Une part importante de la crise du logement que connaît notre pays a été attribuée à une évolution des modes de vie et des pratiques en matière d'habitat, qui se sont transformés de façon accélérée au cours des dernières années. Ces évolutions ont aussi bien affecté les sédentaires que les personnes qu'il est convenu d'appeler « gens du voyage ». Cette appellation, d'origine administrative, a été retenue par le législateur pour désigner une catégorie de la population caractérisée non pas par une appartenance ethnique, mais par un mode de vie spécifique : l'habitat traditionnel en résidence mobile. Parfois qualifiés, à tort, de « Tsiganes », les gens du voyage sont, dans leur très grande majorité, de nationalité française. Ils se distinguent ainsi des Roms, migrants de nationalité étrangère, principalement venus d'Europe centrale et orientale, mais sédentaires dans leurs pays d'origine.
La France est l'une des rares nations à avoir adopté une législation consacrée à l'accueil des gens du voyage. La loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage, dite « loi Besson », a cherché à établir un équilibre entre les droits et les devoirs réciproques des gens du voyage et des collectivités territoriales afin de favoriser une cohabitation harmonieuse de différentes populations sur le territoire national. Cette loi impose aux collectivités territoriales une obligation d'organisation de l'accueil des gens du voyage, tout en leur permettant, en contrepartie, de recourir à des mesures renforcées de lutte contre les stationnements illicites des gens du voyage.
Cependant, la mission d'information chargée, sous la précédente législature, d'évaluer ce dispositif, que votre rapporteur a eu l'honneur de conduire en compagnie de nos collègues MM. Charles de La Verpillière et Dominique Raimbourg, a constaté que la loi du 5 juillet 2000 n'était plus vraiment adaptée aux réalités évolutives des modes de vie de la population concernée. Comme l'avait rappelé devant la mission M. Louis Besson lui-même, secrétaire d'État au logement dans le gouvernement de M. Lionel Jospin, deux questions ne se posaient pas avec la même acuité en 2000 : celle des terrains familiaux et celle des « grands passages ».
Il faut y voir les conséquences d'une importante évolution des pratiques de déplacement : une part croissante des gens du voyage tend à se sédentariser, partiellement ou complètement, et à ne plus se déplacer qu'à l'occasion de rassemblements traditionnels ou cultuels massifs, généralement au cours de la saison estivale, vers lesquels des convois de plusieurs dizaines de caravanes convergent. Parallèlement la sédentarisation s'opère dans des conditions précaires et sur des terrains qui, pour la plupart, n'ont pas été aménagés à cette fin.
À partir du constat établi par la mission d'information sur l'accueil et l'habitat des gens du voyage et par les autorités publiques qui ont évalué la politique d'accueil des gens du voyage – M. le sénateur Pierre Hérisson, président de la Commission nationale consultative des gens du voyage, a remis au Premier ministre, en 2008 et 2011, deux rapports successifs ; le Conseil général de l'environnement et du développement durable, en octobre 2010, et la Cour des comptes, en octobre 2012, ont fait de même – votre rapporteur, MM. Charles de La Verpillière, Jacques Lamblin et une cinquantaine de nos collègues estiment qu'il faut adapter la loi du 5 juillet 2000 aux réalités de 2012.
Le présent texte formalise ainsi plusieurs propositions du rapport de la mission d'information, adopté à l'unanimité de notre Commission en 2011, sans modifier pour autant l'ensemble de la législation applicable. Si la décision du Conseil constitutionnel du 5 octobre 2012 a notamment déterminé les bases constitutionnelles nécessaires à une remise à plat des titres de circulation et des conditions d'exercice de leurs droits civiques par les personnes ne disposant pas de domicile fixe, cette question justifierait qu'un texte spécifique lui soit consacré. Je sais que M. Dominique Raimbourg a travaillé sur une proposition de loi à cet effet.
Les grands passages traduisent une évolution des modes de déplacement des gens du voyage, que la loi doit aujourd'hui encadrer, tandis que la sédentarisation croissante de ces personnes implique de mieux organiser leur habitat.
Tout d'abord, il convient que les grands passages soient clairement encadrés par la loi. La loi du 5 juillet 2000 a prévu une obligation, pour toutes les communes de plus de 5 000 habitants, de créer des aires permanentes d'accueil selon des implantations planifiées dans le cadre d'un schéma départemental. Cependant, elle n'a pris en compte que de façon partielle et progressive la problématique des grands passages. Or, si les deux phénomènes sont liés, celui des grands passages est distinct de celui des grands rassemblements.
Les grands rassemblements de gens du voyage regroupent plusieurs dizaines de milliers de personnes, soit plusieurs milliers de caravanes pour des manifestations essentiellement cultuelles, la plus connue se déroulant aux Saintes-Maries-de-la-Mer. En application de la loi du 5 juillet 2000, l'État a la responsabilité des grands rassemblements, organisés en coordination avec les responsables des associations concernées. Ces grands rassemblements ne soulèvent généralement pas de difficultés.
Les grands passages sont d'une nature différente, même s'ils entretiennent souvent un lien avec les grands rassemblements, servant notamment de préparation et de convergence vers les rassemblements de l'été. En 2009, ils représentaient 80 à 85 groupes d'environ 200 caravanes, qui ont traversé, de juin à septembre, entre 800 et 1 000 villes. Mais ces déplacements sont aussi liés à des motivations commerciales, telles que les ventes sur les marchés, voire climatiques. Pour des populations en voie de semi-sédentarisation, la période des grands passages est celle où elles ont l'impression de voyager selon leurs critères traditionnels, en ne stationnant plus dans des aires bien délimitées.
Or, cette charge est devenue difficile à supporter pour les collectivités territoriales. Ce n'est qu'en 2006 que les grands passages ont reçu une définition législative et que la loi a prévu l'existence d'aires spécifiques, affectées par les schémas départementaux. Cette solution s'est, à la longue, révélée inéquitable, impraticable et inefficace : inéquitable, car elle fait supporter à certaines communes ou intercommunalités une charge disproportionnée ; impraticable, car elle nécessiterait d'investir dans des aires énormes comportant des équipements coûteux pour une utilisation limitée à quelques semaines par an ; inefficace enfin car, à peine 35 % des aires de grand passage ont été financées aujourd'hui, contre 68 % des places prévues en aires d'accueil.
C'est pourquoi la présente proposition de loi consacre une distinction claire, plus ou moins déjà introduite dans la pratique : aux collectivités territoriales, il convient de proposer des solutions d'accueil aux gens du voyage pratiquant un nomadisme individuel, ou par petits groupes, les conduisant à se déplacer régulièrement ; à l'État il revient de superviser les grands rassemblements traditionnels ou religieux, ainsi que les grands passages regroupant plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de caravanes en route, sur des terrains que lui seul peut choisir et aménager, dont certains pourraient être des terrains domaniaux désaffectés.
Cette solution favoriserait une rotation annuelle des emplacements, permettant de ne plus faire supporter les contraintes par un seul territoire et facilitant l'acceptation des grands passages par les populations résidentes. De même, il est souhaitable d'utiliser davantage les terrains situés en zone naturelle. Les restrictions liées à la sécurité des personnes, à la salubrité publique et à la protection de l'environnement, pour légitimes qu'elles soient, ne doivent pas être absolues.
En pratique, les préfectures sont aujourd'hui largement mobilisées pour l'organisation des grands passages. Le choix de confier la supervision d'un événement privé à l'État ne constitue donc pas une innovation. Lorsqu'un événement dépasse le cadre et les moyens d'une commune, il est naturel que l'État se charge de le gérer. C'est traditionnellement le cas des grands rassemblements, en application de l'article L. 2214-4 du code général des collectivités territoriales selon lequel « l'État a la charge du bon ordre quand il se fait occasionnellement de grands rassemblements d'hommes ». C'est aussi désormais la solution retenue pour les « rassemblements festifs à caractère musical », dits rave parties, dont la supervision et le contrôle relèvent des préfets.
Mais l'État ne pourra s'impliquer dans la gestion des grands passages que grâce à un régime de déclaration préalable obligatoire des organisateurs, compte tenu notamment de l'impact sur l'ordre public de l'arrivée de plusieurs centaines de véhicules et de caravanes. Dans les faits, un certain nombre de grands passages font déjà l'objet de déclaration et d'organisation en amont, conditionnant largement le bon déroulement des choses.
Par ailleurs, l'existence d'un référent permettra de développer les pratiques locales de médiation. Souvent, les collectivités et les préfectures privilégient les solutions amiables avec les gens du voyage lorsqu'aucune nuisance n'est constatée sur le terrain ou lorsque la mise en oeuvre de la procédure d'évacuation forcée est particulièrement délicate.
Une fois la question des grands passages dissociée de celle des aires permanentes d'accueil, la mise en oeuvre de la procédure d'évacuation n'aurait plus à être soumise au respect par la commune d'obligations d'accueil d'un nombre disproportionné de plusieurs dizaines de caravanes.
En second lieu, il nous faut prendre en compte la tendance à la sédentarisation des gens du voyage, en dépit de l'apparente contradiction des termes. Depuis plusieurs années, les gens du voyage se déplacent moins et s'ancrent territorialement pour des périodes de plus en plus longues. Ainsi, entre la moitié et les trois quarts d'entre eux ne se déplaceraient plus, ou peu. Mais leur sédentarisation se produit souvent dans deux types de lieux inadaptés : des terrains qu'ils ont achetés ou loués, et dont l'utilisation n'est pas toujours conforme aux règles de l'urbanisme ; les aires d'accueil, où les durées de séjour s'allongent, alors qu'elles n'ont pas été conçues comme un habitat permanent – ces nouveaux sédentaires bloquant la rotation au détriment des gens du voyage encore nomades, provoquant un effet de thrombose et engendrant même parfois la création de bidonvilles.
Face à ce phénomène, l'offre d'habitat adapté reste insuffisante, les collectivités ne mettant que rarement en place un tel habitat dont l'existence doit pourtant être prévue par les documents d'urbanisme. Aussi le présent texte vise-t-il à obliger l'État à proposer une solution de relogement adaptée aux personnes sédentarisées sur des terrains inadaptés, qu'il s'agisse d'aires d'accueil ou de terrains non destinés à l'habitat, depuis une durée supérieure à dix-huit mois. Ces dispositions peuvent se rapprocher de celles de la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable.
Enfin, il importe de restaurer les conditions spécifiques de mise en oeuvre de la procédure d'évacuation forcée des terrains publics. En contrepartie de l'obligation de création d'aires d'accueil, la loi du 5 juillet 2000 a posé comme principe que seules les collectivités locales ayant satisfait à leurs obligations légales d'aménagement d'aires d'accueil bénéficient de moyens renforcés de lutte contre les stationnements illicites. Depuis l'entrée en vigueur de la loi de 2007 relative à la prévention de la délinquance, le préfet peut mettre en demeure les gens du voyage de cesser leur occupation illicite d'un terrain, à la demande du maire ou du propriétaire du terrain, sans recours préalable au juge judiciaire. Le délai d'exécution de la mise en demeure ne peut être inférieur à vingt-quatre heures. Le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'estimer que, grâce à ce dispositif, « le législateur a adopté des mesures assurant une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la nécessité de sauvegarder l'ordre public et les autres droits et libertés ».L'efficacité du dispositif juridique mis en place pour lutter contre les stationnements illicites est toutefois relative et les chiffres dont nous disposons restent trop parcellaires.
En outre, un autre problème est récemment apparu. La rédaction initiale de la loi du 5 juillet 2000 avait prévu que, pour demander l'évacuation d'un terrain appartenant à la commune, la condition d'atteinte à la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques n'était requise que lorsque le maire saisissait la justice pour une occupation d'un terrain appartenant à un autre propriétaire, c'est-à-dire le plus souvent, un propriétaire privé. Cependant, une réécriture malheureuse du texte a supprimé ce régime spécifique, conduisant dans certains cas le juge administratif à refuser l'expulsion forcée d'un terrain public, au motif que le trouble à l'ordre public n'était pas établi. L'article 6 de la présente proposition de loi vise donc à revenir sur cette rédaction malheureuse, en ne maintenant la condition d'atteinte à la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques que dans les cas où la demande d'évacuation forcée concerne l'occupation irrégulière d'une propriété privée. Cette condition ne sera plus exigée lorsque la demande concernera une propriété appartenant à la commune, à l'État ou à une autre personne publique.
La présente proposition de loi a donc pour objet non pas de durcir ou de remettre à plat la loi Besson du 5 juillet 2000, mais bien d'adapter celle-ci à l'évolution des modes de vie. Elle contient ainsi des solutions adaptées qui ont fait l'objet d'un consensus de la mission d'information constituée sous la législature précédente et vise principalement à impliquer davantage l'État dans l'organisation des grands passages.