Intervention de Michel Winock

Réunion du 13 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

L'article 4 de la Constitution déclare : « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

C'est seulement cette Constitution de 1958 qui consacre l'existence et la liberté des partis politiques. Ils existaient cependant depuis longtemps. La Révolution de 1789 en est à l'origine ; la réglementation napoléonienne y a mis fin provisoirement, mais le retour d'une vie parlementaire sous la monarchie restaurée entre 1815 et 1848 a relancé le processus : l'activité électorale en était la source. L'instauration du suffrage universel en 1848, pour élire non seulement l'Assemblée mais aussi le Président de la République, a été le véritable signal de départ d'une structuration politique à l'échelle nationale et non plus seulement locale.

Le coup d'État de 1851 et le Second Empire ont mis fin, provisoirement, au développement des partis. Mais Napoléon III, qui gouvernait au nom du peuple, avait conservé le suffrage universel et même si celui-ci était diminué par la candidature officielle et les privations de liberté, les élections avaient lieu régulièrement et offraient à l'opposition un moyen de se faire entendre. Au cours des années 1860, le régime bonapartiste s'est progressivement libéralisé : de nombreux journaux sont nés et, en 1868, une loi a autorisé les réunions publiques. Bref, la vie politique s'est ranimée, les comités électoraux se sont multipliés. Parallèlement, un autre phénomène est apparu : les ligues. Ce ne sont pas des partis, elles ne préparent pas les élections, mais elles mobilisent autour d'un objectif précis. La plus célèbre d'entre elles, qui existe encore, la Ligue de l'enseignement, a ainsi été créée en 1866. Cet élan du renouveau politique est arrêté en 1870-1871 par la guerre franco-prussienne et la guerre civile. La véritable naissance des partis politiques date de la IIIe République.

En 1900, on compte cinq partis à gauche, presque autant à droite. Ils n'ont toutefois pas de statut légal ; ils sont simplement tolérés. C'est la loi sur les associations de 1901, destinée à neutraliser les congrégations religieuses, qui légalise leur existence. Les principaux partis politiques français sont créés entre 1900 et 1905, en attendant la fondation du parti communiste en 1920.

La critique des partis politiques s'est affirmée dès leur origine. La pensée révolutionnaire, inscrite dans la ligne du Contrat social de Rousseau, a dénoncé les « associations partielles aux dépens de la grande », la « volonté générale » étant exaltée contre les « factions ». Dans le même ordre d'idée, de manière plus contemporaine, le général de Gaulle, nostalgique de l'Union sacrée, s'est élevé contre le régime des partis, au nom de l'idéologie du « rassemblement ». Cette pensée a été clairement exprimée lors de la fondation du Rassemblement du peuple français en 1947 ; elle inspire la Constitution de la Ve République, dont le Président est la clef de voûte. « Il faut choisir, déclarait de Gaulle à Alain Peyrefitte en 1963, entre le régime d'assemblée, c'est-à-dire le régime des partis, et l'autre régime, c'est-à-dire le mien. Quand il y aura plusieurs candidats à la présidence de la République, ce sera toujours un choix entre des hommes, avec leur coefficient personnel et la ligne politique qu'ils représenteront ; ce ne sera pas un choix entre des partis. Si ça devait être un choix entre des partis, on retomberait dans la IVe et l'UNR aurait contribué à y faire à nouveau retomber le pays. » Toutes choses égales d'ailleurs, c'est cette volonté d'unité, voire d'unanimité, qui inspire la création du parti unique dans les États totalitaires.

Une autre contestation s'est développée non contre le principe des partis, mais contre le multipartisme, l'éparpillement des forces, la rivalité des clans. Dans son ouvrage L'Ancien régime et la Révolution, Tocqueville perçoit ce phénomène à l'oeuvre dès avant 1789 : « Nos pères, écrit-il, n'avaient pas le mot individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n'y avait pas en effet d'individu qui n'appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu'à lui-même. C'était, si je puis m'exprimer ainsi, une sorte d'individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons. »

La science politique a voulu démontrer le corrélat qui existe entre le mode de scrutin proportionnel et le multipartisme : tous les groupes de 1' « individualisme collectif » – selon l'expression de Tocqueville – le prônent pour exister, quitte à faire tomber le régime dans l'ingouvernabilité, ce qui fut largement le cas sous la IVe République. Il faut cependant noter que l'instabilité de la IIIe République s'est produite non pas avec le scrutin proportionnel mais bel et bien avec le scrutin majoritaire, le scrutin d'arrondissement. L'ultra-division du peuple français paraît défier les modes de scrutin. C'est le second tour de l'élection du président au suffrage universel qui a pu neutraliser les effets du multipartisme.

Une autre critique des partis, toujours d'actualité, porte sur leur nature oligarchique. En 1914, dans son ouvrage Les Partis politiques, Robert Michels avait établi ce qu'il appelait une « loi d'airain » : la tendance inévitable des organisations démocratiques à la formation d'une oligarchie. Il observait que c'étaient toujours les mêmes individus qui, en dépit de la réglementation démocratique, se maintenaient à la direction du parti. Toujours les mêmes têtes, et la télévision ne le prouve que trop !

Aujourd'hui, la désaffection des partis est généralisée. Dans les partis de gouvernement, le nombre des adhérents et des militants n'est que de très peu supérieur au nombre des élus ou des candidats à l'élection. On pourrait en énumérer plusieurs causes telles la montée de l'individualisme ou la révolution technique de la communication – à quoi sert de coller des affiches ou de distribuer des tracts à l'heure d'Internet ? Je n'en retiendrai qu'une : le déclin des idéologies. Les moments de fort militantisme ont été ceux des grands affrontements idéologiques. L'âge du scepticisme a succédé à l'âge des convictions. Des sondages répétés ont mis en lumière l'affaiblissement de l'esprit partisan, l'indifférenciation entre la droite et la gauche, la naissance de ce que les politologues ont appelé l'électeur stratège – celui qui vote selon ses intérêts sans préjugés d'appartenance.

À ce problème de discrédit, il est important de répondre car les partis politiques restent les médiateurs nécessaires entre les citoyens et le pouvoir. Mais les citoyens les voient surtout comme des machines électorales, à quoi leur fonction ne saurait se réduire.

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