Table ronde sur la Chine en présence de M. Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po, et de M. François Godement, professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Jean-Luc Domenach et François Godement, éminents spécialistes de la Chine, que notre commission avait déjà auditionnés en février 2011. Je les remercie d'avoir accepté tous deux de revenir devant nous pour nous aider à décrypter la situation en Chine au lendemain du XVIIIe congrès du parti communiste chinois.
Qu'attendre de ce congrès ? Que peut-il changer ? Sur le plan intérieur, des inquiétudes se font jour, avec un taux de croissance qui a ralenti pour n'être plus « que de » 7,5 % et le vieillissement de la population, qui constitue un défi majeur. Quelle est votre analyse de la situation ? Avez-vous le sentiment que le débat s'intensifie autour des demandes sociales et écologiques ? Peut-il déboucher sur une mutation du système ? L'adaptation du modèle de croissance que les dirigeants chinois disent souhaiter pourrait-elle aller de pair avec un accroissement des libertés publiques ?
Sur le plan extérieur, les tensions régionales se sont accentuées, notamment en mer de Chine. Pensez-vous qu'il s'agit d'une tendance de fond ou au contraire que la nouvelle équipe va chercher à apaiser la situation ?
Nous aimerions enfin vous entendre sur les capacités militaires de la Chine. Nous savons que le pays développe une force maritime. Qu'en est-il ?
Un congrès du parti communiste chinois est un événement assez opaque, qui fascine donc les journalistes internationaux, lesquels focalisent leur attention à son ouverture, au moment où, hélas, on ne sait pas encore comment il va se terminer… La mise en place de la nouvelle équipe en Chine prend largement six mois, sinon un an. Beaucoup disent que si inflexion de la politique intérieure il doit y avoir, on ne la percevra vraiment qu'à la troisième réunion plénière du nouveau comité permanent, c'est-à-dire pas avant un an.
Je commencerai par la politique étrangère, qui n'est pas sans interaction avec la politique intérieure. Au-delà des intérêts pragmatiques de puissance à puissance, sont également en jeu des intérêts symboliques et idéologiques. Le régime chinois actuel se cherche une légitimité par rapport à l'idéologie qui était la sienne il y a trente ans et l'expression nationaliste en est l'un des moyens.
Depuis trois ans, alternent dans la politique étrangère de la Chine des moments d'irritation et de tension avec des moments de réassurance apportée par certains dirigeants. S'ils sont rassurants dans l'immédiat, ceux-ci demeurent toujours ambigus pour l'avenir. C'est là un jeu auquel ont participé certains généraux, dont certains seulement sont partis en retraite, et certains membres du bureau politique, à commencer par le nouveau numéro un, M. Xi Jinping, qui a fait une grande partie de sa carrière dans l'armée ou sous la protection de l'armée. C'est une énorme différence avec son prédécesseur, M. Hu Jintao, qui avait mis du temps à s'imposer aux institutions militaires et ne les a même sans doute jamais convaincues.
Où en est-on aujourd'hui ? La fin du printemps et l'été ont été marqués par une reprise des tensions en mer de Chine méridionale avec le Vietnam et les Philippines. Un incident notable a eu lieu avec les Philippines, pays a priori peu armé par rapport à la Chine. Les Philippines ont déployé l'un de leurs navires les plus modernes, fournis par les Etats-Unis, ce qui ne s'était jamais produit jusqu'ici. Après plusieurs semaines de tensions, la Chine a, provisoirement du moins, décidé de faire profil bas, ce qui a mis fin à l'incident. Je vois dans cet exemple la preuve que si les dirigeants chinois cherchent à s'affirmer sur le plan international – on parlerait, utilisant un terme anglo-saxon, « d'assertivity » - notamment par rapport aux puissances maritimes voisines, ils ne sont pas prêts à une escalade incontrôlée qui pourrait entraîner des dommages pour leur pays.
Le même schéma s'est répété avec le Japon en mer de Chine orientale au sujet des îles, dites Senkaku en japonais et Diaoyutai en chinois, depuis longtemps contrôlées par le Japon, mais sur lesquelles existe une revendication chinoise fort ancienne – la résidence des hôtes de l'État à Pékin a été baptisée Diaoyutai en écho à cette revendication historique. Fait nouveau, l'incident récent a conduit à une détérioration de l'ensemble des relations sino-japonaises, plus forte qu'en 2010, 2005 ou 1998. En effet, la synergie économique entre les deux pays a pour la première fois été touchée. Un boycott a été lancé et des violences ont eu lieu en Chine, vraisemblablement provoquées au départ mais qui se sont poursuivies de manière spontanée. Ces violences ont suscité la peur dans l'opinion. Conformément à la stratégie traditionnelle dans la société chinoise d'évitement des conflits, la population a essayé de prévenir les difficultés. Ainsi les acheteurs de véhicules qui en ont les moyens évitent les marques japonaises, de peur que cela ne leur attire des ennuis. Les échanges entre les deux pays, notamment les exportations japonaises vers la Chine, se sont effondrés. Cela est d'ailleurs malvenu pour le Japon et il y a là un point de pression sur ce pays qui connaît une situation économique difficile. Tout cela a contredit l'un des dogmes de la politique chinoise qui veut que l'on sépare – plus ou moins – l'économique et le politique. Un ancien ambassadeur de Chine en France m'expliquait officieusement que cette attitude de la Chine n'était pas habituelle et que les choses allaient retrouver un cours plus normal. Il est clair qu'il y a eu un dérapage juste avant le congrès du parti.
Quelle peut être l'incidence du renouvellement de l'équipe dirigeante sur la politique étrangère du pays ? Le véritable ordonnateur de la politique étrangère chinoise, qui n'était pas le ministre des affaires étrangères, M. Yang Jiechi, mais le conseiller d'Etat, M. Dai Bingguo qui se situait à un niveau supérieur dans la hiérarchie, sans néanmoins être membre du bureau politique, sera, selon toute vraisemblance, bien qu'à ma connaissance l'annonce n'en ait pas encore été faite, remplacé par un nouveau membre du bureau politique, Wang Huning. Intellectuel de Shangai, conseiller de longue date des deux présidents Jiang Zemin et Hu Jintao, Wang Huning serait mieux formé et plus ouvert que son prédécesseur. À la différence du passé, le responsable des affaires étrangères serait alors membre du bureau politique. Ce schéma reste toutefois à confirmer.
La majorité des dirigeants chinois, y compris le numéro un, et c'était le cas de Hu Jintao, consacrent un dixième de leur activité tout au plus aux relations internationales. La politique intérieure et ses jeux importent infiniment plus pour eux. On a ainsi expliqué certains dérapages qui ont pu donner l'impression que la Chine « sortait des clous », notamment dans ses rapports avec ses voisins d'Asie et parfois aussi avec les Etats-Unis.
Il y a deux ans, au moment même où Hu Jintao recevait le secrétaire d'État à la défense américain, Bob Gates, la presse chinoise publiait des photos du premier essai d'un avion furtif chinois à Chengdu. Les Américains ont vécu cette coïncidence comme un affront. Les officiels chinois ont tenté d'expliquer que Hu Jintao n'était pas au courant de cet essai ce jour-là et qu'il s'agissait donc d'un malencontreux hasard de calendrier. Cette explication m'avait laissé des plus sceptiques car, de notoriété publique, plusieurs membres du bureau politique avaient assisté à l'essai et s'il y a bien une chose que l'on ne peut croire, c'est que le numéro un chinois ne connaisse pas l'agenda de ses collègues directs ! Pour clore le débat sur le caractère intentionnel ou non de la coïncidence de calendrier, il suffit de savoir qu'un autre essai d'avion furtif – d'ailleurs d'un modèle différent – a eu lieu cette fois la veille d'une visite du nouveau secrétaire d'Etat à la défense, Leon Panetta !
La politique étrangère de la Chine ressort incontestablement de considérations de politique intérieure et de recherche d'une légitimité sur ce plan – et nul doute qu'il y a des éléments jusqu'au-boutistes – mais aussi d'une stratégie rationnelle d'affirmation, certes tardive, de la Chine comme grande puissance dans une aire géographique très vaste – stratégie qui relève sans doute d'une géopolitique davantage du 19ème siècle ou de la première moitié du 20ème siècle que du 21ème siècle.
Quelles conclusions tirer du XVIIIe congrès ? Le président sortant a réaffirmé l'ambition à long terme de la Chine de devenir une grande puissance maritime, à la mesure de sa puissance et de ses intérêts économiques. Quand on sait que la Chine est d'ores et déjà la deuxième puissance économique mondiale et que nul ne doute dans le pays qu'elle a vocation à devenir la première, c'est une revendication forte pour l'avenir ! Depuis 1989, le budget militaire chinois a augmenté de 10 % par an, à l'exception de deux années où le pourcentage a été légèrement inférieur. Le discours du président sortant sur d'autres points m'est apparu moins personnel, probablement en partie inspiré ou dicté par le groupe qui a « fabriqué » le congrès.
Sans doute pour contrebalancer cette déclaration forte de Hu Jintao, un ou deux généraux nationalistes n'ont pas été promus comme prévu. Mais dans le même temps, le responsable de la commission militaire centrale, organe clé et autre courroie du pouvoir suprême, a, pour la première fois, été remplacé avant même la tenue du congrès. Le président Hu Jintao s'est sacrifié en acceptant de céder la présidence de cette commission, alors que son prédécesseur était resté plusieurs années à sa tête. Certains – les plus optimistes – disent qu'il a agi ainsi pour obtenir, enfin, que d'autres dirigeants, beaucoup plus âgés que lui, se retirent. Si tel est le cas, je pense néanmoins qu'il s'agit d'une victoire à la Pyrrhus.
Ne nous leurrons pas, ce XVIIIe congrès ne constitue pas un pas en avant. Les réformateurs n'ont pas vraiment marqué de points. La moyenne d'âge du nouveau comité permanent est légèrement plus élevée que ne l'était celle du précédent comité. Les seuls dirigeants enclins en apparence à réformer le régime politique ne sont pas membres du comité permanent. N'en font partie ni le chef du parti communiste de la province du Guangdong, Wang Yang, ni l'assez moderniste chef du département de l'organisation du parti, Li Yuanchao. Alors qu'il existait traditionnellement au sein du comité permanent un équilibre entre « les fils de » et ceux issus de la base, passés par la Ligue de la jeunesse communiste, parfois d'origine sociale modeste, dont Hu Jintao et Wen Jiabao, l'actuel Premier ministre, étaient des représentants, désormais quatre membres sur sept sont des « princes héritiers », aux réseaux déjà extrêmement développés. Le comité ne compte presque plus d'anciens de la Ligue de la jeunesse communiste.
Seuls deux de ses membres sont des réformateurs sur le plan économique, le futur Premier ministre Li Keqiang, et Wang Qishan, l'homme dont chacun attendait qu'il soit chargé avec Li Keqiang des questions économiques. Mais Wang Qishan serait finalement à la tête de la commission à l'inspection de la discipline, et peut-être chargé de la lutte contre la corruption.
À partir de là, on en est réduit à des suppositions. On peut être optimiste et penser qu'une direction politique moins nombreuse – l'équipe a été réduite de neuf à sept membres – et plus homogène, laissant donc moins de prise au jeu des factions, avec un numéro un qui fait au départ plus largement consensus dans l'armée, a plus de chances de contrôler les troupes que le président Hu Jintao n'en a jamais eu. Il est frappant de voir comment celui-ci a terminé son mandat par des formes d'autocritique sur des sujets comme la corruption ou la libéralisation politique, qui n'a pas beaucoup progressé durant ses années de pouvoir, avec derrière lui l'ombre portée de son prédécesseur, Jiang Zemin, 86 ans, qui, lors de ce XVIIIe congrès, a joué son dernier grand rôle public, de manière d'ailleurs étonnante pour quelqu'un que l'on avait donné comme mort !
Les derniers échos qui nous parviennent de Pékin ce matin même disent que les sept membres du comité permanent ont été choisis à l'issue d'un vote informel de vingt-quatre membres sortants du bureau politique et dix dirigeants formellement retirés des affaires, dont l'ancien Premier ministre Li Peng. Ce sont ces trente-quatre personnes qui ont choisi la relève générationnelle. Peu d'avancées donc, y compris en matière de démocratie interne au parti.
Certains vont jusqu'à parler de « brejnevisation ». Je refuse ce terme car on ne peut comparer la Chine actuelle, où la croissance reste de 7,5 % par an, avec l'Union soviétique finissante.
Comment va fonctionner un groupe dirigeant, si soudé par son histoire, dont les intérêts sont si étroitement liés, dont l'héritage, l'histoire familiale, les affects sont si liés à l'histoire du parti ?
L'immense fortune de certains d'entre eux a été révélée par des dépêches de presse occidentales bien informées – cela a commencé avec l'affaire Bo Xilai, lequel avait été exclu au printemps dernier. Comme dans un jeu de quilles, les révélations ont affecté d'autres dirigeants. Dans le système actuel, les grands capitalistes sont le plus souvent issus de la classe politique dirigeante. Des statistiques publiques chinoises établissent que les actifs des 70 membres les plus riches de l'Assemblée nationale populaire représentent 90 milliards de dollars. Tout cela doit être mis en regard des urgences de l'heure que constituent la lutte contre la corruption – sujet sur lequel Hu Jintao et Xi Jinping se sont tous deux exprimés de manière forte –, la régulation économique, la mise sous contrôle des grands trusts d'État, l'égalité d'accès au crédit, le rééquilibrage de l'économie du pays.
Rien n'interdit de penser qu'en Chine, un groupe dirigeant homogène puisse faire preuve de détermination dans la politique qu'il mène. Cela a parfois été le cas par le passé. Mais rien n'indique dans la composition de la future équipe dirigeante, ni l'origine sociale de ses membres, que tel sera le cas.
Un mot de la situation générale en Chine. Le régime est passé d'un totalitarisme à un autoritarisme qu'il ne faut ni sous-estimer ni exagérer. Le nombre de prisonniers politiques, incluant bon nombre de responsables de sectes, ne dépasse vraisemblablement pas quelques dizaines de milliers, ce qui représente un progrès. Dans le même temps, la police reste omniprésente et très liée aux intérêts économiques. L'économie, pour sa part, évolue d'un capitalisme d'État vers un capitalisme de parti. Le problème majeur est le passage d'une économie d'exportation à une économie de consommation, recommandé par tous mais qui ne sera pas simple. La sélection des dirigeants est en apparence meilleure qu'auparavant. On dénombre parmi eux davantage de titulaires d'une thèse, étant précisé toutefois qu'il s'agit souvent de diplômes délivrés par l'École centrale du parti… Alors que par le passé, il n'y avait que des ingénieurs, on compte désormais aussi des spécialistes de sciences humaines : certains ont fait de la sociologie et Li Keqiang a même étudié le droit !
Des affiliations factionnelles demeurent, qui sont inquiétantes, les factions étant animées davantage par des considérations de personnes que des considérations politiques. De vrais débats politiques ont néanmoins parfois lieu – c'est un progrès par rapport à ce qui pouvait avoir cours en Union soviétique sous Staline. Les membres de l'équipe dirigeante ne s'opposent pas seulement sur les attributions de postes, même s'ils ne s'en privent pas, mais aussi sur les questions économiques.
Quant à la population, elle n'est pas, comme on a parfois tendance à le croire, unanime à décrier le pouvoir et souhaiter que le régime change. Elle mesure fort bien tout ce qu'elle doit à la croissance qu'il a permise. Mais elle est rétive, ne s'en laisse pas conter et prête attention à ce que le pouvoir garde dans la poche. C'est d'ailleurs en quoi le niveau de la croissance économique est un élément clé de la situation politique. Quand, sur le plan local, des dirigeants vont trop loin dans l'accaparement des richesses, la colère monte. Mais des études montrent que ces embrasements, sur lesquels certains commentateurs se fondent pour prédire l'avènement de la révolution démocratique, sont fugaces. La situation intérieure dépend largement de la poursuite du progrès économique. Elle était jusqu'à présent globalement bonne mais pourrait se gâter assez vite.
Les médias ont surtout suivi le XVIIIe congrès à son ouverture. Or, avec ce type de régime et de parti, il faut toujours attendre la fin car les coups fourrés sont permanents, jusqu'à la dernière minute ! On avait annoncé un passage de témoin en douceur de la tendance Hu Jintao, qui avait gagné en pouvoir en dix ans, Hu Jintao ayant eu au départ à composer avec l'influence, demeurée forte, de Jiang Zemin, mais ayant, à la fin, pris le dessus, y compris chez les militaires. Or, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévu. Le congrès et les tractations de couloir qui y ont eu lieu, sous l'impulsion notamment des grands anciens, ont modifié la donne. Selon moi, avant d'être celui de Xi Jinping, ce congrès aura été celui de Jiang Zemin, qui l'a profondément marqué de son influence. L'équilibre final au sein du comité en est différent : au lieu d'avoir à peu près quatre membres du côté de Xi Jinping contre trois de l'autre, on en aura cinq contre deux. Que Xi Jinping ait été d'emblée nommé à la tête de la commission militaire centrale est très important également. La question reste de savoir qui, de lui ou des militaires, commandera vraiment. Il me semble que Xi Jinping a des arguments en sa faveur.
De ce XVIIIe congrès, il ne résulte pas seulement qu'une faction l'a emporté sur une autre mais que la faction victorieuse présente une sociologie bien particulière. On compte en effet quatre personnes qui sont ou ont été des responsables du parti dans de très grandes villes, ce qui est sans doute opportun pour continuer de donner une impulsion en faveur de l'économie exportatrice. Mais si le problème, comme beaucoup le pensent en Chine et comme l'analysent de nombreux économistes, est de passer d'une économie d'exportation à une économie de consommation, alors il faudrait mobiliser aussi le reste de l'économie et de la population, être attentif aux zones où on souhaite développer la consommation et où il faudra mettre en oeuvre des politiques sociales pour en donner le premier sou, c'est-à-dire les campagnes. Or, il n'y a pas un seul dirigeant d'origine paysanne dans ce comité permanent. On y trouve l'ancien et l'actuel chef du parti à Shangai, Xi Jinping et Yu Zhengsheng, les chefs du parti à Tientsin et Chongqing, Zhang Gaoli et Zhang Dejiang. Il faudrait pourtant impliquer davantage les régions rurales. Jiang Zemin l'avait bien compris qui évoquait le développement de l'Ouest du pays. Le principal problème, à mes yeux, tient à l'origine géographique et sociale des nouveaux dirigeants. La poussée en avant, c'est très bien, mais il faudrait entraîner tout le pays.
Un mot du triomphe des « princes héritiers ». Mao Tse Toung régnait en organisant la division dans les coteries qui l'entouraient, où les disputes faisaient partie du quotidien. La première préoccupation de ses compagnons a été de s'assurer une descendance nombreuse. Ils ont eu en moyenne cinq ou six enfants. Tout en les aimant profondément, ils les ont éduqués à la dure, leur donnant par exemple peu à manger pour qu'ils sachent ce qu'était la faim… Ces enfants, envoyés dans les meilleurs établissements pour s'instruire, y ont fait d'excellentes études, en général dans le domaine de la technologie ou de l'art militaire. La Révolution culturelle les a profondément marqués. Leurs chemins y furent divers. Certains furent exilés, d'autres envoyés en camps de travail. Tous eurent en tout cas à faire preuve de caractère pour survivre, si bien que ce sont aujourd'hui des « durs ». Par exemple, Xi Jinping, envoyé à l'âge de quinze ans travailler dur aux champs, se serait enfui, aurait été repris par la police à Pékin et placé dans un camp où il serait resté près d'un an. Après ces épreuves, il décida que plus jamais il ne serait du côté des « perdants ». Il a gravi tous les échelons du pouvoir avec beaucoup d'intelligence, en passant par l'armée sans toutefois y rester trop longtemps pour ne pas risquer d'en pâtir.
C'est avec ces hommes-là, ces « fils de princes », que s'est opéré le passage d'une élite très divisée par les conditions mêmes de la guérilla à une caste plus unie : si leurs parents avaient des raisons de s'affronter, eux, ont été éduqués ensemble et se connaissent bien. La Révolution culturelle a rebattu les cartes, aboutissant à la mise en place de nouveaux réseaux de solidarité.
Que dire d'eux ? Leur but premier n'est pas de gagner de l'argent. Mais après la Révolution culturelle, il ne faut plus leur parler de morale publique ni leur raconter d'histoires. La barrière morale s'est beaucoup abaissée. Sont-ils vraiment unis ? L'unité, ils en ont eu l'expérience, ils ont le sentiment d'intérêts communs mais les divergences passées entre leurs familles comptent encore. Ainsi Xi Jinping est-il le fils de Xi Zhongxun, sans doute l'un des compagnons d'armes les plus remarquables de Mao Tse Toung et qui fut le vice-premier ministre de Zhou En Lai. Pendant le Grand bond en avant, Xi Zhongxun passait des nuits entières avec Li Xiannian à réfléchir aux moyens d'envoyer, tant qu'il y en avait encore, des céréales dans les régions où c'était nécessaire. Sa morale et son éthique étaient irréprochables. Cela ne l'empêcha pas d'être victime lui aussi des purges avant même la révolution culturelle. Ni Liu Shaoqi ni Chen Yun ni Peng Zhen ne firent un geste envers lui. Et lorsqu'il fut réhabilité par Deng Xiaoping, il fut seulement nommé membre du secrétariat du parti, poste secondaire qui n'était pas celui auquel il aurait pu prétendre. Il semble que Xi Jinping n'ait pas oublié tout cela.
Les tempéraments aussi sont différents au sein de la nouvelle équipe. Alors que Hu Jintao avait plutôt l'allure d'un robot, Xi Jinping a déjà fait montre d'un caractère plus sanguin. Tous les membres du comité permanent sont désormais capables d'avoir des mots…
Ils ne recherchent pas le pouvoir pour le pouvoir, ni vraiment pour engager des politiques nouvelles. Ils sont aussi en compétition car le pouvoir donne accès à l'argent et offre des facilités, permettant notamment de transférer de l'argent à l'étranger, ce qui est très important pour des hommes d'affaires prudents, déjà âgés de la cinquantaine. L'objet et les moyens des luttes politiques ont changé. Ces dirigeants n'ont jamais été des anges, mais depuis le milieu des années 90 et plus récemment encore, la police est utilisée dans certaines affaires – il faut savoir que la fonction de chef de la sécurité dans un district, a fortiori dans une province, s'achète comme une charge dans la France de l'Ancien régime. On n'hésite pas non plus à recourir à la violence, et les médias peuvent être manipulés. Ce que l'on y apprend sur tel ou tel n'est jamais neutre. Sans aide de cette sorte, la carrière de certains aurait progressé beaucoup moins vite…
La puissance que confère l'argent est aujourd'hui une donnée essentielle en Chine, d'ailleurs pas seulement dans les conflits en haut du pouvoir. Que va-t-il se passer dans un pays dont quatre ou cinq provinces, si elles étaient indépendantes, se classeraient parmi les 15 ou 16 premières puissances économiques au monde ? Je ne voudrais pas inquiéter mais il faut se rappeler que toute l'histoire de la Chine est faite de moments où la désunion a menacé. Si l'empire vise l'union, de puissantes forces centrifuges s'y exercent. On peut être inquiet pour l'avenir de ce point de vue. Si la prospérité économique perdure, le poids des riches, devenus de plus en plus riches, s'accroîtra. Sinon, les provinces de l'intérieur et leurs garnisons risquent de se réveiller…
Toutes les démocraties ont mis du temps à se mettre en place. Pourquoi en irait-il différemment en Chine ? Si déjà on obtenait que le pouvoir des juges soit quelque peu renforcé, que les polices soient un peu mieux contrôlées, que la pression sur ceux qui prennent la parole, les intellectuels notamment, soit allégée, ce serait déjà beaucoup. L'évolution ne se fera pas du jour au lendemain – cela serait d'ailleurs dangereux car le régime réagirait violemment. Il s'agit de la préparer. Les juges se laissent aujourd'hui beaucoup moins manoeuvrer que par le passé : certains n'hésitent pas à protester et les juges femmes sont, paraît-il, plus fermes que leurs collègues masculins…
Au total, il ne faut pas trop espérer de ce XVIIIe congrès qui a vu s'affirmer la Chine riche des villes par rapport à la Chine pauvre des campagnes, ce qui n'est pas sans poser un sérieux problème.
Je vous remercie, messieurs les professeurs, de ces exposés passionnants. Nos collègues vont maintenant vous poser leurs questions.
Quels vous paraissent être, messieurs, les plus grandes fragilités de la Chine aujourd'hui ? La diminution tendancielle du taux de croissance parce que le pays n'a pas trouvé le juste équilibre entre l'économie d'exportation et l'économie de consommation, ni entre la compétitivité coût – les salaires ont beaucoup augmenté – et la compétitivité hors coût dont on ne s'est pas encore assez préoccupé ? L'opposition entre les villes et les campagnes ? L'urbanisation galopante qui comporte des effets pervers ? Chacun sait qu'il est quasiment impossible de maîtriser des villes de vingt ou trente millions d'habitants et qu'une telle expansion devient même un handicap. Il y a trente ans, le péril jaune, disait-on, venait du Japon, dont on redoutait l'impérialisme économique. Or, un équilibre s'est très vite instauré entre l'économique et le social. Le contexte institutionnel et politique est certes très différent en Chine. Que pensez-vous qu'il advienne à moyen terme ?
La France est le premier producteur de vins au monde et nos viticulteurs cherchent bien évidemment à conquérir le marché chinois. La Chine produit elle-même des vins, souvent dans des conditions frauduleuses, les contrefaçons étant nombreuses. A-t-elle l'intention ou non d'assainir ce marché ?
Soixante-seize personnes se sont immolées au Tibet en deux ans, dans l'indifférence la plus totale – quand une seule immolation en Tunisie a marqué le départ de la révolution et du « printemps arabe ». Pourquoi le gouvernement et le parti communiste chinois sont-ils ainsi obsédés par seulement six millions de Tibétains qui ne réclament pas l'indépendance, mais seulement une autonomie culturelle pour défendre leur langue et leur civilisation ? Pourquoi le gouvernement fait-il semblant de croire qu'ils sont séparatistes pour les réprimer plus durement ? Pourquoi un si petit peuple obsède-t-il le pouvoir chinois ?
J'ai été l'un des premiers, en 1984, à négocier la garantie des investissements en Chine. Vingt ans après, j'étais frappé par la totale liberté économique qui prévalait dans le pays et la nouvelle liberté de parole des Chinois pour parler économie – les cadres chinois sont particulièrement fiers de montrer ce que leur pays a réalisé. La liberté politique en revanche tarde à venir. Le hiatus est considérable. Une théorie obsède les dirigeants chinois, celle du chaos, où la Chine avancerait avant que, soudain, tout ne se rompe. On compte quelque deux cents émeutes par jour dans le pays, qui sont sévèrement réprimées. Vous avez parlé de réformes mais le pouvoir judiciaire peut-il vraiment s'imposer ? J'avais été surpris, en 1984, que la Chine accepte l'accord de protection des investissements de Washington. Vingt ans plus tard, lorsqu'un investisseur français a voulu se prévaloir de l'une des clauses de cet accord, on lui a montré la porte ! Il y a loin de ce qui se dit à ce qui passe vraiment en matière de défense de la propriété ! Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Au moment où les Etats-Unis envisagent un recentrage militaire et politique sur l'Asie, pensez-vous que la Chine soit prête à renforcer l'Organisation de coopération de Shanghai ?
Vous n'avez pas, messieurs, prononcé une seule fois le mot Europe. Que l'Union européenne soit malade pour ainsi dire d'introspection et incapable pour l'instant de sortir de la crise l'affaiblit-elle aux yeux de la Chine ?
Nous aimerions mieux comprendre les rapports de force au sein du parti communiste chinois où bataillent conservateurs, réformateurs et modernistes. Ces groupes se fondent-ils sur des appartenances familiales ? Des orientations politiques ? Comment s'affrontent partisans du libéralisme et partisans de la régulation, ou bien encore tenants ou non du militarisme ? Comment évalue-t-on la force des uns et des autres dans l'appareil ?
Quelles sont aujourd'hui les conséquences de la politique de l'enfant unique pour la société chinoise ? L'une des armes de la Chine était son poids démographique qui lui permettait de peser sur ses voisins, une partie de sa population étant allée tenir en partie le commerce dans les pays voisins. Cette arme aujourd'hui s'émousse. Une moindre abondance de main-d'oeuvre risque de lui faire perdre la compétitivité. Quelles en seront les conséquences sociales ? Dans ce contexte, faut-il craindre un retour du nationalisme ?
Vous, messieurs, qui connaissez si bien la Chine, quel regard portez-vous sur notre attitude envers ce pays ? L'expression de Lénine, selon laquelle les capitalistes seraient prêts à vendre la corde qui servira à les pendre, résonne à nos oreilles en constatant les déboires rencontrés par les entreprises occidentales dans les transferts de technologie et l'opacité qui entoure l'accord nucléaire qu'ont signé le 19 octobre Areva et EDF. Quels conseils donneriez-vous à la représentation nationale ?
L'armée forme-t-elle un tout homogène ? Quels buts poursuit-elle, en tant qu'acteur économique et politique ? Est-elle travaillée par des ferments de division ? Est-elle porteuse d'un nationalisme plus radical que d'autres instances ? Comment analysez-vous ses rapports avec le monde politique ?
Que faut-il entendre par lutte contre la corruption ? À qui s'applique ce mot d'ordre entendu au sommet de l'État, compte tenu de la biographie des hauts dirigeants ?
Qu'en est-il de l'État providence, nécessaire à la transition entre économie d'exportation et économie de consommation ? En dépit d'efforts remarquables, les dépenses de santé restent à un niveau ridiculement bas, en dessous de 2 % du PIB, bien en deçà de ce que faisait Bismarck et de ce que font aujourd'hui des pays en voie de développement. Jusqu'où le discours se traduit-il dans la réalité ? Quels sont les freins rencontrés ?
Au-delà de la progression impressionnante des budgets militaires ces dernières années, peut-on évaluer précisément la puissance de l'armée chinoise dans ses quatre composantes – terre, mer, air, cyberdéfense ? Dans la littérature spécialisée, on lit tout et son contraire.
Avec la nouvelle direction, une évolution est-elle possible au Tibet ? Une éventuelle opposition pourrait-elle se manifester, à l'instar de la rébellion des étudiants place Tien An Men il y a quelques années ?
Parmi les scénarios évoqués se trouve celui d'un monde bipolaire sino-américain. Quelles sont les relations entre les milieux d'affaires chinois et les milieux d'affaires américains ?
Le contrôle de la société fait partie intégrante du modèle chinois, mais comment s'exerce-t-il dans un pays qui compte désormais 540 millions d'internautes ? Comment un État habitué au monopole intervient-il auprès d'une opinion publique qui peut désormais s'exprimer, s'organiser et exercer des pressions grâce à l'internet ?
La question la moins traitée dans la presse est la différenciation entre les factions politiques. Et si l'on en parle peu, c'est que la documentation est rare. Organisées autour d'un homme, mais souvent aussi d'un passé ou d'une localisation communs, elles s'opposent sur des marqueurs politiques, plus ou moins affirmés.
On distingue la faction créée par Jiang Zemin, le successeur de Deng Xiao Ping, qui a réuni des personnalités provenant des côtes ou de Shanghai. Mais il ne faudrait pas assimiler tout à fait les « fils de princes » à la défense des côtes. L'éducation qu'ils ont reçue, leur localisation et leurs activités d'homme d'affaires portent certains d'entre eux à adopter, à l'occasion, un comportement qui n'est pas exactement celui que l'on attend d'eux, par exemple quand il s'est agi de voter la relance EN 2008-2009. Toutefois, des interrogations subsistent à leur sujet.
Les membres de ce clan sont censés donner la priorité à l'économie en général, et à la mondialisation. Xi Jinping passe pour le tenant d'une grande offensive économique chinoise dans le monde. Les quelques interviews que j'ai pu faire confirment cette interprétation. Ils seraient moins sensibles à la sécurité publique et au contrôle, à la politique sociale et à l'harmonie de la société. En revanche, ils se préoccuperaient davantage de l'impulsion à donner plutôt que de sa traduction sur le terrain. Cela étant, le portrait que je brosse est schématique. En tout cas, on est tout de même loin d'un personnel politique stalinien, la réflexion a gagné en profondeur et le pouvoir n'est pas le seul enjeu des luttes.
Jiang Zemin est connu comme le représentant de Shanghai, plus que comme « fils de prince ». Il incarne surtout la figure du parrain. Rien ne laissait présager pareil destin, ses débuts de carrière n'ayant rien eu d'extraordinaire, mais il a révélé des qualités de manoeuvrier tout à fait remarquables.
La deuxième tendance est présentée comme celle de la Ligue des jeunesses communistes, que Hu Jintao a longtemps dirigée. Il repérait les jeunes talents et les formait, mais selon une ligne plus traditionnelle, plus sensible au contrôle et à une harmonie sociale très dirigée. Ce sont dans l'ensemble des gens intéressés par la mécanique du pouvoir, qui ont fait des séjours dans les provinces de l'intérieur. Ainsi, Li Keqiang a successivement dirigé le Henan, qu'il a globalement bien géré – mais en dissimulant le grand scandale du sida –, et le Liaoning qu'il a brillamment relevé d'une crise industrielle très dure.
Venons-en au contrôle social et à la corruption.
À l'aune de ce que les Chinois ont subi sous Mao, ils vivent infiniment mieux parce que, dans les villes en tout cas, la sphère privée échappe largement au contrôle et il n'existe plus de contrôle moral. Les cadres locaux s'en sortent alors chacun à leur façon, comme ils peuvent. La vie de tous les jours est libérée, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, un grave accident peut se produire sans que la police intervienne. J'ai assisté à plusieurs scènes pénibles où des victimes restaient sur le trottoir en attendant qu'il se passe quelque chose. Pour que le parti se mobilise, il faut que le pouvoir et la hiérarchie soient en cause, ou qu'il soit vraiment difficile d'ignorer le problème.
En revanche, dans les campagnes, la situation est différente. Le contrôle s'y exerce diversement, selon la proximité de la ville et la nature du problème, et en combinant à des degrés variables morale traditionnelle et sensibilité politique des autorités locales. La vie des jeunes n'y est pas toujours très facile, ce qui explique en partie que beaucoup d'entre eux soient partis à la ville où ils se montrent à la fois plus actifs et plus rétifs, n'hésitant pas à se mettre parfois en grève, ce qu'ils n'auraient pas fait dans leur village.
Le contrôle social se limite à l'essentiel mais les gens ne profitent pas forcément de cette situation nouvelle. J'ai milité dans mon quartier pour interdire les grosses voitures, compte tenu des risques qu'elles font courir aux piétons, dans le boyau qui passe devant ma résidence, mais en vain. Eh bien, dans l'ensemble, les gens considèrent que les propriétaires de grosse voiture ont gagné beaucoup d'argent et qu'ils méritent la considération. J'ai eu beau plaider la cause des vieillards et des femmes avec poussette, je n'ai pas ému grand monde. La société n'a pas forcément la fibre sociale…
De même, la question de la corruption n'est pas simple à appréhender. D'après les récits que j'ai recueillis auprès des paysans, tout le monde a admis que les cadres, dont le pouvoir s'était affaibli après la disparition des communes populaires, se reconvertissent pour compenser la perte des ressources qu'ils tiraient de l'application des règlements – pour peu que leur comportement ne dépasse pas certaines limites. Dans l'esprit de beaucoup, un cadre moyennement corrompu est un cadre acceptable.
Ensuite, et c'est une banalité de le dire, en Chine, tout le monde est pour les forts, parce qu'ils sont censés avoir mérité leur situation. En revanche, quand on s'aperçoit qu'ils exagèrent, l'opinion se retourne très vite. En somme, la corruption est bien acceptée, ne serait-ce que parce qu'on ne voit pas comment faire autrement, par exemple dans le domaine de la santé. Le père d'un de mes amis a subi un pontage cardiaque. Le prix officiel de l'opération était de l'ordre de 100 euros, une belle somme en Chine. Dans un premier temps, le chirurgien a réclamé 500 euros, mais la veille de l'opération, l'addition est montée à 2 000 euros. Comment refuser ? Il n'y a pas de consensus sur la question ni la moralité pour que la situation change. L'évolution prendra énormément de temps.
S'agissant des lignes des différentes factions, c'est autour du statut respectif de la loi et du parti et de l'arbitraire que les discussions se sont principalement focalisées ces dernières années. Et le problème n'est toujours pas résolu. Seule certitude, le patron de la sécurité n'est plus au comité permanent et c'est un progrès, mais la séparation des pouvoirs est encore un horizon lointain et il ne faut pas se cacher que la campagne contre la corruption qui s'annonce contient des risques considérables d'arbitraire. Bien qu'il ait été discuté à l'assemblée chinoise, et même sur le web, le nouveau code de procédure pénale est passé. Or il contient un article qui autorise la détention arbitraire, au secret total, dans des lieux inconnus, en cas d'atteinte à la sécurité de l'Etat ou de grande corruption.
Un deuxième débat tourne autour du passé et de l'histoire. Juste avant le Congrès, des signaux ont été lancés par les libéraux. On a pu ainsi lire dans la presse officielle que le Grand Bond en avant avait fait 35 millions de morts. Et si Li Peng et Jiang Zemin se sont retrouvés alliés au Congrès, c'est à cause du spectre de Tian An Men et du risque de voir un renversement des verdicts faire basculer la vie politique dans un univers différent. Sur ce plan, on est apparemment revenu en arrière.
Paradoxalement, dans le troisième débat qui concerne la « fracture sociale » et la redistribution des fruits de la croissance, l'équipe sortante n'est pas créditée de ses efforts pourtant considérables en la matière. Je suis plus optimiste que Jean-Luc Domenach. Certes, les sommes demeurent faibles au regard de la croissance, qui reste toujours supérieure à l'augmentation des budgets, mais des structures ont été mises en place concernant la santé, la retraite. Dans les campagnes, les paysans ont un compte informatique qui les met directement en relation avec l'organisme payeur en court-circuitant les échelons locaux qui ont toujours détourné les fonds d'aide sociale. Ces réformes constituent la préfiguration du progrès à venir.
Pour apprécier la réorientation de la croissance, mieux vaut ne pas trop se fier aux statistiques et aux discours officiels. Depuis 2008, le violent coup d'accélérateur donné aux investissements dans les infrastructures et les capacités de production s'est ressenti dans le rythme de croissance, mais le pouvoir d'achat individuel et la consommation n'en ont pas profité, au contraire même, car le phénomène des bulles s'est aggravé. La croissance a ralenti aujourd'hui, le taux de 7,5 % me paraissant surévalué compte tenu de la stagnation de la consommation d'électricité. Il me semble que certains secteurs de l'industrie lourde, comme la production d'acier qui représente à elle seule les deux tiers de la consommation résidentielle, se sont brusquement contractés si bien qu'on observe automatiquement un rééquilibrage conjoncturel en faveur de la consommation. Mais il s'agit d'un effet d'optique et la Chine reste un des pays du monde où le revenu individuel est le plus faible. En outre, les chiffres ne tiennent pas compte de l'économie grise. La consommation est plus forte que ne l'indique la mesure officielle, mais elle est l'apanage d'une très petite frange de la population, ce qui illustre la thèse de « l'hyperclasse » qui a engrangé les bénéfices des vingt dernières années.
Si l'on relie ça au politique, je vous signale l'un des articles les plus intéressants sortis de l'École centrale du Parti communiste chinois, paru il y a quelque temps, et consacré aux conditions de la démocratie. L'auteur osait écrire que, pour instaurer une démocratie, il fallait une classe moyenne et qu'elle n'existait pas en Chine. Sa thèse allait donc totalement à l'encontre de ce qui s'écrit dans la presse occidentale, qui se focalise sur les ventes de voiture et d'autres produits de luxe.
Les failles existent, mais la Chine a de grandes réserves.
Le vieillissement démographique commence, mais il reste un immense réservoir de productivité dans les campagnes. Grâce aux investissements faits dans les infrastructures de transport, sont désormais accessibles des régions où le salaire minimum est moins de la moitié de ce qu'il est sur la côte. Il y a donc un avenir, même pour l'économie d'exportation. Ceux qui croient que l'heure de la Chine est passée se trompent. La résistance à la réorientation traduit d'ailleurs la conviction qu'ont les dirigeants d'avoir encore de la marge. Une marge qui se réduirait sans doute si une deuxième crise internationale éclatait car elle ne manquerait pas de frapper les grands pays exportateurs. Incidemment, l'Europe est le premier marché chinois, au pire le deuxième, quand elle a, comme en ce moment, un accès de faiblesse.
La stimulation de la croissance ne pourrait plus se faire à la même hauteur qu'en 2008 et 2009. Les dirigeants ont un pied sur l'accélérateur et l'autre sur le frein ; ils tentent de contenir la bulle immobilière tout en relançant l'économie. On a parlé d'un plan de relance des infrastructures, mais on ne sait pas comment terminer le réseau de TGV, tellement il est immense. Les dirigeants n'ont pas appuyé aussi fort sur l'accélérateur la seconde fois parce qu'ils sont préoccupés par les grands équilibres et le risque de dérapage de la dette.
La dette est évidemment plus faible que chez nous, et a fortiori qu'au Japon, mais elle est beaucoup plus élevée que sa mesure officielle. Il faut ajouter à la dette du gouvernement central celle des administrations locales, et celle des entités parapubliques, détenues par les autorités locales, qui s'en sont servies pour financer l'immobilier. Au lieu des 25 % officiels, on devrait plutôt être autour de 70 % à 80 % du PIB. Avec une croissance de 7 % ou 8 %, la Chine s'en sort encore mais elle ne peut plus ignorer la contrainte.
Le drame politique du dernier Congrès et de la succession en cours vient de ce que les problèmes sont posés, mais que les nouveaux dirigeants pensent qu'il est urgent d'attendre car ils préfèrent consolider leur emprise sur le pouvoir.
Le problème du Tibet n'est absolument pas secondaire aux yeux des Chinois, car la religion symbolise l'autorité révélée. Les dirigeants chinois sont incapables de concéder une véritable autonomie religieuse. Il est hors de question que l'État-parti renonce à son droit de regard sur les représentants du pouvoir religieux.
La Chine connaît un extraordinaire renouveau religieux et elle est devenue une sorte de supermarché des religions : catholicisme, protestantisme, bouddhisme, sectes en tous genres, lamaïsme, et, bien sûr, l'islam, la religion qui, sans doute, marche le mieux, car son monothéisme est compensé par l'absence de clergé unifié, ce qui laisse la main au gouvernement chinois. Le problème n'est pas l'indépendance du Tibet, il réside dans l'impossibilité de trouver un compromis sur la religion révélée. Il y a en revanche des ententes avec les monastères tibétains qui sont en Chine même, avec lesquels les relations sont un peu moins conflictuelles. Mais on ne peut qu'être frappé par la totale insensibilité des autorités qui considèrent le Tibet comme le Far West chinois, c'est-à-dire comme une terre de colonisation démographique où s'installent des Chinois entreprenants aux côtés de Tibétains qui le sont moins. Le schéma est le même au Cambodge, en Birmanie, où s'opposent aux groupes ethniques locaux des populations plus industrieuses qui exploitent leurs atouts.
Je jugerais catastrophique qu'après avoir fait du Dalaï-lama l'incarnation de son affirmation politique face à la Chine, l'Occident ne dise plus rien. L'accent devrait être mis sur la liberté religieuse et la libre désignation des chefs, indépendamment de l'autodétermination et du statut du Tibet. Les démocraties devraient pouvoir se mettre d'accord sur ce point.
À propos des Tibétains, sachez que j'ai été personnellement témoin de scènes très pénibles, où je me serais cru dans Le Nom de la rose. Des monastères interdisent d'envoyer les enfants à l'école chinoise. Or, une des constantes des révolutions nationales, c'est tout de même que les colonisés utilisent les moyens dont le colonisateur leur a appris à se servir. Je l'ai dit aux conseillers du Dalaï-lama et il faut que cela se sache. Si les Tibétains ne forment pas des élites éclairées, ils seront dans une impasse totale. Comment s'intégrer à la société si l'on ne sait pas lire le chinois ? En dépit de tout ce qui a été dit, et qui est vrai, sur les aspects scandaleux de la politique chinoise, les monastères tibétains ont une part de responsabilité.
En réponse à vos questions sur l'Europe, je me réjouis de la continuité entre l'actuel gouvernement et le précédent autour de thèmes comme la réciprocité des investissements, le ton plus ferme que doit adopter Bruxelles dans négociations. Il faut être réaliste : nous ne pouvons pas résoudre les problèmes par nous-mêmes, en dehors de l'enceinte européenne, et ce ne sont pas les accords de bonne volonté qui nous aideront à surmonter les difficultés. La Chine a besoin de l'Europe pour diversifier ses placements, pour exporter. Elle est inquiétante à certains égards, notamment dans le domaine concurrentiel, mais il ne faut pas lui fermer la porte. Il faut contrôler, réguler et parvenir à peser dans la négociation. La réélection du Président Obama offre peut-être l'occasion de trouver quelques points de convergence avec les États-Unis. Il faut éviter aussi d'être trop naïf car les intérêts chinois entrent par la porte, la fenêtre, le vasistas et, plus généralement par toute ouverture accessible. Les statistiques concernant l'Europe sont toutes largement sous-estimées puisqu'elles ignorent le rôle des places offshore, des riches particuliers et des prête-noms.
L'armée, enfin. Il s'agit d'un lobby qui s'est reconstitué. Curieusement, c'est l'année où le Premier ministre Wen Jiabao a eu l'audace, à cause de la crise et pour la seconde fois en vingt-cinq ans, de ralentir la croissance des dépenses militaires – passée de 10 % à 8 % – qu'a été lancée la grande campagne militaire, que le soixantième anniversaire de la République populaire a été célébré avec un faste sans équivalent et que les incidents territoriaux se sont intensifiés. Le poids de l'armée est considérable car elle incarne la légitimité nationale dans un domaine déserté par l'idéologie, et elle reste le dernier recours en cas de troubles intérieurs, les forces paramilitaires, en plein essor, étant elles-mêmes très dépendantes de l'armée.
Les capacités réelles des différentes forces ? On dit tout et son contraire car, aux États-Unis même, il y a une véritable guerre de religion à se sujet. Je pense que la capacité chinoise est semi-militaire, semi-géopolitique, c'est-à-dire que leur ténacité et la certitude que les Chinois inspirent à leurs interlocuteurs qu'ils sont capables de tenir et de supporter des pertes sur une longue durée jouent leur faveur. En parallèle, leur attitude constitue en Asie la meilleure publicité pour les fabricants d'armes. Tous les voisins augmentent leurs dépenses militaires. J'ignore comment les États-Unis eux-mêmes pourront à long terme tenir leurs engagements en la matière. Mais les voisins de la Chine prendront le relais. De ce côté-là de l'horizon, des nuages apparaissent, et le contraste avec la situation européenne est frappant.
L'Organisation de coopération de Shanghai est une alliance diplomatique de revers qui inclut les pays d'Asie centrale, la Russie et la Chine. Son utilité principale réside dans la garantie des frontières et dans la réaffirmation de la primauté de la souveraineté. Sur le plan pratique, il n'a pas grande portée car ses membres ne se font pas confiance.
La séance est levée à onze heures quinze.