Il m'est difficile de rester silencieux sur ce sujet qui m'intéresse. Les éléments dont vous avez fait part, les uns et les autres, recoupent certains échanges que nous avons eus au cours des séances précédentes.
Qu'attendent les citoyens des partis politiques ? Selon moi, que ceux-ci fassent de la politique. Or les citoyens constatent, à regret, que tel n'est plus le cas : ce n'est plus au sein des partis que l'on débat des enjeux, des options, des représentations. Les jugements à cet égard sont parfois excessifs – je connais suffisamment d'élus et de responsables politiques pour savoir ce que signifie l'engagement politique –, mais, d'une manière générale, les partis remplissent toutes sortes de fonctions sauf celle-là. Ainsi que nous venons de l'évoquer, ils servent surtout à fabriquer des listes de candidats, c'est-à-dire de prétendants à l'exercice de certains métiers. Et cette réalité est de plus en plus perçue comme telle. Que devrait être un parti politique, sinon un espace organisé, fournissant un cadre démocratique – c'est-à-dire, dans une certaine mesure, pacifié et régi par des règles – pour l'affrontement des idées ?
Pourtant, à l'image des citoyens de beaucoup d'autres pays, les Français ne sont pas moins politisés qu'auparavant, ni moins intéressés par l'avenir, ni moins engagés dans la vie collective, notamment associative, à des échelles où ils estiment avoir prise sur la réalité quotidienne, même si celle-ci peut apparaître très éloignée des enjeux internationaux ou globaux. L'engagement citoyen peut d'ailleurs prendre des formes variées, parfois éphémères, associatives ou « mouvementistes », qui cherchent à se distinguer, par les valeurs qu'elles défendent et par le comportement qu'elles adoptent, des partis tels qu'ils existent. Ce n'est pas, là non plus, une spécificité française : on retrouve ce phénomène dans de nombreux pays, notamment avec le mouvement des Indignés. Même si l'on peut être critique à l'égard de ces derniers, il est intéressant d'analyser leurs motivations et leur mode de fonctionnement. On relève, en particulier, qu'ils n'ont pas de leader, c'est-à-dire qu'ils rejettent a priori tout mécanisme dont la vocation première serait de choisir une personne à laquelle on donne carte blanche pour un mandat donné. Si, de leur côté, les partis politiques ne font qu'organiser la confrontation entre les prétendants et choisir celui ou celle qui aura carte blanche à tel ou tel niveau – local, régional ou au-delà –, alors ils font tout sauf de la politique et ils ne répondent pas aux aspirations des citoyens.
Dans ce contexte, il y a un espace, dans la représentation politique, pour ceux qui prétendent incarner une réponse autoritaire, voire violente – je fais très directement allusion à l'extrême-droite. Mais, si l'on en arrive là, c'est faute d'autres réponses. Pour notre part, il nous revient de réfléchir aux réponses institutionnelles.
S'agissant des modes de scrutin, nous sommes tous conscients qu'aucun d'entre eux n'est neutre quant à ses effets, y compris au regard des principes démocratiques. Je n'ai pas d'avis arrêté sur le dispositif le plus approprié, mais il faut selon moi réfléchir à l'introduction de la proportionnelle ou, à tout le moins, d'autres mécanismes qui vont dans le sens d'une meilleure représentation des opinions des citoyens. Dans notre système institutionnel, à ma grande surprise, on considère qu'un vote majoritaire à l'Assemblée nationale équivaut à un vote majoritaire des Français. Or ce n'est absolument pas le cas, et ça l'est encore moins au Sénat ! Les citoyens ont, au contraire, le sentiment croissant que leurs opinions ne sont pas représentées ou pas prises en compte. Cela alimente d'ailleurs les mouvements sectoriels ou corporatistes, qui ne reconnaissent pas les décisions comme démocratiques, dans la mesure où les mécanismes institutionnels n'organisent pas une représentation véritablement démocratique du pays.
Les remarques des uns et des autres ont beaucoup porté sur les mécanismes. Pour ma part, je suis très réticent à considérer que les réponses aux défis qui se posent relèvent purement de la mécanique : la politique au sens large ne peut pas se résumer à la cuisine interne des partis pour désigner leurs leaders, leurs candidats aux élections et les responsables politiques. Là n'est pas la clé, selon moi. Certes, il est naturel que les partis cherchent à se doter d'outils pour être plus performants. Mais encore faut-il s'entendre sur le sens du terme « performance » : il arrive qu'un parti obtienne ponctuellement un très bon score à une élection et que, deux ans plus tard, le taux de satisfaction de la population atteigne un niveau très faible. Ainsi, l'euphorie électorale est parfois suivie, quelque temps après, d'une forme d'écroulement démocratique, et pas seulement en France.
Il serait utile, messieurs les présidents, que nous revenions sur le thème de la démocratie sociale au cours de nos séances suivantes.
Le cumul des mandats dans le temps, qui participe de la professionnalisation de la vie politique, concerne aussi la sphère sociale et syndicale. Les mouvements que j'ai mentionnés, qui essaient de s'organiser en dehors des partis, parfois en s'en défiant, se sont imposé comme règle une rotation – turnover – plus automatique aux postes de responsabilité. Je ne dis pas qu'il faut nécessairement reprendre cette règle, d'autant qu'elle ne peut pas être appliquée avec la même fluidité dans les institutions politiques. En outre, l'exercice des responsabilités représente toujours un défi : il s'agit d'être efficace, y compris dans la durée. Néanmoins, les personnes qui s'engagent en politique devraient considérer non pas qu'elles se lancent dans une carrière politique – ce qui est perçu de manière très négative –, mais qu'un mandat leur est confié pour une période déterminée. Il n'y a pas de raison que cette conception ne l'emporte pas. Le cumul des mandats dans le temps est l'une des causes de la baisse du nombre de salariés qui exercent des mandats politiques nationaux, non seulement des cadres, mais aussi des ouvriers. À certaines périodes, des ouvriers ont été remarqués dans la vie collective de la Nation. C'est beaucoup moins le cas aujourd'hui.
D'ailleurs, cela tient aussi à des aspects purement matériels. Pour ce qui est de la sphère sociale, l'entreprise a l'obligation légale de réintégrer un salarié dont le mandat syndical prend fin. Dans le secteur public, on reconnaît enfin ce droit à la reconversion professionnelle, et les choses se passent de manière relativement simple : le salarié concerné négocie avec l'entreprise les conditions de sa reconversion. Mais tel n'est pas le cas dans le secteur privé. Le même problème se pose pour les mandats politiques. Il s'agit, selon moi, d'une vraie question, qu'il n'est pas facile de traiter : nous devons permettre aux élus d'exercer plus largement leurs droits, notamment le droit à la reconversion professionnelle au terme de leur mandat, mais sans que cela apparaisse comme des privilèges ou un statut acquis. En tout cas, ne négligeons pas les aspects matériels liés à l'exercice des fonctions politiques.