Monsieur Kader Arif, nous évoquons en effet ici l'islamisme, c'est-à-dire des musulmans qui considèrent que l'islam est aussi une expression politique – qui sont loin de représenter la majorité des musulmans français. Dans la région à laquelle on s'intéresse, en Égypte comme en Tunisie, les élections récentes ont démontré qu'une partie importante des musulmans adhérait à cette représentation. En Égypte, les islamistes au sens large – salafistes et Frères musulmans – ont remporté 70 % des suffrages. Si les élections avaient lieu aujourd'hui, le pourcentage serait certainement moindre, mais ne descendrait pas en-dessous de 40 %. Dans cette région, l'islamisme comme expression politique représente donc un facteur essentiel. C'est pourquoi nous souhaitons dissocier notre analyse de celle de la situation française où les mêmes questions se posent dans des termes très différents, même des groupes d'origine frériste y interprétant cette tradition intellectuelle autrement qu'en Égypte. Il est important de ne pas mélanger ces deux sujets : en tant que spécialiste du monde arabe, j'évite de m'exprimer sur l'islam de France afin de ne pas plaquer sur notre pays des grilles de lecture acquises ailleurs.
Je crois que cette classification est utile, même si tous les islamistes ne s'inscrivent pas nécessairement clairement dans l'une de ces trois familles. Une partie d'entre eux voient dans l'islam une expression politique, mais ne savent se situer entre le salafisme, les Frères musulmans et le djihadisme ; à l'exception des Frères musulmans – structure organisée dotée d'une hiérarchie –, on est loin des partis où l'on est encarté et auxquels on doit une loyauté inconditionnelle. Mais la classification fait apparaître la minorité active au sein des trois tendances, dont le militantisme a un effet d'entraînement sur les autres. Dans l'Égypte post-révolution, des intervenants Frères musulmans, salafistes et djihadistes venaient s'affronter dans les débats télévisuels ; on voyait alors clairement ces trois familles qui s'identifient elles-mêmes de manière distincte, portent un discours particulier, se disputent les unes avec les autres et cherchent à entraîner la masse des musulmans qui voudraient voir dans l'islam une expression politique et qui se demandent vers qui se tourner.
S'agissant des écoles du salafisme, j'en ai finalement distingué trois : le salafisme dominant, quiétiste ; un salafisme activiste, représenté par exemple par le parti Al-Nour en Égypte – quiétistes qui considèrent qu'entrer dans le débat politique peut les aider à défendre leurs intérêts comme mouvement de prédication, tout en restant concentrés sur l'islamisation des sociétés, le politique étant pour eux un moyen et non une fin ; les djihadistes, pris dans une logique révolutionnaire violente. Les sous-nuances doivent permettre d'aller jusqu'à cinq tendances, mais il s'agit d'un débat scholastique.
Dans le monde arabe, l'islamisme est une réalité que l'on est obligé de prendre en compte. On peut souhaiter que ces pays ressemblent à ce que nous voudrions qu'ils soient ; mais il faut aussi reconnaître l'existence d'un phénomène politique qui nous échappe. Les partis islamistes font des scores importants lors des élections ; toute démocratie dans le monde arabe devra donc les intégrer sous une forme ou une autre. C'est ce qui se passe – plutôt bien – en Tunisie, même s'il s'agit d'un pari fragile. Ennahda est un parti islamiste particulier qui a produit un socle théorique qui le distingue au sein même de l'islamisme politique des Frères musulmans. Les avancées qui le caractérisent ne se retrouvent pas chez les Frères musulmans d'Égypte – ce qui explique peut-être la plus grande difficulté de ces derniers à se couler dans le moule démocratique. Les islamistes doivent donc consentir un vrai effort, et le ministère des affaires étrangères, rappeler les conditions minimales de tout partenariat dans son dialogue avec des partis comme Ennahda. Cela dit, si l'on peut légitimement se demander si les Frères musulmans d'Égypte sont démocrates, la question vaut aussi pour les nassériens, sans parler des dirigeants actuels du pays ! L'Égypte connaissait ainsi une démocratie sans démocrates, le problème de la sincérité démocratique dépassant le seul camp des islamistes.
La concurrence entre Daech et Al-Qaïda – c'est-à-dire Jabhat al-Nosra en Syrie – relève d'une différence stratégique, les deux mouvances étant, comme le note monsieur Myard, dans une logique de guerre contre l'Occident. Ils se distinguent sur les moyens à adopter : établir une base permettant d'exporter la guerre ou bien mener la guerre afin d'établir une base. Ainsi, il y a deux semaines, ce n'est visiblement pas l'État islamique, mais Al-Qaïda au Yémen qui était à la manoeuvre. Cette concurrence aurait pu représenter une opportunité d'affaiblir les deux mouvements en jouant sur leurs rivalités ; en l'occurrence, elle renforce plutôt la menace puisque les deux groupes semblent se livrer à une compétition. Ainsi peut-on voir dans les événements récents l'expression d'une volonté d'Al-Qaïda de reprendre la main par rapport à un État islamique qui occupe le devant de la scène médiatique depuis six mois.
Le 30/06/2015 à 09:54, laïc a dit :
"Monsieur Kader Arif, nous évoquons en effet ici l'islamisme, c'est-à-dire des musulmans qui considèrent que l'islam est aussi une expression politique –"
Je ne vois pas comment on peut considérer l'islam comme autrement que politique dans la mesure où de nombreuses sourates du coran sont explicitement politiques, c'est-à-dire qu'elles définissent un mode opératoire pour les populations non musulmanes, qu'elles définissent également les lois que le musulman doit suivre, les finances publiques, etc... L'islam est par nature politique, c'est d'ailleurs tout ce qui rend impossible son intégration dans les sociétés laïques. La seule possibilité pour que l'islam cesse d'être politique, c'est qu'il renonce officiellement à toutes les sourates politiques et à toutes ses lois qui rendent le musulman, même très modéré en apparence, menaçant dès que l'ose s'y opposer. (Il faudrait alors que toutes les autorités musulmanes du monde se mettent d'accord pour revenir sur la violence de ces sourates, ce qui à mon avis est presque impossible). Dans le cas contraire, ce sera à l'Etat d'appliquer la censure sur toutes les sourates qui appellent à la violence et à la haine de l'autre. C'est ça l'Etat de droit, il ne recule pas devant les textes religieux pour protéger les citoyens.
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