Madame la présidente, monsieur le ministre de la défense, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission de la défense, mesdames et messieurs les députés, je veux d’abord remercier la délégation parlementaire au renseignement d’avoir pris l’initiative d’organiser ce débat et d’avoir souhaité qu’au terme de ses travaux, nous puissions discuter avec elle des orientations que nous devons fixer ensemble en matière de renseignement.
Je salue le travail de la délégation et de l’ensemble de ses membres. Je veux dire également au président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, à quel point le Gouvernement est sensible aux travaux qu’il a engagés sur ces questions depuis de nombreux mois, en liaison avec M. Verchère, mais pas seulement. Bien entendu, nous tiendrons le plus grand compte des conclusions des travaux qui ont été conduits, lorsqu’il s’agira à la fois de conforter nos services et de définir le contenu du projet de loi sur le renseignement, dont le Premier ministre a annoncé qu’il serait déposé au Parlement sans tarder.
Après avoir écouté avec beaucoup d’attention l’ensemble des orateurs, j’apporterai quelques éléments de réflexion sur les défis auxquels nous sommes confrontés, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.
Je veux d’abord souligner la légitimité de la demande exprimée par les députés de voir le Parlement pouvoir exercer un contrôle plus sérieux sur les activités des services de renseignement. J’approuve parfaitement les propos du président de la commission des lois : les services de renseignement sont des services publics à part entière davantage qu’ils ne sont entièrement à part. À ce titre, conduisant des politiques publiques, ils doivent faire l’objet d’un contrôle tout à fait légitime de la part du Parlement. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les travaux de la délégation parlementaire au renseignement. Je confirme que nous sommes tout à fait disposés à faire en sorte que le Parlement dispose de tous les renseignements sur l’activité de ces services qu’il est en droit d’attendre, au regard de ses prérogatives de contrôle de l’activité du Gouvernement et de l’administration.
Je veux aussi insister sur la nécessité de compléter les dispositifs existants pour permettre à ces services d’agir. Le président Urvoas, Patricia Adam et l’ensemble des orateurs des groupes qui se sont exprimés à cette tribune ont indiqué que la loi définissant les conditions de mise en oeuvre des interceptions de sécurité avait été adoptée en 1991, dans un contexte technologique très différent de celui qui prévaut aujourd’hui. En 1991, on n’observait pas le développement du numérique que nous constatons actuellement, avec toutes les contraintes que cela peut d’ailleurs comporter dans la lutte contre le terrorisme. Il n’existait pas non plus de système de télécommunication fondé sur l’utilisation de téléphones portables, avec la possibilité d’utiliser les technologies de télécommunication pour échapper à la surveillance que les services exerçaient jusqu’alors de façon efficace.
Compte tenu de ces évolutions, nous devons adopter de nouvelles dispositions législatives qui nous permettront d’être plus efficaces dans la lutte contre le terrorisme. À travers le projet de loi que j’ai évoqué, le Gouvernement poursuit un objectif assez simple : permettre à nos services d’être plus efficaces, dans le cadre d’un contrôle accru de leur activité – plus d’efficacité, plus de moyens, c’est aussi plus de contrôles. Il s’agit aussi de donner un cadre légal à l’activité de ces services, de sorte que les agents ne se trouvent pas exposés à des risques à caractère pénal. C’est aussi une bonne manière de garantir que les services pourront être efficients : le respect systématique de la règle de droit est, pour eux, une manière d’être efficaces.
Enfin, je veux insister sur des sujets très stratégiques qui ont été évoqués par l’ensemble des orateurs et qui concernent la lutte contre le terrorisme. Je ne dirai rien de plus sur le projet de loi sur le renseignement, parce qu’une réflexion est en cours et qu’elle doit aussi être conduite en liaison avec le Parlement. Par-delà ce projet de loi, je veux vous présenter les moyens dont nous entendons doter les services pour faire face au risque terroriste tel qu’il se présente à nous.
Ce risque est très différent de celui auquel nous avons dû faire face au cours des dernières décennies. Dans les années 1990, les terroristes appartenaient à des cercles extraordinairement fermés. Ils intervenaient en nombre limité, à partir de pays identifiés ; ils frappaient le territoire national ou européen avant de le quitter. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une tout autre réalité.
Toutes les enquêtes réalisées par les services dépendant du ministère de l’intérieur montrent qu’internet est à l’origine de 90 % des cas de basculement d’un individu dans des activités terroristes. C’est dire l’importance du vecteur numérique dans le fait terroriste ! C’est un phénomène très important, qui nous a conduits à prendre des décisions au mois de novembre et nécessite de compléter l’arsenal de mesures dont nous disposons pour être plus efficaces.
Au-delà de ces éléments numériques, on observe une porosité de plus en plus grande entre la petite délinquance et le grand terrorisme. Il suffit d’examiner le cas d’Amedy Coulibaly, l’auteur de l’attentat de l’épicerie Hyper Cacher. Parmi la douzaine de complices interpellés, mis en garde à vue et, pour un certain nombre d’entre eux, mis en examen voire placés en détention, un très grand nombre d’individus ne savaient pas à quoi ils collaboraient, mais étaient des acteurs de la petite délinquance. Ils ont procédé à l’acquisition et à la revente de véhicules, puis, avec le produit de cette revente, à l’achat d’armes à l’extérieur de nos frontières, le tout en voulant participer à une opération à caractère criminel dont ils ne connaissaient pas nécessairement l’objectif final.
Il existe donc une porosité entre la petite délinquance et le grand terrorisme. Cette porosité résulte des réseaux qui se constituent au sein de la délinquance de banlieue, mais aussi de la fréquentation en prison d’un certain nombre de personnes radicalisées, qui peut conduire au basculement de la petite délinquance vers le terrorisme. Coulibaly et les frères Kouachi sont emblématiques de ce phénomène, puisqu’ils ont fréquenté en prison un certain nombre de grands terroristes, comme Smaïn Ait Ali Belkacem, ce qui a entraîné leur radicalisation et leur basculement de la petite délinquance au terrorisme.
Enfin, la croissance du nombre d’acteurs concernés est exponentielle. Le nombre d’individus liés à des opérations terroristes, notamment en Irak et en Syrie, a augmenté de plus de 120 %. La catégorie des combattants étrangers est constituée de près de 1 280 personnes et se décompose de la manière suivante : 580 individus se sont rendus sur le théâtre des opérations ou en sont revenus ; environ 380 individus se trouvent encore en Irak ou en Syrie, tandis que 200 en sont revenus. 200 personnes ont exprimé le souhait de s’y rendre. Environ 185 personnes se trouvent quelque part entre la France et la Syrie, dans des pays de l’Union européenne. À ces individus, il faut ajouter 430 cibles dormantes liées à des grandes organisations internationales terroristes comme Al-Qaida et un millier de petits délinquants ou d’internautes provoquant au terrorisme ou appelant à la haine raciale.
Au total, nous comptons donc environ 3 000 cibles, d’intensité différente, qui ne sont pas toutes susceptibles de passer à l’acte, mais appartiennent toutes à un réseau d’acteurs radicalisés, appelant ou provoquant au terrorisme. Or la direction générale de la sécurité intérieure compte 3 100 agents, tandis que le nombre d’agents au sein du service central du renseignement territorial a fortement diminué.
Ces trois facteurs – la puissance du vecteur numérique, la porosité entre petite délinquance et grand terrorisme, l’augmentation exponentielle du nombre d’individus concernés – nous appellent à relever de nouveaux défis concernant l’organisation de nos services de renseignement, que je veux évoquer rapidement.
Le premier défi est humain. Comme l’ont indiqué le Premier ministre et le Président de la République, si nous n’armons pas nos services pour leur permettre d’effectuer le travail qui leur incombe, nous aurons beaucoup de mal à être efficaces dans la lutte contre le terrorisme. La suppression de 6 000 postes dans la gendarmerie et de 7 000 postes dans la police entre 2007 et 2012 a contribué au désarmement important des collecteurs du renseignement dans les territoires. Malgré les efforts accomplis au sein de la direction générale de la sécurité intérieure pour créer 432 postes dans le cadre du budget triennal 2013-2016, malgré la volonté réaffirmée par le Premier ministre et concrétisée par l’affectation, dans ce même budget triennal, de 12 millions d’euros par an à la direction générale de la sécurité intérieure, nous aurons des difficultés en l’absence d’effort supplémentaire.
Nous avons décidé de faire cet effort. Jacques Myard ou François de Rugy a demandé comment il allait être décliné. Je veux vous répondre précisément. Parmi les 1 400 agents supplémentaires affectés aux services de renseignement, 500 iront à la direction générale de la sécurité intérieure et 500 seront affectés au renseignement territorial – 150 pour la gendarmerie, 350 pour la police. Par ailleurs, 100 emplois supplémentaires seront créés au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris. Au sein de la direction centrale de la police judiciaire, 106 nouveaux emplois seront consacrés à la lutte contre la cybercriminalité, ainsi qu’à la surveillance et à la lutte contre un certain nombre d’organisations du crime parfois liées au terrorisme. Enfin, nous augmenterons de plusieurs dizaines d’unités les effectifs de la police de l’air et des frontières, afin d’absorber l’effet PNR, ainsi que ceux du service de protection des personnalités, car un certain nombre de cibles particulièrement vulnérables ou susceptibles d’être atteintes justifient la mise en place d’une protection particulière. Voilà donc comment se répartissent les 1 400 emplois que j’ai évoqués.
À ces 1 400 emplois s’ajouteront des moyens budgétaires supplémentaires. Le Premier ministre a décidé de réaliser un effort de 233 millions d’euros en faveur des services du ministère de l’intérieur. Cet effort permettra d’investir dans des moyens dont les services de renseignement ont absolument besoin pour faire leur travail correctement.
S’agissant d’abord des infrastructures et applications informatiques qui existent déjà dans le respect des dispositifs législatifs et réglementaires en vigueur, nous devons disposer de fichiers qui fonctionnent et de systèmes de connexion des fichiers efficaces. Je pense notamment au système de circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés, CHEOPS, mais aussi à toutes les infrastructures et applications du ministère de l’intérieur qui ont pâti d’un sous-investissement. Sur les 233 millions d’euros que j’ai évoqués, 89 millions seront investis pour moderniser les infrastructures et applications du ministère de l’intérieur, afin d’être efficaces dans la lutte contre le terrorisme.
Par ailleurs, nous avons décidé d’acquérir des véhicules supplémentaires, qui viendront s’ajouter aux 2 000 véhicules par an par force.
Enfin, de nouveaux moyens numériques permettront aux services de police et de gendarmerie, y compris aux services du renseignement territorial, d’être outillés pour faire face à la réalité nouvelle.
Je terminerai mon intervention par quelques mots sur le Conseil européen de Riga, qui sera consacré à la lutte contre le terrorisme. Nous aurons à traiter d’un certain nombre de questions qui concernent directement les sujets dont nous parlons aujourd’hui, car des décisions prises à Riga dépendront l’efficacité et les résultats des services de renseignement. Je veux essentiellement aborder trois sujets.
Le premier concerne le PNR européen. Je sais que ce sujet fait l’objet de nombreuses divergences d’appréciation entre les différents groupes de cette assemblée, et c’est bien normal, dans la mesure où l’objectif poursuivi par le PNR dans le cadre de la lutte contre le terrorisme peut susciter des questions relatives à la protection des données personnelles. Ce débat n’est pas mauvais : nous devons l’ouvrir et répondre aux questions posées. Je veux apporter deux éléments de réponse.
Premier élément : sans PNR, nous sommes désarmés. Il est faux de dire que le PNR réglera tout, puisqu’il ne permettra pas de procéder à des opérations de prévention de la radicalisation, de déradicalisation en prison ou de surveillance sur le terrain, dans nos villes et nos campagnes, où un certain nombre de signaux faibles doivent être détectés.
Mais si nous n’avons pas de PNR, nous laisserons passer à travers les mailles du filet un certain nombre de grands terroristes, qui peuvent frapper à tout moment. Je vais prendre un exemple très concret : Mehdi Nemmouche a quitté la France, après être sorti de prison, pour s’engager sur le théâtre d’opérations terroristes en Irak et en Syrie, puis est revenu par Francfort, après être passé par l’Asie du sud-est. Il est évident que, compte tenu des règles de Schengen – c’est-à-dire de l’existence de contrôles non systématiques dans les aéroports de l’Union européenne – et en l’absence d’un PNR qui permettrait un signalement – en l’occurrence, les réservations de billets avaient eu lieu très en amont de son parcours – aux différentes polices et aux différents services le long du trajet emprunté, il est très difficile pour les services de justice d’enclencher des mandats d’arrêt internationaux, et pour les services de police de procéder à l’arrestation au moment du franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne.
Les données de l’Advanced Passengers Information System, pas plus que le système d’information Schengen, ne permettront à eux seuls d’atteindre l’objectif assigné en l’absence de PNR. J’insiste sur le fait que le PNR n’est pas un outil permettant de tout régler ; mais c’est un instrument qui nous manque dès lors que l’on veut être totalement efficient dans le rétablissement de la traçabilité du parcours des terroristes susceptibles de franchir à plusieurs reprises les frontières extérieures de l’Union européenne.
La deuxième chose que je voudrais dire à propos du PNR est qu’il est possible d’en retirer le bénéfice tout en étant protecteur des données individuelles. Comment faire ? Premièrement, je pense qu’il est important de consacrer cet outil simplement à ce pour quoi nous en avons le plus besoin, c’est-à-dire à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Deuxièmement, il est possible d’établir ce que l’on appelle une « liste blanche » des personnes qui ont été contrôlées indûment au moyen de cet outil, de manière à ce qu’elles ne le soient pas une seconde fois. Troisièmement, il est très possible que le service à compétence nationale qui aura en charge la gestion des données personnelles qu’il aura récoltées dans le cadre du PNR se voie soumis à des règles déontologiques solides, concernant tant le recrutement des personnes y travaillant et le dirigeant que ses règles de fonctionnement.
Pour convaincre les députés européens, j’ai remis ces propositions – neuf en tout – à la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, après avoir rencontré la délégation française. J’espère que, par ce biais, nous trouverons un chemin permettant de concilier sécurité et protection des données.
Deuxième sujet : Schengen. Aujourd’hui, le code Schengen permet à chaque pays d’effectuer des contrôles sur son territoire, mais il n’impose pas de contrôle obligatoire dans chacun des pays de l’Union européenne au moment du franchissement des frontières extérieures. Il est évident que si un pays se livre seul à des contrôles en interrogeant le système d’information Schengen au moment du franchissement des frontières extérieures dans les aéroports, les terroristes, qui sont malins, iront prendre l’avion ailleurs et arriveront dans d’autres aéroports que ceux dans lesquels ces contrôles sont systématiquement opérés. Il est donc indispensable que ces contrôles s’effectuent de façon obligatoire, ou, à défaut, systématique et coordonnée, entre les pays de l’Union européenne. Telle est la deuxième demande qui a été formulée à l’occasion du Conseil européen, et qui a déjà été actée par la déclaration des ministres de l’intérieur du conseil « justice et affaires intérieures ».
Troisième sujet : internet. Nous avons eu de nombreux débats avec les parlementaires au moment du vote de la loi du 13 novembre 2014. Le principal débat portait sur la question suivante : pourquoi ne bloque-t-on pas les sites internet après décision du juge judiciaire ? Pourquoi le fait-on dans le cadre des pouvoirs de police administrative ? Et pourquoi ne consacre-t-on pas la neutralité d’internet, qui est, aux yeux de certains, un espace de liberté d’expression absolue, principe auquel on ne pourrait souffrir aucune concession ni aucun manquement ? J’apporterai plusieurs éléments de réponse.
Premièrement, quand 90 % de ceux qui basculent le font par internet, la question de savoir comment on réagit face aux blogs et aux sites qui appellent et provoquent au terrorisme est, à l’évidence, un sujet majeur.
Deuxièmement, s’agissant de la pédopornographie, nous avons pris les mesures réglementaires nécessaires : je ne vois pas au nom de quoi nous ne le ferions pas contre le terrorisme, compte tenu des crimes extrêmes et de la barbarie d’un certain nombre d’images qui sont diffusées.
Enfin, la communication sur internet fait l’objet d’une sophistication de plus en plus importante, notamment par la cryptologie, ce qui place nos services devant des difficultés croissantes pour savoir ce qu’il se passe sur le darknet, autrement dit l’internet que l’on ne voit pas. C’est la raison pour laquelle nous avons autorisé nos services, dans le cadre de la loi du 13 novembre 2014, à intervenir sur internet sous pseudonyme, de manière à pouvoir gérer les comportements d’un certain nombre de terroristes.
À mon avis, il faut que nous ayons, au plan européen, la même directive que celle dont nous disposons sur la pédopornographie, de manière à avoir un cadre législatif européen permettant aux États de l’Union européenne, en liaison avec les États-Unis, d’engager un dialogue équilibré avec les grandes majors d’internet. Si nous avons tout cela, nous aurons fait oeuvre utile contre le terrorisme. Mais vous verrez que, pour avoir tout cela, il faudra débattre longtemps, que cela n’ira pas de soi, que nous aurons de sains débats démocratiques.
Je souhaite que ces débats soient pour nous tous l’occasion de trouver la bonne articulation entre le principe de sécurité et de protection que l’on doit aux Français et le principe de responsabilité dans l’affirmation des libertés individuelles et collectives, auxquelles je sais le Parlement très attaché.