Intervention de Guillaume Liegey

Réunion du 13 février 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Guillaume Liegey :

Merci beaucoup pour toutes ces questions passionnantes. Je vais m'efforcer de répondre à la plupart d'entre elles.

Il a été dit que ma société, LMP, est « de gauche ». Il est vrai que nous cherchons à créer des emplois et qu'en ce sens nous concourons à l'objectif présidentiel de réduction du chômage… Nous n'en sommes pas moins une société. À titre personnel, j'ai des opinions, j'ai participé à une campagne présidentielle de gauche, c'est vrai ; mais notre action et nos méthodes peuvent s'appliquer à n'importe quel parti politique. Si nous faisions du porte-à-porte pour mobiliser des électeurs de droite, nous ne ferions pas la même chose, nous n'irions pas aux mêmes endroits, mais l'idée du contact direct vaudrait tout autant.

En ce qui concerne notre financement, en France, les partis politiques dépensent environ 600 millions d'euros par an, campagne et hors campagne, ce qui représente beaucoup d'argent. Nos clients sont en effet des partis, ou des administrations, de sorte que, indirectement, ce sont les électeurs qui nous financent, comme d'autres sociétés travaillant pour le secteur public. Nos services sont par ailleurs remboursés au titre des règles de financement des campagnes électorales.

J'ai beaucoup aimé la question sur le solutionnisme et le scientisme. La campagne de Mitt Romney, ancien consultant, a été incroyablement bien organisée, de façon extrêmement professionnelle, avec les mêmes outils que ceux d'Obama, mais il lui a manqué un peu d'âme – ce charisme, cette magie que possède Barack Obama. J'espère qu'il n'y a pas de malentendu : mon message n'est évidemment pas que science et nouvelles technologies pourraient remplacer les élus ni que je serais capable de cloner et de développer l'élu parfait. Il y a dans la politique une part de magie, d'irrationnel, d'émotionnel. En bon Alsacien, c'est de sa part rationnelle que je m'occupe, et c'est à elle que touchent les outils auxquels je travaille. Il existe des aspects que l'on sait pouvoir améliorer du point de vue opérationnel et que l'on peut contrôler. Un Barack Obama, cela arrive tous les dix ou vingt ans ; on ne contrôle pas la survenue de candidats pareils ni la ferveur incroyable qu'il a pu susciter en 2008 et que l'on a tendance à oublier tant il est critiqué aujourd'hui.

Pour répondre à Mme Dagoma, si Barack Obama avait tenté de se présenter à une élection en France, il aurait eu beaucoup de mal à être élu conseiller général ou départemental. Ce qui a trait à l'une des recommandations que je ferais à un parti politique pour lequel je travaillerais, à très court terme : je suis tout à fait favorable aux primaires ouvertes, tout en étant parfaitement conscient des questions qu'elles soulèvent en modifiant radicalement le rôle et la fonction des militants que cela peut désarçonner – et il faut en tenir compte.

N'oublions pas que participer à l'activité d'un parti politique, ce n'est pas amusant tous les jours ; je parle d'expérience. Souvent, on vous demande d'aller « tracter » à cinq ou six heures du matin, lorsque les gens commencent à prendre le RER, de coller des affiches la nuit ; c'est dur, et on ne vous dit jamais merci. Il faut vraiment être très motivé ! Si donc je devais résumer l'objectif que j'assignerais à un parti politique, il consisterait à rendre le fait d'être militant aussi amusant et passionnant que possible.

Il y a bien des moyens d'y parvenir. Je suis navré : je vais encore parler de porte-à-porte ! En 2012, environ 80 000 personnes ont participé à la campagne de terrain de François Hollande, dont 60 000 militants et 20 000 sympathisants, qui n'étaient donc pas inscrits au PS et ne se sont d'ailleurs pas nécessairement inscrits ensuite – ils sont venus pour la campagne, puis repartis. Nous avons réalisé un sondage auprès d'eux : ils ont adoré ça. Un esprit de camaraderie régnait parmi eux, et ils ont adoré aller sur le terrain, cela les changeait.

J'ai grandi dans un quartier populaire, dont mes parents sont partis parce qu'ils sont profs et qu'ils pensaient que je subirais de mauvaises influences si nous y restions ; d'ailleurs, mes notes commençaient à baisser. Nous avons déménagé dans un quartier beaucoup plus calme et bourgeois ; étonnamment, j'ai fait de bonnes études, j'ai eu de bons postes, etc. – parce que je suis extrêmement brillant, rien à voir avec mon environnement, bien sûr ! J'avais donc des souvenirs de ce qu'était un quartier populaire, qui dataient de mon enfance à l'Elsau, à Strasbourg, un quartier vraiment délabré dans les années 1990. Je me rappelais les cages d'escalier sales, les ascenseurs en panne, qui restent d'actualité dans certains endroits. Mais, quand j'ai fait du porte-à-porte à Pierrefitte, à Villetaneuse ou à Bagneux pendant les régionales de 2010, j'ai découvert avec surprise – là où je suis allé en tout cas – des HLM propres, repeints. Cela signifie peut-être que la rénovation urbaine n'est pas le principal problème à résoudre aujourd'hui en banlieue puisqu'il l'a déjà été en partie. Des gens comme moi qui ne seraient jamais allés sur le terrain et qui accéderaient à des responsabilités pourraient croire, à tort, qu'il suffit de faire repeindre ou de construire des terrains de jeux. Il est donc essentiel d'aller sur le terrain.

En outre, les militants, je le répète, aiment ça, ont envie de revenir : 95 % des personnes qui ont fait du porte-à-porte en 2012 ont estimé qu'il fallait en faire davantage et se sont dits prêts à recommencer. Évidemment, aujourd'hui, c'est vraisemblablement un tantinet plus difficile.

Que peut faire un parti ? D'abord, former ses membres – vous avez parlé d'éducation populaire. Quand on forme quelqu'un, on lui donne quelque chose ; or, aujourd'hui, on a plutôt tendance à demander aux militants qu'à leur donner. Je serais donc favorable à ce qu'on leur délivre une formation et à ce qu'on leur donne des missions. Par exemple celle, noble, valorisante, d'aller inscrire les gens sur les listes électorales – en attendant que les règles d'inscription soient modifiées, ce qui serait évidemment très préférable : 7 % des Français ne sont pas inscrits sur les listes électorales, soit l'équivalent de Paris, Lyon et Marseille réunis, sans compter les « mal-inscrits », inscrits loin de chez eux et qui ne se déplacent pas le jour de l'élection parce qu'il faudrait prendre un bus, un métro ou sa voiture ; ils sont jusqu'à 25 % dans les quartiers populaires.

Je suis profondément convaincu que l'on peut beaucoup apprendre des expériences étrangères. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille les copier aveuglément. Je vous laisse imaginer la réaction de militants socialistes face à trois jeunes trentenaires arrivant d'Harvard, n'ayant travaillé que dans le secteur privé, qui leur affirment avoir trouvé la solution miracle à leurs problèmes : le porte-à-porte. Peut-être était-ce notre image au début, mais mon message est bien que l'on ne peut pas tout transposer et que des adaptations sont nécessaires. Simplement, nous avons à apprendre des États-Unis : il y a des choses que les Américains font bien et que l'on peut peut-être tester en France. Mais l'on peut aussi observer, beaucoup plus près de chez nous, la Suisse pour ses campagnes électorales, l'Italie pour ses changements institutionnels dont l'invention de la primaire ouverte, ou le Royaume-Uni : je travaille en ce moment avec une députée du Grand Londres qui fait un travail hors campagne absolument fascinant, notamment beaucoup de community organizing – je ne sais pas si cela s'apparente à l'empowerment. J'ai pu observer que les militants sont plutôt friands de ces expériences étrangères.

Il a été dit que ce qui fonctionne aux États-Unis, c'est la publicité. Il est exact que la publicité à la télévision représente 60 à 80 % d'un budget de campagne aux États-Unis, sachant que celui de la dernière campagne d'Obama atteignait 1,2 milliard de dollars. Selon des études scientifiques, l'effet d'une publicité à la télévision est réel mais éphémère, un peu comme celui des meetings sur les électeurs – je ne parle pas des militants –, localisé et temporaire. Pourquoi les Américains y recourent-ils néanmoins ? Parce que de très bons vendeurs leur en proposent, et parce que cela leur donne le sentiment de faire quelque chose. Vous donnez un million à quelqu'un, il vous produit une pub télé qui va être diffusée. Si vous donnez la même somme à un autre pour qu'il frappe à un million de portes, ce sera un peu plus compliqué : il faut aller chercher les militants, les motiver, les former, recueillir des données, etc. En revanche, dans tous les types d'élection, à forte comme à faible participation, le contact direct reste ce qui fonctionne le mieux.

Nous avons évalué l'effet de la campagne de terrain de François Hollande dans un papier d'une quarantaine de pages, bourré d'équations, disponible sur la page de mon associé Vincent Pons sur le site du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il détaille la méthodologie employée, une méthodologie d'évaluation randomisée qui s'inspire du travail de l'économiste Esther Duflo pour l'appliquer au porte-à-porte. Nous avons sélectionné au hasard des bureaux de vote couverts par le porte-à-porte et mis de côté plus de 5 000 bureaux de vote non concernés, puis nous avons comparé après l'élection leurs taux de participation et le score qu'y avait remporté chacun des candidats.

Nous avons été incroyablement surpris du résultat. Pendant la campagne, nous avions raconté à tout le monde que nous allions accroître le taux de participation électorale. Premier constat : le niveau de participation est resté identique. En revanche, le vote pour François Hollande était systématiquement plus élevé de trois points dans les bureaux couverts par le porte-à-porte – de 3,1 points au premier tour, de 2,8 points au second. Nous nous sommes alors demandé à qui nous avions fait perdre des voix : aux communistes, aux écologistes ? Non : au Front national. Le vote pour le Front national a diminué là où les gens étaient allés sur le terrain.

Le porte-à-porte n'est certes pas la baguette magique qui fera baisser le vote Front national, mais peut-être une partie de la recette. Et les personnes sur lesquelles il a eu un effet ne sont pas les électeurs historiques du Front national, mais ceux qui hésitent, chez qui ce vote est motivé non par l'antisémitisme ou le racisme, mais par le sentiment d'être exclus du champ politique, du système, délaissés par des hommes politiques éloignés d'eux, qu'ils voient à la télévision mais pas, sauf exception, près de chez eux. De ce point de vue, le porte-à-porte envoie un message positif : ceux qui le pratiquent ressemblent aux électeurs, ce ne sont pas des gens que l'on voit à la télévision. Vous parlez de personnalisation des campagnes présidentielles : c'est vrai, il y a eu François Hollande, mais il y a aussi eu 80 000 personnes qui sont allées sur le terrain, des personnes « normales », qui n'avaient aucun intérêt immédiat dans l'affaire, qui n'avaient ni élection ni poste à y gagner. François Hollande n'a pas frappé à 5 millions de portes, il a frappé à 53 portes deux semaines avant le premier tour, dans le quinzième arrondissement – il avait évidemment autre chose à faire.

En d'autres termes, on a montré aux gens que l'on venait les écouter. Car quand on fait du porte-à-porte, on ne vient pas donner un logement : le message n'est pas « Le logement, c'est maintenant » ; on vient les écouter. Un bon porte-à-porte, c'est un porte-à-porte où l'on écoute les gens. Cela paraît tout bête, mais ce n'est pas toujours facile.

Enfin, je n'ai pas véritablement d'avis sur les changements institutionnels ou sur la pertinence de la proportionnelle, mais, parmi les partis du Nord de l'Europe qui ont été cités, je connais bien les exemples suédois et norvégiens. En Suède, le parti social-démocrate a eu jusqu'à un million d'adhérents, ce qui représenterait trois ou quatre millions de personnes en France, rapporté à la population, bien au-delà de l'objectif de 500 000 adhérents que se sont fixé récemment le PS comme l'UMP. C'est sans doute lié en partie au cadre institutionnel, mais aussi, vraisemblablement, au rapport qu'entretient la population à la participation démocratique, à l'implication dans les partis, et à ce que ces derniers lui rendent. J'ai ainsi été invité il y a deux étés à une drôle de réunion sur une île en Suède où, pendant une semaine, se rassemblent tous les partis politiques, les dirigeants d'associations syndicales, d'ONG, les grands patrons – une sorte de La Rochelle géant, absolument fascinant, extrêmement ouvert, où tout le monde débat avec tout le monde et qui témoigne d'un rapport au militantisme entièrement différent du nôtre. Je ne dis pas que c'est un modèle pour la France, mais peut-être y a-t-il là des éléments qui mériteraient d'être observés.

Je suis ravi d'avoir eu l'occasion d'échanger avec vous et j'espère que vos travaux se poursuivront et seront utiles. Je serais heureux de poursuivre cette discussion ou d'apporter ma contribution si vous le jugez opportun.

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