Intervention de Jean-Luc Domenach

Réunion du 21 novembre 2012 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jean-Luc Domenach, directeur de recherches au CERI-Sciences Po :

La question la moins traitée dans la presse est la différenciation entre les factions politiques. Et si l'on en parle peu, c'est que la documentation est rare. Organisées autour d'un homme, mais souvent aussi d'un passé ou d'une localisation communs, elles s'opposent sur des marqueurs politiques, plus ou moins affirmés.

On distingue la faction créée par Jiang Zemin, le successeur de Deng Xiao Ping, qui a réuni des personnalités provenant des côtes ou de Shanghai. Mais il ne faudrait pas assimiler tout à fait les « fils de princes » à la défense des côtes. L'éducation qu'ils ont reçue, leur localisation et leurs activités d'homme d'affaires portent certains d'entre eux à adopter, à l'occasion, un comportement qui n'est pas exactement celui que l'on attend d'eux, par exemple quand il s'est agi de voter la relance EN 2008-2009. Toutefois, des interrogations subsistent à leur sujet.

Les membres de ce clan sont censés donner la priorité à l'économie en général, et à la mondialisation. Xi Jinping passe pour le tenant d'une grande offensive économique chinoise dans le monde. Les quelques interviews que j'ai pu faire confirment cette interprétation. Ils seraient moins sensibles à la sécurité publique et au contrôle, à la politique sociale et à l'harmonie de la société. En revanche, ils se préoccuperaient davantage de l'impulsion à donner plutôt que de sa traduction sur le terrain. Cela étant, le portrait que je brosse est schématique. En tout cas, on est tout de même loin d'un personnel politique stalinien, la réflexion a gagné en profondeur et le pouvoir n'est pas le seul enjeu des luttes.

Jiang Zemin est connu comme le représentant de Shanghai, plus que comme « fils de prince ». Il incarne surtout la figure du parrain. Rien ne laissait présager pareil destin, ses débuts de carrière n'ayant rien eu d'extraordinaire, mais il a révélé des qualités de manoeuvrier tout à fait remarquables.

La deuxième tendance est présentée comme celle de la Ligue des jeunesses communistes, que Hu Jintao a longtemps dirigée. Il repérait les jeunes talents et les formait, mais selon une ligne plus traditionnelle, plus sensible au contrôle et à une harmonie sociale très dirigée. Ce sont dans l'ensemble des gens intéressés par la mécanique du pouvoir, qui ont fait des séjours dans les provinces de l'intérieur. Ainsi, Li Keqiang a successivement dirigé le Henan, qu'il a globalement bien géré – mais en dissimulant le grand scandale du sida –, et le Liaoning qu'il a brillamment relevé d'une crise industrielle très dure.

Venons-en au contrôle social et à la corruption.

À l'aune de ce que les Chinois ont subi sous Mao, ils vivent infiniment mieux parce que, dans les villes en tout cas, la sphère privée échappe largement au contrôle et il n'existe plus de contrôle moral. Les cadres locaux s'en sortent alors chacun à leur façon, comme ils peuvent. La vie de tous les jours est libérée, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, un grave accident peut se produire sans que la police intervienne. J'ai assisté à plusieurs scènes pénibles où des victimes restaient sur le trottoir en attendant qu'il se passe quelque chose. Pour que le parti se mobilise, il faut que le pouvoir et la hiérarchie soient en cause, ou qu'il soit vraiment difficile d'ignorer le problème.

En revanche, dans les campagnes, la situation est différente. Le contrôle s'y exerce diversement, selon la proximité de la ville et la nature du problème, et en combinant à des degrés variables morale traditionnelle et sensibilité politique des autorités locales. La vie des jeunes n'y est pas toujours très facile, ce qui explique en partie que beaucoup d'entre eux soient partis à la ville où ils se montrent à la fois plus actifs et plus rétifs, n'hésitant pas à se mettre parfois en grève, ce qu'ils n'auraient pas fait dans leur village.

Le contrôle social se limite à l'essentiel mais les gens ne profitent pas forcément de cette situation nouvelle. J'ai milité dans mon quartier pour interdire les grosses voitures, compte tenu des risques qu'elles font courir aux piétons, dans le boyau qui passe devant ma résidence, mais en vain. Eh bien, dans l'ensemble, les gens considèrent que les propriétaires de grosse voiture ont gagné beaucoup d'argent et qu'ils méritent la considération. J'ai eu beau plaider la cause des vieillards et des femmes avec poussette, je n'ai pas ému grand monde. La société n'a pas forcément la fibre sociale…

De même, la question de la corruption n'est pas simple à appréhender. D'après les récits que j'ai recueillis auprès des paysans, tout le monde a admis que les cadres, dont le pouvoir s'était affaibli après la disparition des communes populaires, se reconvertissent pour compenser la perte des ressources qu'ils tiraient de l'application des règlements – pour peu que leur comportement ne dépasse pas certaines limites. Dans l'esprit de beaucoup, un cadre moyennement corrompu est un cadre acceptable.

Ensuite, et c'est une banalité de le dire, en Chine, tout le monde est pour les forts, parce qu'ils sont censés avoir mérité leur situation. En revanche, quand on s'aperçoit qu'ils exagèrent, l'opinion se retourne très vite. En somme, la corruption est bien acceptée, ne serait-ce que parce qu'on ne voit pas comment faire autrement, par exemple dans le domaine de la santé. Le père d'un de mes amis a subi un pontage cardiaque. Le prix officiel de l'opération était de l'ordre de 100 euros, une belle somme en Chine. Dans un premier temps, le chirurgien a réclamé 500 euros, mais la veille de l'opération, l'addition est montée à 2 000 euros. Comment refuser ? Il n'y a pas de consensus sur la question ni la moralité pour que la situation change. L'évolution prendra énormément de temps.

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