Intervention de élie Barnavi

Réunion du 4 février 2015 à 16h00
Commission des affaires étrangères

élie Barnavi, historien, professeur à l'Université de Tel-Aviv, directeur du comité scientifique du Musée de l'Europe à Bruxelles :

Je vous remercie de m'avoir invité ici, madame la présidente, avec une collègue qui n'est pas vraiment une inconnue. Bien que nous ne l'ayons pas répété depuis longtemps, je peux dire que le numéro que nous proposons est assez au point ! (Sourires.)

Je vous remercie d'autant plus que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de m'exprimer devant la commission des affaires étrangères du Sénat, mais jamais devant celle de l'Assemblée nationale.

Mais ce sont des choses dures que j'ai à vous dire.

Pour avoir soutenu très utilement notre démarche, vous savez que nous avons lancé une pétition, signée par plus d'un millier de personnalités israéliennes, pour inviter les parlements nationaux de l'Union et le Parlement européen à reconnaître l'État palestinien. L'Assemblée nationale et le Sénat français nous ont entendus. Il faut désormais maintenir la pression pour éviter que cette initiative ne se perde dans le sable. Comme vous l'avez dit, madame la présidente, il s'agit bien de changer de méthode. Celle que nous suivons depuis Oslo – Israéliens et Palestiniens face-à-face avec un facilitateur qui ne facilite rien – a vécu. Il faut inventer autre chose et cette tâche revient à ce qu'on appelle, sans doute par antiphrase, « la communauté internationale » – en clair : les États-Unis et, je l'espère, l'Union européenne.

Je ne pense pas qu'il faille attendre grand-chose des élections israéliennes du 17 mars prochain. Les derniers sondages montrent que le Premier ministre Benjamin Netanyahou et son parti creusent l'écart avec les travaillistes. Le bloc de la droite, autour du Likoud, est donné nettement majoritaire. Si le Likoud arrive en première position, il n'aura aucun mal à constituer une coalition assez large.

Ce scénario est le plus probable mais rien n'est sûr en politique. Il n'est pas non plus impossible que les travaillistes d'Isaac Herzog l'emportent. Pour la question qui nous occupe, cela ne changerait pas grand-chose. En effet, dans l'état où elles sont sur le terrain, les parties au conflit ne parviendront pas seules à une solution.

Si vous nous enfermez, Mme Shahid et moi, dans une pièce, vous aurez un traité de paix en bonne et due forme en quelques jours. Car le modèle existe et nous le connaissons tous. Depuis vingt ans que nous négocions, nous avons fait le tour de tous les cas de figure possibles et imaginables. C'est simple : il suffit de tendre la main, de prendre sur l'étagère un des plans de paix, et l'affaire est faite !

En principe, les conditions sont idéales : il existe un consensus international absolu en faveur d'une solution raisonnable, les gouvernements se sont prononcés – toujours en principe – pour une telle solution et les opinions publiques, sur place, disent de manière récurrente qu'elles y sont prêtes.

Or rien ne se passe. On bute sur le mauvais vouloir et la faiblesse des gouvernements. Les Palestiniens sont gravement divisés. Le différend entre Gaza et Ramallah n'est pas simplement politique, il traduit une profonde divergence idéologique. Quant à la politique israélienne, elle est visiblement l'otage d'une minorité très idéologique et très bien organisée qui dicte l'ordre du jour national.

Si le centre-gauche l'emportait, il infléchirait le ton de cette politique mais n'aurait pas les moyens d'en modifier la substance, tant l'écart serait faible et la coalition branlante. Je ne le vois pas réussir là où Ehud Barak a échoué. En un sens, même, je me demande si ce ne serait pas un marché de dupes et s'il ne vaudrait pas mieux que Benjamin Netanyahou rempile. Un des drames du processus de paix du côté d'Israël est que les autorités ont toujours eu une « feuille de vigne » libérale : ce fut, pendant des années, Shimon Peres, qui a ensorcelé le monde entier – notamment la France, je peux en témoigner –, puis Tzipi Livni. Mon ami Isaac Herzog, qui est un gentleman, risque de jouer ce rôle à son tour. On dira alors qu'il y a un peu d'espoir, qu'il faut le laisser travailler… et il ne se passera rien ! Même si Netanyahou remporte les élections, il n'est pas exclu que Herzog et les siens acceptent d'être la « voix raisonnable » au sein d'une grande coalition qui, de toute manière, ne le sera pas.

Je le répète depuis des années, il ne faut rien attendre des protagonistes sur le terrain. Ce n'est pas d'eux que viendra la paix, sinon en ce sens qu'il faudra bien qu'ils signent et appliquent un traité. La paix sera imposée ou ne sera pas. Nous avons désespérément besoin d'un tiers qui fasse vraiment le travail là où les Américains ont échoué à le faire. Lorsque John Kerry est arrivé dans la région, j'ai dit et écrit que sa démarche n'aboutirait à rien. Il est condamné à un va-et-vient pathétique entre Jérusalem et Ramallah dès lors qu'il n'apporte pas un plan de paix américain en disant aux uns et aux autres : c'est à prendre ou à laisser ; si vous laissez – ce que vous pouvez faire puisque vous êtes souverains –, il y aura un prix à cela. Les Américains ne se sont jamais véritablement résolus à tenir ce langage, sauf dans des temps plus anciens, notamment à l'époque de George Bush père et de la conférence de Madrid avant que les choses, pour des raisons diverses, ne s'effilochent.

Si les Américains n'ont pas fait le travail, qui pourra le faire ? Les Américains, évidemment, mais il faut les y contraindre ! Et il me semble que la situation est mûre : ils ne demandent pas mieux. Bien qu'il ait mis la question du Proche-Orient à l'ordre du jour dès le début de son premier mandat, Barack Obama n'a pas su s'y prendre. Vous connaissez les obstacles auxquels il a été confronté. Aujourd'hui, libéré des contraintes électorales, il a retrouvé son mordant, par exemple au sujet de Cuba ou de l'immigration. L'homme veut laisser une griffe sur le visage de l'Histoire et mériter enfin le prix Nobel qu'il a reçu par anticipation peu après son entrée en fonction. Je ne pense pas qu'il ait passé la question Proche-Orient par profits et pertes.

Il y a donc moyen d'agir avec les États-Unis. Pour cela, il faut que l'Europe s'organise. Malheureusement, l'Europe n'existe pas beaucoup – j'essaie d'être courtois – sur la scène internationale. Elle parle d'une seule voix dans un seul domaine, celui du commerce. Partout ailleurs, elle est en ordre dispersé. C'est particulièrement le cas au Proche-Orient : certains États membres sont plus audacieux que d'autre, mais l'Europe n'est pas présente en tant qu'entité. Il faut l'y pousser.

L'initiative que j'évoquais au début de mon propos s'inscrit dans ce contexte. Naturellement, les résolutions parlementaires européennes ne suffiront pas à faire émerger un État palestinien viable. Il faut cependant créer une masse critique pour mettre fin à cette sorte de jeu à somme nulle.

Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, l'alternative est en effet la violence, mais avec cette particularité que la terre où doit s'installer l'État palestinien souverain est grignotée presque quotidiennement. Si cette situation perdure, il n'y aura plus d'endroit où créer cet État. Alors – je parle en tant que patriote israélien et en tant que sioniste –, au-delà de la question de la justice à laquelle le peuple palestinien, comme tout peuple sur terre, a droit, il y va de la survie de l'État d'Israël. Si la solution à deux États n'est plus possible, la solution restante sera la solution à un seul État, laquelle débouchera soit sur la guerre civile, soit sur l'apartheid. Soit on donne les mêmes droits à chacun, et l'État d'Israël ne sera plus celui où le peuple juif a vocation à être une entité souveraine ; soit on ne donne pas les mêmes droits à chacun, et l'on établit un régime d'apartheid. L'accusation d'apartheid que l'on fait aujourd'hui à Israël est évidemment fantasmagorique, dépourvue de sens, mais cela nous pend au nez ! L'apartheid n'est pas quelque chose que les gens portent dans leur ADN. Rappelons que l'ancien régime sud-africain est issu de la société la plus tolérante de l'Occident. C'est la situation qui engendre ce genre d'évolution.

D'une certaine manière, nous demandons qu'il soit porté assistance à des peuples en péril. L'Europe, la France et les États-Unis ont une responsabilité historique. Ils doivent nous aider à nous sortir d'une situation inextricable qui ne peut apporter que du malheur pour tout le monde.

Encore que la situation ne soit pas tout à fait symétrique : si les Palestiniens souffrent davantage que les Israéliens, ils sont paradoxalement mieux lotis que nous car ils ont plus de temps. Ils ont pour eux l'Hinterland, la démographie. Si nous ne résolvons pas notre problème, nous sommes exposés à plus de risques qu'eux. De plus en plus de responsables palestiniens, y compris parmi les plus modérés, le savent. Sari Nusseibeh, par exemple, affirme ne plus croire à la solution à deux États et revendique les droits de citoyen pour les Palestiniens. Vous imaginez ce que cela signifierait pour l'État juif !

Je vous invite donc avec chaleur et insistance à poursuivre l'effort engagé. Je ne comprends pas les raisons de la pusillanimité européenne. Je ne comprends pas non plus nos amis allemands qui, sous le prétexte des relations spéciales que l'Histoire leur a imposées avec nous, travaillent contre nos intérêts. S'ils ont des devoirs particuliers envers l'État d'Israël, qu'ils le prouvent en l'aidant à se sortir de cette situation ! Même chose pour les Américains : les amis ne sont pas là où ils devraient être, les ennemis ne sont pas forcément ceux auquel on pense. Tout cela est d'une extrême confusion, alors que la situation est claire : nous avons tous désespérément besoin d'un État palestinien viable aux côtés de l'État d'Israël.

Un dernier mot sur l'initiative arabe de paix engagée il y a treize ans. Je suis arrivé à l'âge de raison politique dans un pays où l'on ne cessait de répéter que, le jour où le moindre leader arabe dirait la chose la plus vague sur l'éventualité d'une reconnaissance de l'État d'Israël, nous nous précipiterions pour saisir la main tendue. Et Dieu sait que la main était tendue en 2002, avec la perspective non seulement d'un traité de paix mais aussi d'une normalisation ! Non que tous les gouvernements arabes fussent devenus sionistes, mais parce qu'ils avaient compris qu'il fallait mettre fin à l'affrontement et faire la paix avec Israël pour faire face aux menaces surgissant de toute part dans la région. Or il n'y eut aucune réaction de votre part, comme si nous ne vous avions jamais rien proposé !

Je crois donc qu'il faut ressusciter l'initiative arabe. Une des fautes diplomatiques les plus graves du président Clinton a été de ne pas impliquer le monde arabe à Camp David et de laisser Arafat seul. Comment reprendre cette initiative, avec qui ? C'est un autre débat…

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