Intervention de Leïla Shahid

Réunion du 4 février 2015 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Leïla Shahid, ambassadeur, chef de mission de la Palestine auprès de l'Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg :

Je suis très heureuse de revenir, dix ans après, devant votre commission. Les Français ont toujours joué un rôle très important au Proche-Orient et doivent continuer à le jouer.

Je commencerai par vous remercier d'avoir pris l'initiative de cette résolution invitant la France à reconnaître l'État de Palestine. Il reste maintenant à votre pays à prendre une position officielle, à l'instar de la Suède.

Que pourrais-je vous dire que vous ne sachiez déjà ? En tout cas, je partage le diagnostic de mon ami Élie Barnavi concernant l'aspect diplomatique de la question : la solution, nous la connaissons tous ! Ce conflit existe depuis soixante-six ans, ses effets se font sentir jusqu'à Paris, Londres, Rome. Y a-t-il aucun autre conflit au monde dont on connaît aussi bien la solution sans avoir le courage de la mettre en oeuvre ?

Le pronostic d'Élie Barnavi pour les élections israéliennes m'inquiète un peu. Mais il en va ainsi de la démocratie et nous n'avons qu'à tenir compte de ce que la majorité israélienne souhaitera le 17 mars.

Je voudrais pour ma part insister sur le changement radical du contexte régional depuis les années où j'étais en poste à Paris. Ce changement, seule une autruche pourrait refuser de voir ! Certes, le conflit israélo-arabe ne s'est jamais limité aux frontières de la région. Il ne s'agit pas d'un affrontement entre deux armées ou deux États à propos de kilomètres carrés ou de frontières, mais d'un conflit existentiel qui a un impact considérable sur les communautés qui s'identifient à l'un ou à l'autre des deux protagonistes. C'est un conflit qui intéresse toute la Méditerranée. À l'heure où vous prenez la présidence de la fondation Anna Lindh, madame la présidente, vous savez bien qu'il est impossible de faire avancer le magnifique projet de l'Union pour la Méditerranée s'il n'y a pas de paix entre Israéliens et Arabes, d'autant que les représentants palestiniens ne bénéficient pas d'une réelle équité au sein de cette instance.

Le grand changement, c'est que l'on a assisté depuis 2011 au réveil des sociétés civiles du monde arabe : Tunisie, Syrie, Yémen, Libye, Égypte… Ces révoltes citoyennes ont notamment mobilisé les jeunes et les femmes, ce que l'on n'avait pas vu depuis les mouvements d'indépendance. Dans la plupart des cas, elles ont échoué. Sauf peut-être en Tunisie, les personnes qui ont accédé aux responsabilités ne sont pas celles qui ont mené la révolte.

Ces échecs et ces frustrations ont alimenté la montée des mouvements islamistes les plus violents. Ces mouvements, il faut avoir le courage de le dire, sont le résultat de la politique désastreuse mené par les Américains en Afghanistan et en Irak. Ce sont bien les États-Unis qui ont fabriqué Ben Laden et Al-Qaïda pour combattre les communistes en Afghanistan. Ce sont eux qui ont mené la guerre contre l'Irak en prétextant l'existence d'armes de destruction massive. En dépeçant ce pays entre tribus kurdes, chiites et sunnites, ils ont ouvert une boîte de Pandore. La crise s'est étendue à la Syrie. Ce qui se passe dans cette région pourrait être qualifié d'« Erasmus » des militants islamistes violents. Ils viennent du monde entier, notamment de France et de Belgique, pour recevoir une formation militaire avant de revenir commettre des attentats qui contre un supermarché juif, qui contre un journal, qui contre un musée juif – et il est à craindre que cette liste ne s'allonge encore !

C'est un contexte qui donne le vertige tant il est inquiétant pour tout le monde. Des puissances régionales s'efforcent de tirer les ficelles dans tel ou tel sens, apportant des financements pour servir leurs intérêts qui, forcément, sont très restreints. Mais la question palestinienne, qu'on le veuille ou non, garde sa centralité. Elle n'a rien à voir avec le terrorisme islamiste ou avec l'antisémitisme de ceux qui ont perdu le nord, mais elle reste le coeur des relations géopolitiques, historiques et stratégiques de la région. L'État israélien est né de ce qui a été, dans votre Seconde Guerre mondiale, un terrible génocide poussant les gens à venir chercher une terre promise, et ce aux dépens des Palestiniens qui, comme les Syriens, les Libanais, les Marocains ou les Tunisiens, attendaient alors leur indépendance. Cette contradiction est profondément ancrée dans l'Europe et dans le sud de la Méditerranée.

La non-résolution de ce conflit, on ne peut l'ignorer, s'ajoute à toutes les violences que nous vivons. Personnellement, je crois que l'horreur des actes perpétrés par Daech, Al-Qaïda, Al-Nosra et autres n'a pas de racines profondes dans nos sociétés. Certes, ces organisations existent et continueront d'exister pendant quelque temps. Cependant, née Palestinienne au Liban, mariée à un citoyen marocain, ayant vécu dans tous ces pays, je ne pense pas que la déformation totale du rapport à l'islam et la violence prônées par de tels mouvements trouvent un écho ou une empathie dans la population. Pour autant, la réponse ne peut être que sécuritaire. Former une coalition militaire et bombarder les islamistes ne suffit pas. Il faut aussi apporter une réponse politique à la crise que traverse la région.

Or, comme le dit mon ami israélien, la réponse nous est servie sur un plateau : c'est la solution à deux États. Il ne s'agit même pas, pour nous, de demander 50-50. Nous revendiquons 22 % du territoire et avons reconnu Israël dans les 78 % qui restent. Mais voilà vingt-cinq ans que nous négocions sans succès ! Le tête-à-tête a échoué. Continuerez-vous à nous regarder échouer pendant vingt-cinq ans de plus ou essaierez-vous de faire quelque chose ?

Le temps n'est plus au politiquement correct et à la diplomatie qui arrondit les angles ! L'Europe, premier soutien des Palestiniens en matière d'infrastructures et d'aide au développement, premier partenaire commercial, technologique, scientifique et militaire d'Israël, a échoué en tant qu'acteur politique. Comme l'a dit Élie Barnavi, elle n'assure pas un avenir au peuple israélien. Aller tous les cinq ans à la guerre, ce n'est pas un avenir pour Israël ! Pour notre part, malgré tous nos efforts, malgré la renonciation à la violence et à la lutte armée, nous continuons de reculer.

Je joins donc ma voix à celle d'Élie Barnavi pour souligner cette urgence vitale, y compris pour vous. La tragédie de Charlie Hebdo et du supermarché casher, celle de Toulouse, celle du musée juif de Bruxelles, sonnent comment un tocsin. Elles doivent réveiller les esprits de ceux qui peuvent décider. Il nous est évidemment impossible de décider pour vous, mais la France a un rôle primordial à jouer au sein de cette Europe qui n'existe pas encore. En politique étrangère, l'Europe ne s'exprime pas d'une seule voix. Il suffit que le plus petit des États signifie son désaccord pour entraver toute action.

C'est dire toute l'importance de l'initiative française au Conseil de sécurité, de concert avec des États européens qui pèsent, pour engager un processus de paix qui, cette fois-ci, peut aboutir.

Le monde arabe est sur une ligne de crête. Il peut basculer dans la violence, le ressentiment et la haine. Toute l'horreur à laquelle nous avons assisté ces derniers mois, certains vont jusqu'à dire qu'elle est compréhensible parce qu'il y a deux poids deux mesures. Cette perte de repères n'affecte pas seulement vos banlieues, on l'observe aussi chez nous, où des gens sont descendus dans la rue, où l'on a critiqué mon président pour avoir participé à la manifestation de solidarité avec la France.

Nous ne pouvons pas attendre que les Européens se retrouvent par miracle d'accord à vingt-huit sur une même politique étrangère. Et les Américains sont loin, ils peuvent se permettre l'attentisme. Je ne sais pas si l'on doit encore espérer que Barack Obama, dans les deux années qui lui restent, fasse ce qu'il n'a pas fait en un mandat et demi. L'Europe, en revanche, le peut, et certains aux États-Unis aimeraient la voir travailler avec eux au Conseil de sécurité ou dans une diplomatie parallèle.

Quoi qu'il en soit, nous connaissons autant les paramètres que les solutions. Nous pouvons aussi compter sur beaucoup de gens parmi la société et les élus des deux côtés. Le secrétaire général de la Ligue arabe est un juriste qui serait très heureux de participer à un tel processus. J'espère que nous ne gâterons pas l'occasion. Après dix ans passés à Bruxelles, j'ai appris que l'Union européenne est aussi menée par ceux qui ont l'ambition d'avoir une politique étrangère. La France a toujours eu cette ambition. Puisse-t-elle prendre l'initiative, et permettre à d'autres pays européens d'y contribuer !

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