Intervention de Frédéric Sawicki

Réunion du 13 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Frédéric Sawicki :

Je voudrais doublement vous remercier, pour votre invitation bien sûr, mais surtout pour avoir choisi de consacrer une séance de votre groupe de travail aux partis politiques, instruments indispensables à l'exercice d'une vie démocratique, si l'on conçoit la démocratie comme une démocratie représentative. Les débats sur la réforme des institutions, très nourris ces dernières années, ont principalement porté sur les organes traditionnels du pouvoir – l'exécutif, le législatif et le judiciaire – et leurs relations ainsi que sur les institutions locales. Ils ont laissé dans l'ombre le rôle des partis politique, qui font figure de parent pauvre de la réflexion sur les institutions démocratiques, soit qu'ils soient considérés comme devant se gouverner eux-mêmes, soit que la recherche en fasse un objet d'étude de second plan.

Les travaux consacrés aux phénomènes politiques en France s'intéressent davantage aux formes de la démocratie participative qu'à celles de la démocratie représentative. De multiples études sont ainsi consacrées au potentiel de renouveau démocratique que recèle la société civile et laissent, ce faisant, de côté l'élaboration au plan national et local de projets politiques globaux. De la même manière, beaucoup d'attention est portée aux mouvements sociaux et aux pratiques contestataires – ce que Pierre Rosanvallon appelle la « contre-démocratie » – sans forcément qu'ils soient analysés comme une contrepartie de l'affaiblissement des partis politiques.

Il y a pourtant urgence à réfléchir aux causes de cet affaiblissement. Deux principales explications prévalent.

Selon la première, un faisceau de causes structurelles d'ordre social, économique, politique et idéologique vouerait inéluctablement les partis à la disparition – je vous renvoie au titre du livre de Robert Hue : Les partis vont mourir… et ils ne le savent pas ! Les partis appartiendraient donc à un moment historique.

Selon la seconde, l'affaiblissement des partis tiendrait aux règles du jeu politique elles-mêmes. Je ne prétendrai pas ici que tout ne serait dû qu'au cadre institutionnel dans lequel ils se situent, mais je pense qu'il est possible de jouer sur certains mécanismes pour les faire évoluer.

Ils doivent d'abord être plus démocratiques. Ils souffrent en effet d'une tendance à l'oligarchisation, moins au sens de Robert Michels, c'est-à-dire parce que ce seraient toujours les mêmes qui les dirigeraient au fil des ans, qu'au sens social. Le profil des représentants politiques est de plus en plus éloigné de la nation. Beaucoup d'efforts ont été consentis ces dernières années en matière de parité pour donner une plus large place aux femmes, même si nous sommes loin de la parité parfaite dans les assemblées désignées au suffrage majoritaire. Reste que les classes populaires ont totalement disparu de la représentation politique : les assemblées représentatives au niveau national et local ne comptent quasiment plus d'ouvriers ou d'employés. Il en va de même pour la représentation des jeunes et des minorités, sous toutes leurs formes.

Une des raisons pour lesquelles les citoyens ne se reconnaissent pas dans les partis tient au fait que leurs dirigeants leur apparaissent très éloignés de ce qu'ils sont, à tort ou à raison. Certes, l'idéal de la nation n'est pas que les représentants soient à l'image du peuple, toutefois, lorsqu'ils en sont à ce point éloignés, de multiples problèmes se posent.

Ou l'on considère qu'il s'agit d'un processus inéluctable, lié à une forme de sélection sociale – la politique requerrait de plus en plus de compétences techniques et pratiques acquises au terme d'une longue formation universitaire – et alors il n'y a plus rien à faire. Ou l'on réfléchit aux manières de redonner aux partis politiques un rôle dans l'éducation populaire et aux mécanismes pouvant les inciter à diversifier leur représentation. C'est une première piste de réflexion qui me semble très importante.

Deuxième aspect à prendre en compte pour comprendre la crise de la représentation : les règles de scrutin qui conduisent à laisser en dehors de la représentation politique des pans entiers de notre société.

Sous l'effet conjugué du scrutin majoritaire à deux tours et de la présidentialisation de nos institutions, beaucoup de nos concitoyens ne se sentent pas représentés dans les institutions centrales de notre pays. Ce processus aboutit à ce que 80 % des députés appartiennent soit au parti socialiste soit à l'UMP.

On peut certes considérer, au nom de l'efficacité, qu'il s'agit d'un mal nécessaire pour dégager une majorité. On peut estimer aussi que ce mécanisme a des vertus prophylactiques, en ce qu'il laisse les extrêmes à l'extérieur du jeu de la représentation. Je considère pour ma part que, dans l'état actuel de la société française, compte tenu de la diversité de ses sensibilités, de ses intérêts et de ses opinions, le système électoral apparaît à bout de souffle.

Le spectre du retour à la IIIe République est toujours agité mais, comme le soulignait fort justement Michel Winock, le scrutin majoritaire n'a pas empêché qu'elle soit marquée par l'instabilité gouvernementale. Beaucoup de pays démentent la règle de Duverger : il n'y a pas d'automaticité entre scrutin proportionnel et éparpillement des forces politiques. En Allemagne, même si certains déplorent qu'il y ait des coalitions SPD-CDU, il n'en reste pas moins que les gouvernements sont dotés d'une forte légitimité et que la crise des partis politiques est moins forte qu'en France.

Si nous ne prenons pas cette question à bras-le-corps, elle risque de nous exploser à la figure. Il est urgent d'y réfléchir.

Nous assistons déjà à une montée des formes de contestation radicale – nous en avons eu de nombreuses illustrations ces dernières années. L'abstention, je n'ai pas besoin de vous le rappeler, a atteint des taux records depuis les débuts de la Ve République, et encore n'est-il pas tenu compte des taux de non-inscription sur les listes électorales qui concerne 30 % à 35 % des jeunes appartenant aux classes populaires. La proportion de personnes qui seraient susceptibles de voter mais qui ne votent pas atteint 30 % à 50 %, en dehors de certaines élections présidentielles. À cela s'ajoutent les votes qui se portent sur des partis autres que le PS et l'UMP. Nous ne pouvons que constater que cela ne va plus.

Si nos institutions contribuent au discrédit des partis politiques, c'est aussi – troisième aspect – du fait de la reconnaissance juridique très tardive dont ils ont fait l'objet. La Constitution de 1958 les définit a minima : « Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. » Autrement dit, elle les cantonne dans l'organisation des élections. Les constitutions italienne et allemande envisagent leur rôle de manière beaucoup plus extensive : ils ne sont pas réduits à aller à la « pêche aux voix » pour reprendre une célèbre expression de Schumpeter, mais sont considérés comme contribuant à la construction d'un intérêt collectif et concourant à la « formation de la volonté politique ».

Il faut attendre en France la loi de 1988 sur le financement politique des partis politiques pour qu'ils accèdent à une véritable reconnaissance juridique. Cependant, malgré une codification progressive, leur statut reste flou. Ils ne sont pas dotés d'un statut propre et relèvent encore de la loi de 1901 sur les associations. À la différence de l'Allemagne, ils ne sont soumis à aucune obligation d'adopter des règles démocratiques, de nature à donner aux adhérents des garanties minimales en termes de sincérité des élections internes. On sait comme le Congrès de Reims du Parti socialiste et la bataille opposant François Fillon à Jean-François Copé ont constitué des spectacles catastrophiques aux yeux non seulement des militants mais de l'ensemble des Français.

Par ailleurs, il convient d'accroître la transparence de leur financement. Même si d'énormes progrès ont été accomplis depuis les affaires qui ont défrayé la chronique dans les années 1980, il existe encore beaucoup d'affaires de financement. La tolérance vis-à-vis de la possibilité de créer des micro-partis donne l'occasion à n'importe quel élu de collecter de l'argent auprès des particuliers, qui peuvent faire des dons dans la limite de 7 500 euros par an. Cela pose un double problème : d'une part, une autonomie très forte des élus vis-à-vis de leur parti ; d'autre part, une perte de confiance. Rappelons que les partis perçoivent directement ou indirectement plus de la moitié de leurs ressources du contribuable. Les cotisations des élus à leur parti proviennent de l'indemnité publique qui leur est allouée pour exercer leurs fonctions ; les cotisations des adhérents sont déductibles de l'impôt sur le revenu.

Une réflexion doit être menée sur les contreparties à apporter à cette contribution très importante de l'État. Il existe un premier mécanisme à travers la parité hommes-femmes : les partis sont pénalisés financièrement s'ils ne la respectent pas. Mais il faut rechercher d'autres moyens d'orienter davantage les dotations publiques. Je considère qu'une partie de ces sommes devrait, comme en Allemagne, être consacrée obligatoirement à des organismes de formation et d'éducation populaire. Ce serait l'un des moyens possibles pour les partis de former des citoyens n'ayant pas eu la chance d'étudier dans une grande école comme Sciences Po ou l'ENA ou de suivre un master de droit ou de sciences politiques.

Une telle orientation de l'utilisation des fonds publics serait très intéressante à mettre en oeuvre, surtout si elle s'accompagnait d'une forte proportionnalisation de la représentation.

Beaucoup protestent contre le parachutage d'élus par les partis. Je considère, pour ma part, qu'à partir du moment où ils sont légitimes, ils doivent pouvoir choisir leurs candidats et intervenir pour assurer la représentation la plus respectueuse de la diversité des intérêts qu'ils représentent. Le leader syndical lorrain Édouard Martin, député au Parlement européen, n'aurait jamais eu de chances d'être élu dans le cadre d'une élection à scrutin majoritaire. Il faut encourager ces processus. Cela contribuera également à resserrer les liens des partis politiques avec les organisations qui leur sont proches : organisations syndicales, associations. Si, lors des européennes de 2009, Europe-Écologie-Les Verts a réalisé un beau score, c'est parce qu'il a su agréger des représentants d'associations de défense des mal-logés, de Greenpeace, et d'autres organisations. Il faut aussi que ces responsables accèdent, grâce à leur expérience, à la représentation politique.

Pour résumer mon propos, je dirai qu'il existe de multiples leviers à activer pour redonner de la vitalité aux partis. Nous ne sommes pas dans la situation où le législateur pourrait leur dire : « Débrouillez-vous : après tout, si vous disparaissez, tant pis pour vous, vous serez remplacés par autre chose. »

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