S'agissant des lignes des différentes factions, c'est autour du statut respectif de la loi et du parti et de l'arbitraire que les discussions se sont principalement focalisées ces dernières années. Et le problème n'est toujours pas résolu. Seule certitude, le patron de la sécurité n'est plus au comité permanent et c'est un progrès, mais la séparation des pouvoirs est encore un horizon lointain et il ne faut pas se cacher que la campagne contre la corruption qui s'annonce contient des risques considérables d'arbitraire. Bien qu'il ait été discuté à l'assemblée chinoise, et même sur le web, le nouveau code de procédure pénale est passé. Or il contient un article qui autorise la détention arbitraire, au secret total, dans des lieux inconnus, en cas d'atteinte à la sécurité de l'Etat ou de grande corruption.
Un deuxième débat tourne autour du passé et de l'histoire. Juste avant le Congrès, des signaux ont été lancés par les libéraux. On a pu ainsi lire dans la presse officielle que le Grand Bond en avant avait fait 35 millions de morts. Et si Li Peng et Jiang Zemin se sont retrouvés alliés au Congrès, c'est à cause du spectre de Tian An Men et du risque de voir un renversement des verdicts faire basculer la vie politique dans un univers différent. Sur ce plan, on est apparemment revenu en arrière.
Paradoxalement, dans le troisième débat qui concerne la « fracture sociale » et la redistribution des fruits de la croissance, l'équipe sortante n'est pas créditée de ses efforts pourtant considérables en la matière. Je suis plus optimiste que Jean-Luc Domenach. Certes, les sommes demeurent faibles au regard de la croissance, qui reste toujours supérieure à l'augmentation des budgets, mais des structures ont été mises en place concernant la santé, la retraite. Dans les campagnes, les paysans ont un compte informatique qui les met directement en relation avec l'organisme payeur en court-circuitant les échelons locaux qui ont toujours détourné les fonds d'aide sociale. Ces réformes constituent la préfiguration du progrès à venir.
Pour apprécier la réorientation de la croissance, mieux vaut ne pas trop se fier aux statistiques et aux discours officiels. Depuis 2008, le violent coup d'accélérateur donné aux investissements dans les infrastructures et les capacités de production s'est ressenti dans le rythme de croissance, mais le pouvoir d'achat individuel et la consommation n'en ont pas profité, au contraire même, car le phénomène des bulles s'est aggravé. La croissance a ralenti aujourd'hui, le taux de 7,5 % me paraissant surévalué compte tenu de la stagnation de la consommation d'électricité. Il me semble que certains secteurs de l'industrie lourde, comme la production d'acier qui représente à elle seule les deux tiers de la consommation résidentielle, se sont brusquement contractés si bien qu'on observe automatiquement un rééquilibrage conjoncturel en faveur de la consommation. Mais il s'agit d'un effet d'optique et la Chine reste un des pays du monde où le revenu individuel est le plus faible. En outre, les chiffres ne tiennent pas compte de l'économie grise. La consommation est plus forte que ne l'indique la mesure officielle, mais elle est l'apanage d'une très petite frange de la population, ce qui illustre la thèse de « l'hyperclasse » qui a engrangé les bénéfices des vingt dernières années.
Si l'on relie ça au politique, je vous signale l'un des articles les plus intéressants sortis de l'École centrale du Parti communiste chinois, paru il y a quelque temps, et consacré aux conditions de la démocratie. L'auteur osait écrire que, pour instaurer une démocratie, il fallait une classe moyenne et qu'elle n'existait pas en Chine. Sa thèse allait donc totalement à l'encontre de ce qui s'écrit dans la presse occidentale, qui se focalise sur les ventes de voiture et d'autres produits de luxe.
Les failles existent, mais la Chine a de grandes réserves.
Le vieillissement démographique commence, mais il reste un immense réservoir de productivité dans les campagnes. Grâce aux investissements faits dans les infrastructures de transport, sont désormais accessibles des régions où le salaire minimum est moins de la moitié de ce qu'il est sur la côte. Il y a donc un avenir, même pour l'économie d'exportation. Ceux qui croient que l'heure de la Chine est passée se trompent. La résistance à la réorientation traduit d'ailleurs la conviction qu'ont les dirigeants d'avoir encore de la marge. Une marge qui se réduirait sans doute si une deuxième crise internationale éclatait car elle ne manquerait pas de frapper les grands pays exportateurs. Incidemment, l'Europe est le premier marché chinois, au pire le deuxième, quand elle a, comme en ce moment, un accès de faiblesse.
La stimulation de la croissance ne pourrait plus se faire à la même hauteur qu'en 2008 et 2009. Les dirigeants ont un pied sur l'accélérateur et l'autre sur le frein ; ils tentent de contenir la bulle immobilière tout en relançant l'économie. On a parlé d'un plan de relance des infrastructures, mais on ne sait pas comment terminer le réseau de TGV, tellement il est immense. Les dirigeants n'ont pas appuyé aussi fort sur l'accélérateur la seconde fois parce qu'ils sont préoccupés par les grands équilibres et le risque de dérapage de la dette.
La dette est évidemment plus faible que chez nous, et a fortiori qu'au Japon, mais elle est beaucoup plus élevée que sa mesure officielle. Il faut ajouter à la dette du gouvernement central celle des administrations locales, et celle des entités parapubliques, détenues par les autorités locales, qui s'en sont servies pour financer l'immobilier. Au lieu des 25 % officiels, on devrait plutôt être autour de 70 % à 80 % du PIB. Avec une croissance de 7 % ou 8 %, la Chine s'en sort encore mais elle ne peut plus ignorer la contrainte.
Le drame politique du dernier Congrès et de la succession en cours vient de ce que les problèmes sont posés, mais que les nouveaux dirigeants pensent qu'il est urgent d'attendre car ils préfèrent consolider leur emprise sur le pouvoir.
Le problème du Tibet n'est absolument pas secondaire aux yeux des Chinois, car la religion symbolise l'autorité révélée. Les dirigeants chinois sont incapables de concéder une véritable autonomie religieuse. Il est hors de question que l'État-parti renonce à son droit de regard sur les représentants du pouvoir religieux.
La Chine connaît un extraordinaire renouveau religieux et elle est devenue une sorte de supermarché des religions : catholicisme, protestantisme, bouddhisme, sectes en tous genres, lamaïsme, et, bien sûr, l'islam, la religion qui, sans doute, marche le mieux, car son monothéisme est compensé par l'absence de clergé unifié, ce qui laisse la main au gouvernement chinois. Le problème n'est pas l'indépendance du Tibet, il réside dans l'impossibilité de trouver un compromis sur la religion révélée. Il y a en revanche des ententes avec les monastères tibétains qui sont en Chine même, avec lesquels les relations sont un peu moins conflictuelles. Mais on ne peut qu'être frappé par la totale insensibilité des autorités qui considèrent le Tibet comme le Far West chinois, c'est-à-dire comme une terre de colonisation démographique où s'installent des Chinois entreprenants aux côtés de Tibétains qui le sont moins. Le schéma est le même au Cambodge, en Birmanie, où s'opposent aux groupes ethniques locaux des populations plus industrieuses qui exploitent leurs atouts.
Je jugerais catastrophique qu'après avoir fait du Dalaï-lama l'incarnation de son affirmation politique face à la Chine, l'Occident ne dise plus rien. L'accent devrait être mis sur la liberté religieuse et la libre désignation des chefs, indépendamment de l'autodétermination et du statut du Tibet. Les démocraties devraient pouvoir se mettre d'accord sur ce point.