France a proposé une voie alternative avec un changement de méthode de négociation, dans le sens d'une démarche à la fois plus collective et plus structurée, que nous considérons indispensable pour aboutir à un résultat. Le coeur de notre initiative est de proposer un accompagnement international des négociations. C'est dans cet esprit que nous avons préparé un projet de résolution articulé autour de trois éléments clés : la définition des paramètres du statut final, qui s'inspirent largement des paramètres agréés au niveau européen ; la relance des négociations dans le cadre d'une architecture internationale renouvelée, impliquant notamment, aux côtés des États-Unis, les autres membres permanents du Conseil de sécurité, l'Union européenne et la Ligue arabe ; l'établissement d'un calendrier de deux ans pour la conclusion des négociations.

Dans ce contexte, l'annonce d'élections israéliennes en mars prochain et la décision palestinienne de précipiter un vote le 30 décembre dernier, sur la base de pressions de politique intérieure à Ramallah, ont certes créé un contexte nouveau. La démarche consensuelle proposée par la France n'en reste pas moins perçue à New York comme une référence, particulièrement utile pour le jour où les conditions d'une négociation sérieuse à New York seront réunies. En outre, certains des Etats qui sont entrés au Conseil de sécurité le 1er janvier dernier, comme l'Espagne ou la Nouvelle Zélande, sont très proches de nos positions, et les autres membres européens du Conseil, à commencer par la Grande-Bretagne, sont soucieux de trouver une voie de sortie par le Conseil à travers une démarche collective. C'est donc à l'honneur de la France de rester engagée et de continuer à promouvoir une relance du processus. Beaucoup dépendra naturellement de l'attitude de Washington, dans un contexte où après l'échec de la médiation de John Kerry certains responsables américains paraissent plus que par le passé soucieux de mutualiser les risques d'une reprise des négociations et ce faisant, dans une certaine mesure, les responsabilités correspondantes.

S'agissant de la Syrie, il y a trois angles d'approche à l'ONU: les angles politique et humanitaire ainsi que le volet des armes chimiques.

La démarche de M. de Mistura nous paraît intelligente en ce sens qu'elle vise à promouvoir un accord sur Alep – qui est une de nos toutes premières priorités – pour éviter un désastre humanitaire, qui serait aussi un désastre politique, et contribuer à construire sur cette base un règlement politique qui doit selon nous être fondé sur le communiqué de Genève, qui est la seule ligne d'accord sur le plan international, acceptée par les Russes, prévoyant expressément une transition politique à Damas. Comme nous le craignions, les conditions d'un tel accord sur Alep paraissent néanmoins difficiles à réunir. De même, nous en saurons davantage dans les prochains jours sur l'initiative russe d'une réunion à Moscou des représentants du régime et de l'opposition.

Mais le fait est qu'aux Nations Unies ce volet politique est peu évoqué, compte tenu des oppositions entre les membres du Conseil de sécurité. Deux autres volets sont en fait au coeur de l'agenda de l'organisation : le volet humanitaire, car on est parvenu à trouver difficilement avec les Russes un moyen d'améliorer l'acheminement de l'aide humanitaire en Syrie ; et le problème des armes chimiques, qui reste pour nous une vraie source de préoccupation À cet égard, le Conseil a adopté la résolution 2118, à la suite de la fameuse attaque chimique de la Ghouta en août 2013. Sur cette base, le désarmement chimique engagé entre les Nations Unies et l'Organisation internationale des armes chimiques (OIAC) a permis d'importants progrès, mais nous souhaitons maintenir la vigilance du Conseil sur au moins deux points qui nous inquiètent : les incertitudes qui demeurent au sujet de la sincérité de la déclaration initiale faite par la Syrie à l'OIAC sur son programme chimique, et surtout les nombreux cas avérés d'emploi de gaz de chlore en Syrie en 2014. Nous sommes en train de discuter avec nos partenaires du Conseil de sécurité les termes d'un texte condamnant ces attaques

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