Intervention de François Godement

Réunion du 21 novembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

François Godement, professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris :

Un congrès du parti communiste chinois est un événement assez opaque, qui fascine donc les journalistes internationaux, lesquels focalisent leur attention à son ouverture, au moment où, hélas, on ne sait pas encore comment il va se terminer… La mise en place de la nouvelle équipe en Chine prend largement six mois, sinon un an. Beaucoup disent que si inflexion de la politique intérieure il doit y avoir, on ne la percevra vraiment qu'à la troisième réunion plénière du nouveau comité permanent, c'est-à-dire pas avant un an.

Je commencerai par la politique étrangère, qui n'est pas sans interaction avec la politique intérieure. Au-delà des intérêts pragmatiques de puissance à puissance, sont également en jeu des intérêts symboliques et idéologiques. Le régime chinois actuel se cherche une légitimité par rapport à l'idéologie qui était la sienne il y a trente ans et l'expression nationaliste en est l'un des moyens.

Depuis trois ans, alternent dans la politique étrangère de la Chine des moments d'irritation et de tension avec des moments de réassurance apportée par certains dirigeants. S'ils sont rassurants dans l'immédiat, ceux-ci demeurent toujours ambigus pour l'avenir. C'est là un jeu auquel ont participé certains généraux, dont certains seulement sont partis en retraite, et certains membres du bureau politique, à commencer par le nouveau numéro un, M. Xi Jinping, qui a fait une grande partie de sa carrière dans l'armée ou sous la protection de l'armée. C'est une énorme différence avec son prédécesseur, M. Hu Jintao, qui avait mis du temps à s'imposer aux institutions militaires et ne les a même sans doute jamais convaincues.

Où en est-on aujourd'hui ? La fin du printemps et l'été ont été marqués par une reprise des tensions en mer de Chine méridionale avec le Vietnam et les Philippines. Un incident notable a eu lieu avec les Philippines, pays a priori peu armé par rapport à la Chine. Les Philippines ont déployé l'un de leurs navires les plus modernes, fournis par les Etats-Unis, ce qui ne s'était jamais produit jusqu'ici. Après plusieurs semaines de tensions, la Chine a, provisoirement du moins, décidé de faire profil bas, ce qui a mis fin à l'incident. Je vois dans cet exemple la preuve que si les dirigeants chinois cherchent à s'affirmer sur le plan international – on parlerait, utilisant un terme anglo-saxon, « d'assertivity » - notamment par rapport aux puissances maritimes voisines, ils ne sont pas prêts à une escalade incontrôlée qui pourrait entraîner des dommages pour leur pays.

Le même schéma s'est répété avec le Japon en mer de Chine orientale au sujet des îles, dites Senkaku en japonais et Diaoyutai en chinois, depuis longtemps contrôlées par le Japon, mais sur lesquelles existe une revendication chinoise fort ancienne – la résidence des hôtes de l'État à Pékin a été baptisée Diaoyutai en écho à cette revendication historique. Fait nouveau, l'incident récent a conduit à une détérioration de l'ensemble des relations sino-japonaises, plus forte qu'en 2010, 2005 ou 1998. En effet, la synergie économique entre les deux pays a pour la première fois été touchée. Un boycott a été lancé et des violences ont eu lieu en Chine, vraisemblablement provoquées au départ mais qui se sont poursuivies de manière spontanée. Ces violences ont suscité la peur dans l'opinion. Conformément à la stratégie traditionnelle dans la société chinoise d'évitement des conflits, la population a essayé de prévenir les difficultés. Ainsi les acheteurs de véhicules qui en ont les moyens évitent les marques japonaises, de peur que cela ne leur attire des ennuis. Les échanges entre les deux pays, notamment les exportations japonaises vers la Chine, se sont effondrés. Cela est d'ailleurs malvenu pour le Japon et il y a là un point de pression sur ce pays qui connaît une situation économique difficile. Tout cela a contredit l'un des dogmes de la politique chinoise qui veut que l'on sépare – plus ou moins – l'économique et le politique. Un ancien ambassadeur de Chine en France m'expliquait officieusement que cette attitude de la Chine n'était pas habituelle et que les choses allaient retrouver un cours plus normal. Il est clair qu'il y a eu un dérapage juste avant le congrès du parti.

Quelle peut être l'incidence du renouvellement de l'équipe dirigeante sur la politique étrangère du pays ? Le véritable ordonnateur de la politique étrangère chinoise, qui n'était pas le ministre des affaires étrangères, M. Yang Jiechi, mais le conseiller d'Etat, M. Dai Bingguo qui se situait à un niveau supérieur dans la hiérarchie, sans néanmoins être membre du bureau politique, sera, selon toute vraisemblance, bien qu'à ma connaissance l'annonce n'en ait pas encore été faite, remplacé par un nouveau membre du bureau politique, Wang Huning. Intellectuel de Shangai, conseiller de longue date des deux présidents Jiang Zemin et Hu Jintao, Wang Huning serait mieux formé et plus ouvert que son prédécesseur. À la différence du passé, le responsable des affaires étrangères serait alors membre du bureau politique. Ce schéma reste toutefois à confirmer.

La majorité des dirigeants chinois, y compris le numéro un, et c'était le cas de Hu Jintao, consacrent un dixième de leur activité tout au plus aux relations internationales. La politique intérieure et ses jeux importent infiniment plus pour eux. On a ainsi expliqué certains dérapages qui ont pu donner l'impression que la Chine « sortait des clous », notamment dans ses rapports avec ses voisins d'Asie et parfois aussi avec les Etats-Unis.

Il y a deux ans, au moment même où Hu Jintao recevait le secrétaire d'État à la défense américain, Bob Gates, la presse chinoise publiait des photos du premier essai d'un avion furtif chinois à Chengdu. Les Américains ont vécu cette coïncidence comme un affront. Les officiels chinois ont tenté d'expliquer que Hu Jintao n'était pas au courant de cet essai ce jour-là et qu'il s'agissait donc d'un malencontreux hasard de calendrier. Cette explication m'avait laissé des plus sceptiques car, de notoriété publique, plusieurs membres du bureau politique avaient assisté à l'essai et s'il y a bien une chose que l'on ne peut croire, c'est que le numéro un chinois ne connaisse pas l'agenda de ses collègues directs ! Pour clore le débat sur le caractère intentionnel ou non de la coïncidence de calendrier, il suffit de savoir qu'un autre essai d'avion furtif – d'ailleurs d'un modèle différent – a eu lieu cette fois la veille d'une visite du nouveau secrétaire d'Etat à la défense, Leon Panetta !

La politique étrangère de la Chine ressort incontestablement de considérations de politique intérieure et de recherche d'une légitimité sur ce plan – et nul doute qu'il y a des éléments jusqu'au-boutistes – mais aussi d'une stratégie rationnelle d'affirmation, certes tardive, de la Chine comme grande puissance dans une aire géographique très vaste – stratégie qui relève sans doute d'une géopolitique davantage du 19ème siècle ou de la première moitié du 20ème siècle que du 21ème siècle.

Quelles conclusions tirer du XVIIIe congrès ? Le président sortant a réaffirmé l'ambition à long terme de la Chine de devenir une grande puissance maritime, à la mesure de sa puissance et de ses intérêts économiques. Quand on sait que la Chine est d'ores et déjà la deuxième puissance économique mondiale et que nul ne doute dans le pays qu'elle a vocation à devenir la première, c'est une revendication forte pour l'avenir ! Depuis 1989, le budget militaire chinois a augmenté de 10 % par an, à l'exception de deux années où le pourcentage a été légèrement inférieur. Le discours du président sortant sur d'autres points m'est apparu moins personnel, probablement en partie inspiré ou dicté par le groupe qui a « fabriqué » le congrès.

Sans doute pour contrebalancer cette déclaration forte de Hu Jintao, un ou deux généraux nationalistes n'ont pas été promus comme prévu. Mais dans le même temps, le responsable de la commission militaire centrale, organe clé et autre courroie du pouvoir suprême, a, pour la première fois, été remplacé avant même la tenue du congrès. Le président Hu Jintao s'est sacrifié en acceptant de céder la présidence de cette commission, alors que son prédécesseur était resté plusieurs années à sa tête. Certains – les plus optimistes – disent qu'il a agi ainsi pour obtenir, enfin, que d'autres dirigeants, beaucoup plus âgés que lui, se retirent. Si tel est le cas, je pense néanmoins qu'il s'agit d'une victoire à la Pyrrhus.

Ne nous leurrons pas, ce XVIIIe congrès ne constitue pas un pas en avant. Les réformateurs n'ont pas vraiment marqué de points. La moyenne d'âge du nouveau comité permanent est légèrement plus élevée que ne l'était celle du précédent comité. Les seuls dirigeants enclins en apparence à réformer le régime politique ne sont pas membres du comité permanent. N'en font partie ni le chef du parti communiste de la province du Guangdong, Wang Yang, ni l'assez moderniste chef du département de l'organisation du parti, Li Yuanchao. Alors qu'il existait traditionnellement au sein du comité permanent un équilibre entre « les fils de » et ceux issus de la base, passés par la Ligue de la jeunesse communiste, parfois d'origine sociale modeste, dont Hu Jintao et Wen Jiabao, l'actuel Premier ministre, étaient des représentants, désormais quatre membres sur sept sont des « princes héritiers », aux réseaux déjà extrêmement développés. Le comité ne compte presque plus d'anciens de la Ligue de la jeunesse communiste.

Seuls deux de ses membres sont des réformateurs sur le plan économique, le futur Premier ministre Li Keqiang, et Wang Qishan, l'homme dont chacun attendait qu'il soit chargé avec Li Keqiang des questions économiques. Mais Wang Qishan serait finalement à la tête de la commission à l'inspection de la discipline, et peut-être chargé de la lutte contre la corruption.

À partir de là, on en est réduit à des suppositions. On peut être optimiste et penser qu'une direction politique moins nombreuse – l'équipe a été réduite de neuf à sept membres – et plus homogène, laissant donc moins de prise au jeu des factions, avec un numéro un qui fait au départ plus largement consensus dans l'armée, a plus de chances de contrôler les troupes que le président Hu Jintao n'en a jamais eu. Il est frappant de voir comment celui-ci a terminé son mandat par des formes d'autocritique sur des sujets comme la corruption ou la libéralisation politique, qui n'a pas beaucoup progressé durant ses années de pouvoir, avec derrière lui l'ombre portée de son prédécesseur, Jiang Zemin, 86 ans, qui, lors de ce XVIIIe congrès, a joué son dernier grand rôle public, de manière d'ailleurs étonnante pour quelqu'un que l'on avait donné comme mort !

Les derniers échos qui nous parviennent de Pékin ce matin même disent que les sept membres du comité permanent ont été choisis à l'issue d'un vote informel de vingt-quatre membres sortants du bureau politique et dix dirigeants formellement retirés des affaires, dont l'ancien Premier ministre Li Peng. Ce sont ces trente-quatre personnes qui ont choisi la relève générationnelle. Peu d'avancées donc, y compris en matière de démocratie interne au parti.

Certains vont jusqu'à parler de « brejnevisation ». Je refuse ce terme car on ne peut comparer la Chine actuelle, où la croissance reste de 7,5 % par an, avec l'Union soviétique finissante.

Comment va fonctionner un groupe dirigeant, si soudé par son histoire, dont les intérêts sont si étroitement liés, dont l'héritage, l'histoire familiale, les affects sont si liés à l'histoire du parti ?

L'immense fortune de certains d'entre eux a été révélée par des dépêches de presse occidentales bien informées – cela a commencé avec l'affaire Bo Xilai, lequel avait été exclu au printemps dernier. Comme dans un jeu de quilles, les révélations ont affecté d'autres dirigeants. Dans le système actuel, les grands capitalistes sont le plus souvent issus de la classe politique dirigeante. Des statistiques publiques chinoises établissent que les actifs des 70 membres les plus riches de l'Assemblée nationale populaire représentent 90 milliards de dollars. Tout cela doit être mis en regard des urgences de l'heure que constituent la lutte contre la corruption – sujet sur lequel Hu Jintao et Xi Jinping se sont tous deux exprimés de manière forte –, la régulation économique, la mise sous contrôle des grands trusts d'État, l'égalité d'accès au crédit, le rééquilibrage de l'économie du pays.

Rien n'interdit de penser qu'en Chine, un groupe dirigeant homogène puisse faire preuve de détermination dans la politique qu'il mène. Cela a parfois été le cas par le passé. Mais rien n'indique dans la composition de la future équipe dirigeante, ni l'origine sociale de ses membres, que tel sera le cas.

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