Intervention de Gwenegan Bui

Réunion du 4 février 2015 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGwenegan Bui, co-rapporteur :

Ce matin, nous n'allons pas parler d'Afrique, du Moyen-Orient ou de l'Ukraine, mais de l'Asie du Sud-Est. Voilà qui nous arrive peu souvent. Pourtant, il était opportun de créer cette Mission, d'abord pour corriger une focalisation trop exclusive sur la Chine, ensuite parce que l'Asie du Sud-Est recèle des opportunités importantes pour notre diplomatie économique, enfin parce que la montée en puissance de la Chine conduit à une reconfiguration géopolitique de la zone qui ne peut pas laisser indifférent.

Nous avons peu de temps et je commencerai par une carte postale rapide.

L'ASEAN, ce sont 10 pays (Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie et Cambodge), 4 500 000 km², 613 millions de personnes (plus que l'Union européenne). Son PIB a été multiplié par 10 en 20 ans (2 310 milliards en 2012), c'est à un niveau agrégé la 4ème puissance économique et les fondamentaux sont prometteurs : une croissance de 5,8 % en 2013, une communauté économique en construction, des accords de libre-échange qui se multiplient, une dynamique interne avec consommation qui représente 53 % du PIB. C'est aussi une zone très hétérogène. On y trouve trois PMA - Birmanie, Cambodge, Laos, d'un côté, deux pays à hauts revenus - Singapour et Brunei, de l'autre. Le Laos est au 138ème rang dans le classement d'indice de développement humain quand Singapour est au 26ème. Mais dans tous les pays, surtout dans les pays les plus avancés, les perspectives sont positives : la croissance démographique est la plus élevée au monde (la population en âge de travailler + 30 millions d'ici 2020), les taux d'investissements sont élevés également (25 % du PIB) pour des besoins d'investissements dans les infrastructures évalués à 1100 milliards de dollars.

Mais l'ASEAN est aussi un ensemble politique ou du moins l'organisation a été créée à cet effet. Pour la France, c'est un ensemble concourant à la paix et la sécurité, dans un environnement qui affecte directement et indirectement ses intérêts. Et c'est le point que je souhaiterais développer.

L'Asie du Sud-Est est un carrefour stratégique organisé autour d'une mer : la mer de Chine méridionale, qui cristallise aujourd'hui une grande activité économique et commerciale, diplomatique et militaire. Le rapport insiste longuement sur cette dimension, sur les influences indiennes et chinoises et sur la nouvelle dynamique économique de la zone, avec un rôle très positif de la Chine depuis la crise de 1997.

Il s'attarde surtout sur les contentieux en mer de Chine méridionale (chaudron de l'Asie). Différents archipels et îles sont revendiqués en totalité ou en partie par la Chine, Taïwan, le Viêt Nam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. Les incursions civiles ou militaires chinoises sont de plus en plus fréquentes et tendent à l'établissement d'une juridiction effective notamment aux Paracels (Vietnam) et aux Spratleys (Philippines).

Les causes : la sécurité des approvisionnements et la maîtrise des lignes de communication, les ressources naturelles notamment énergétiques de ces 3,5 millions de km², mais aussi la maîtrise de l'espace maritime et aérien de la mer de Chine méridionale qui offre à la Chine une profondeur stratégique. C'est la seule mer le long des côtes de Chine à posséder des eaux profondes et à permettre un accès relativement aisé au Pacifique.

La mondialisation de l'économie est indissociable du trafic maritime. Rappelons-nous l'arrêt de production des usines des constructeurs automobiles français lorsque le tsunami au Japon en 2011 a détruit des usines de fabrication de certains composants électroniques. Or 90 % du commerce extérieur de la Chine et un tiers du commerce mondial traversent la région. Les risques terroristes, mais aussi la menace chinoise de remise en cause de la liberté de navigation pèsent sur la bonne santé de nos économies, sans compter les enjeux énergétiques et les implications stratégiques y compris pour la dissuasion nucléaire.

Les grands acteurs régionaux en tirent les conséquences : c'est le pivot américain vers l'Asie et la politique d'influence et de contrepoids de l'Inde (Look East Policy), avec une nouvelle dynamique des relations indo-singapouriennes.

L'ASEAN, elle, peine à définir son identité politique. De manière paradoxale, l'intégration de l'Asie se traduit par une course effrénée à l'adhésion dans de multiples organisations qui obère la possibilité d'une véritable intégration politique. L'ASEAN encourage ce mouvement notamment avec l'institutionnalisation de l'ASEAN +3 (Chine, Japon, Corée du Sud) et en ouvrant les organisations régionales au-delà du territoire asiatique, c'est l'idée même d'une réalité régionale qui s'effrite à force de dilution.

Le pilier politique de l'ASEAN est très peu développé, même s'il existe des coopérations comme dans la lutte contre la piraterie. En vérité l'organisation s'est construite autour du principe de neutralité dans les affaires politiques et se retrouve paralysée par le problème chinois, partenaire aussi indispensable que menaçant. Les grands pays comme Singapour et l'Indonésie jouent un rôle d'équilibristes entre leurs alliés chinois et américain et de modération des États agressés par la Chine (Vietnam, Philippines) en promouvant les apparences du dialogue et de la négociation d'un code de conduite qui n'aboutit pas. En revanche, les budgets d'armements sont en très forte augmentation partout.

C'est dans ce contexte mouvant, cette « coexistence combative », que la stratégie d'influence de la France doit être définie. L'Asie du Sud-est est enserrée entre trois partenariats stratégiques forts : ceux signé avec l'Inde, le Japon (la France vient de concrétiser un partenariat d'exception) et l'Australie. On notera que ce sont les pays de l'axe démocratique en Asie. À l'intérieur de ce triangle, la France dispose de 4 partenariats stratégiques : ceux formellement conclus récemment en juillet 2011 avec l'Indonésie, en novembre 2012 avec Singapour et en septembre 2013 avec le Vietnam ; et celui qui existe dans les faits avec la Malaisie.

Un véritable partenariat en matière de défense a été construit avec la Malaisie (plus de 50 % du marché) et Singapour (600 millions de chiffres d'affaires en 2013). Singapour est incontestablement un point d'appui stratégique en complément des bases dans l'Océan indien et dans le Pacifique, avec une relation dense autour de 4 axes : le dialogue stratégique bilatéral, l'accueil de l'école de chasse singapourienne sur la base aérienne 120 de Cazaux depuis 1998, ce qui en fait le seul pays au monde avec l'Allemagne à avoir une unité stationnée en France en permanence, la coopération opérationnelle dans le domaine de la sécurité maritime, la coopération technologique (6 frégates furtives, programmes de radio-logicielle, 2è partenaire de recherche).

Enfin, la protection des départements et collectivités d'outre-mer, la surveillance et la protection de la zone économique exclusive, imposent d'être en capacité de surveiller, prévenir et réagir en cas de menace, y compris militairement. Sur le plan stratégique, la France est le seul pays européen à disposer de forces partout dans la zone Indo-Pacifique. La France a un officier général de marine commandant de la zone maritime de l'océan Pacifique et les forces maritimes de l'océan Pacifique : ALPACI. La France entretient aussi en Asie du Sud-Est un réseau diplomatico-militaire étoffé.

Néanmoins, la France peine à disposer d'une visibilité en Asie du Sud-Est. Sa légitimité est questionnée : elle n'apparaît pas comme un partenaire économique d'avenir, son jeu d'alliances manque de clarté et son rayonnement culturel est assez faible auprès des nouvelles générations, même dans ses anciennes colonies. Le discours sur la France puissance régionale connaît un succès très modéré auprès de nos partenaires d'Asie du Sud-Est. D'abord, il est difficile de faire valoir que la France est en Asie car elle est dans le Pacifique. Ensuite, les enjeux de sécurité ont conduit à renforcer la présence française dans l'Océan indien et non dans le Pacifique. On pourrait croire que cet effort est perçu comme une contribution à la paix et la stabilité en Asie-Pacifique, mais il n'en est rien. L'Océan indien n'est pas l'Asie du Sud-Est.

Le ministre des Affaires étrangères a annoncé un pivot vers l'Asie qui doit comporter la définition d'une politique étrangère à l'égard de l'Asie du Sud-Est. Il s'agit d'abord d'assurer une visibilité et une crédibilité à la présence française sur les plans stratégiques et économiques.

Pour crédibiliser le discours sur la France puissance Indo-Pacifique, il convient d'abord de conférer une meilleure visibilité à la présence de la France aux portes de la région, en arrimant les territoires d'Outre-mer à l'Asie, notamment par le développement des outils numériques et des flux humains : économiques (mise en réseau), universitaires (rôle de l'Université du Pacifique en termes de mobilités étudiantes, professorales et de recherches conjointes) et touristiques (réimplantation d'Atout France avec cet objectif).

Il est aussi nécessaire de mieux communiquer sur la présence stratégique française en Asie-Pacifique, en s'appuyant notamment sur le document élaboré par le ministère de la Défense « La France et la sécurité en Asie-Pacifique ». Poursuivre les efforts diplomatiques pour convaincre que la France apporte une connaissance et une habitude de gestion des affaires du monde, de membre permanent du Conseil de sécurité, l'expérience de la gestion des crises et aussi une capacité autonome de renseignement.

L'architecture régionale de sécurité est complexe. La France doit maintenir en les affichant les objectifs d'intégration dans les organisations régionales de sécurité, y compris à moyen et long terme à l'ADMM +, qui réunit les ministres de la Défense. A court terme l'obstacle linguistique doit être contourné pour permettre l'adhésion à l'organisation de lutte contre la piraterie maritime ReCAAP qui ouvre des possibilités de coopérations pratiques. La France peut aussi utilement se positionner sur les coopérations en matière de sécurité « douce », notamment en participant au nouveau centre HADR de lutte contre les catastrophes naturelles, sur le modèle de la participation à l'IFC où la France dispose d'un officier de liaison.

Le dispositif français étant ce qu'il est, il conviendrait de l'ajuster pour développer une diplomatie humanitaire qui fait défaut et bien structurer, notamment, une diplomatie militaire d'échanges bilatéraux, des coopérations structurelle et opérationnelle (formation), des escales régulières dans les ports de la région, des partenariats logistiques. Les marges de progression sont importantes.

S'agissant de la diplomatie économique, nécessaire aussi pour exister sur le plan politique, plusieurs propositions sont formulées. D'abord, comme dans tous les émergents, il faut diversifier l'offre, capter les marchés de classes moyennes soucieuses de qualité et de sécurité, et répondre aux énormes besoins en infrastructures. L'offre française a un problème de compétitivité qui appelle un accompagnement financier et technique des projets : c'est la valeur ajoutée de l'AFD avec le financement dans la durée, mais aussi peut-être une réflexion à conduire sur un partenariat avec le Japon qui dispose de financements importants.

Les marchés d'Asie du Sud-Est ne sont pas simples et très divers. Il est opportun d'optimiser les ressources de l'équipe France et le dispositif de sélection des entreprises, surtout en région, en ciblant les entreprises qui ont déjà eu une expérience à l'export, en Europe notamment, et les entreprises sous-traitantes d'un contrat. Sensibiliser à la question de l'adéquation du marché. Une présence locale, en partenariat de préférence, une offre adaptée à la demande, une parfaite connaissance de l'environnement des affaires et des particularités de chaque pays sont indispensables.

Un dernier point me semble important : il s'agit des liens entre les milieux d'affaires français et des pays de la région, pour renforcer la présence française et accroître l'attractivité du territoire français pour les investissements en provenance d'Asie du Sud-Est qui sont appelés à augmenter dans les années qui viennent. Le fonds singapourien aujourd'hui doit être une cible, mais il faut aussi préparer l'avenir en identifiant et approchant les familles, les entreprises etc. susceptibles d'investir dans 10 ans. Les communautés biculturelles installées en France sont un atout et on pourrait utilement créer des entités de type conseils mixtes des affaires, adossés à nos partenariats stratégiques.

La diplomatie économique doit se déployer partout car il y des opportunités partout. Un représentant spécial a été nommé et c'est une bonne chose. Mais sur le plan politique, il faut garder à l'esprit le contexte stratégique. La position de neutralité bienveillante de la France dans les contentieux, avec le souci de renforcer son partenariat avec la Chine, sera-t-elle tenable à long terme ? La situation est incertaine, il faut conserver cette position autant que possible, mais être prêt à parer à toute évolution en réfléchissant au jeu d'alliances qu'on met en place. Les coopérations de défense nous engagent. C'est aussi parce que l'avenir est incertain et que les Etats ne veulent pas être enfermés dans le G2 (Etats-Unis-Chine) qu'il y a une place pour la France.

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