Nous avons souhaité faire le point sur les tenants et aboutissants de la diplomatie turque au Proche et au Moyen-Orient, et en tirer quelques conclusions sur le dialogue que la France peut entretenir avec ce pays qui joue un rôle clé, bien que non dénué d'ambigüités, sur les dossiers de crise de la région. Notre mission, qui s'est déroulée du 25 au 27 janvier dernier a débuté à Ankara avant de rejoindre Istanbul. J'ai été pour ma part frappé par l'ampleur et la rapidité de l'évolution de ce pays et, pour reprendre le mot de notre Ambassadeur à Ankara, par son caractère contrasté et inclassable. Des entretiens que nous avons menés avec des représentants du Ministère des affaires étrangères turc, des parlementaires, des chercheurs, des journalistes, et de notre propre personnel diplomatique, je retiendrai trois éléments : premièrement, un raidissement autoritaire du régime, qui coïncide avec de fortes tensions internes dans la perspective des échéances électorales de juin, contexte interne qui imprime d'ailleurs sa marque sur la politique étrangère turque. Deuxièmement, les succès et les échecs de la mise en oeuvre d'une stratégie « zéro problèmes avec nos voisins ». Malgré son volontarisme, Recep Tayyip Erdogan a constaté qu'il était difficile de s'improviser leader du monde arabo-musulman. Troisièmement, nos rapports bilatéraux, qui sont au « beau fixe », sous réserve que la célébration de l'anniversaire des évènements de 1915 ne vienne rompre cette harmonie. Sur ce point, nos interlocuteurs turcs nous ont indiqué tout le respect qu'ils avaient pour notre Conseil constitutionnel, pour l'invalidation de la loi mémorielle adoptée sur le sujet. Nous ne les avons évidemment pas démentis. Nous avons formé le voeu que les commémorations s'inscrivent dans un climat apaisé et n'affectent pas nos relations bilatérales.
Au plan interne, le pays est marqué par la présidentialisation, si ce n'est la dérive autoritariste, du pouvoir sous l'influence de Recep Tayyip Erdogan. La contestation y est peu tolérée dans un contexte de montée en puissance de la lutte contre ce qui est qualifié par le régime « d'Etat parallèle » des Gülénistes, que je qualifierais de confrérie, car ils ne sont pas constitués en parti, bien qu'ils exercent une influence importante au sein de la société turque. Anciens alliés du régime, les Gülénistes font depuis leurs révélations relatives à des affaires de corruption impliquant des cercles proches du régime, l'objet d'une véritable « chasse aux sorcières ». Or les purges qui ont eu lieu dans la justice, les forces de police ou encore l'éducation pourraient à terme fragiliser le régime. S'y ajoutent les intimidations et arrestations de journalistes ayant commenté les affaires de corruption. Selon certains de nos interlocuteurs, le Gouvernement a opéré un tournant autoritaire depuis le référendum constitutionnel de septembre 2010. De fait, les atteintes à l'Etat de droit et le glissement liberticide ne peuvent être niés, mais les bases sociales et électorale de l'AKP ne se délitent pas, et Recep Tayyip Erdogan bénéficie encore d'une véritable popularité au sein de l'opinion publique.
Cette présidentialisation de fait - je rappelle que M. Erdogan occupe cette fonction depuis août 2014, devra être entérinée par une révision constitutionnelle, ce qui m'amène à mon second point, la perspective des élections législatives, dont la tenue en juin sera déterminante, car il n'y aura en effet aucune échéance électorale majeure avant quatre ans.
L'enjeu pour l'AKP est d'obtenir une majorité qualifiée pour mener une réforme constitutionnelle. Certes, en l'absence d'alternative crédible et forte, l'AKP pourrait obtenir cette majorité qualifiée. La problématique kurde joue ici évidemment un rôle crucial : les voix kurdes sont courtisées par l'AKP, qui a par ailleurs engagé un processus de paix avec le PKK. Il faut bien avoir à l'esprit que l'AKP craint que la création de zones autonomes kurdes en Syrie et en Irak, le renforcement militaire du PKK, notamment du fait de la victoire symbolique à Kobané, ne l'incitent à avoir des positions dures et ne favorisent la reprise des violences au plan interne. Il faut aussi insister sur les divisions kurdes, notamment entre PKK et kurdes conservateurs qui complexifient le dossier. Les députés kurdes que nous avons rencontrés ont insisté sur la nécessité de distinguer la question kurde hors de Turquie et en Turquie, où les kurdes veulent cohabiter avec les turcs, mais aussi être traités en citoyens égaux : leurs revendications portent sur l'éducation, l'enseignement de leur langue et des libertés locales. Ils ont critiqué les positions maximalistes d'une part, du gouvernement qui cherchait à gagner du temps sans remettre en cause une conception étroite de la nationalité, et confondait la question kurde avec celle du PKK; d'autre part, du PKK, qui ne supporte pas la pluralité politique et veut une région qu'il puisse diriger. Il s'agit selon eux de : soutenir le désarmement du PKK ; conserver de bonnes relations avec les kurdes des autres pays, adopter une nouvelle constitution qui leur accorde des droits.
Je profite de l'occasion pour rétablir une forme de vérité sur ce qui s'est passé dans l'enclave kurde de Kobané, largement traitée par les médias. Il faut en effet préciser que le Gouvernement turc n'a pas fermé la frontière aux réfugiés, que 200 000 personnes ont traversé en une nuit, mais aux ressortissants turcs dont ils craignaient qu'ils aillent rejoindre les forces combattantes en Syrie. Il faut noter aussi que les autorités turques ont apporté un soutien logistique qui est passé par les peshmergas irakiens.
L'ancien Ambassadeur et secrétaire d'Etat aux affaires étrangères Özdem Sanberk, nous a confié que l'AKP avait amélioré les conditions de vie de la population, développé des grands projets, promu un Etat fort et une ouverture économique, et cherché un équilibre entre conservatisme religieux et société pluraliste. Or cet équilibre était en train de se défaire. Selon lui, si la Turquie se ferme à l'Ouest et perd cet équilibre et ce goût du pluralisme, elle risque de tomber dans l'autoritarisme.
Ce qui me permet de faire le lien avec le second point : la politique étrangère. Il y a quatre ans, la Turquie, du fait de cet équilibre entre tradition et pluralisme, était et se présentait, comme une source d'inspiration pour le Proche et Moyen-Orient. Elle a depuis réalisé qu'il était difficile d'être un leader du monde arabo-musulman, et que, pour reprendre l'expression de la chercheuse Beril Dedeoglu, l'emplacement géostratégique de la Turquie était à la fois une chance et une malédiction.
Pour résumer, la diplomatie turque a été dans un premier temps très active au moment des printemps arabes. La Turquie a cru pouvoir affirmer un peu plus son rôle de leader régional à la faveur des dits « printemps arabes », mais la politique du zéro problèmes avec les voisins a marqué le pas avec la chute de Mohamed Morsi en Egypte, et s'est poursuivie avec la crise syrienne, qualifiée de véritable piège pour la diplomatie turque par nos interlocuteurs.
La lutte contre Daesh est ensuite devenue la priorité pour le monde en 2014 et a cantonné la Syrie au second plan. Je retiendrai pour ma part deux traits principaux : d'une part, une diplomatie qui marque légèrement le pas, en contraste avec son volontarisme antérieur. D'autre part, la promotion active de solutions politiques au conflit, sur fond d'effort pour limiter les coûts, au plan externe, mais aussi interne, n'oublions pas la question kurde, de la crise syrienne. Le pays ne veut surtout pas être jeté seul dans l'arène par ses alliés occidentaux.
Pour les interlocuteurs de la mission, force est de constater une baisse d'influence de la Turquie dans la région : grande crispation des relations avec l'Egypte, perte d'influence au Proche Orient avec la rupture des relations diplomatiques avec Israël, essai de normalisation avec le pouvoir central irakien qui est relativisé par le rapprochement avec la région autonome du kurdistan irakien. Le chercheur Soli Özel utilise l'expression de « précieuses solitude » pour qualifier la diplomatie actuelle de la Turquie. Selon lui, la Turquie donne l'impression de brûler volontairement les ponts avec ses voisins, et adopte une attitude méfiante y compris à l'égard de ses alliés occidentaux à laquelle elle reproche une approche uniquement sécuritaire et insuffisamment politique des crises pour permettre une réelle stabilisation de la région.
Sur la Syrie et l'Irak, la Turquie poursuit une stratégie ni Assad, ni Daesh, ce sur quoi elle rejoint la position de la France, avec des nuances tout de même. La priorité pour la Turquie est avant tout la chute d'Assad. Selon notre Ambassadeur, son maintien poserait de graves problèmes sécuritaires à la Turquie, notamment du fait de la question kurde. Nos interlocuteurs turcs ont ainsi martelé que le problème de Daesh ne serait pas réglé uniquement en Irak, mais nécessitait de résoudre la crise syrienne, ce qui passe selon eux par le départ de Bachar Al Assad et l'appui à des groupes armés auxquels la France ne veut pas apporter son soutien. De plus, pour la France, une solution politique au conflit impliquerait, de discuter avec des éléments du régime. La France aimerait aussi que la Turquie s'engage plus fermement dans la coalition contre Daesh. Elle condamne, avec une certaine prudence, les actions terroristes menées par Daesh et les groupes djihadistes présents en Syrie. Sa position a commencé à gagner en clarté depuis la libération de ses 49 ressortissants retenus en otages et sous la pression américaine. Cette évolution est d'autant plus positive que l'implication réelle des autorités turques est cruciale. Elle est indispensable pour empêcher des ressortissants français de rejoindre les rangs djihadistes ainsi que pour favoriser leur remise en bon ordre aux autorités françaises. Elle l'est également si la communauté internationale entend réduire Daesh, un objectif qui suppose évidemment de les priver de base arrière.
Au final, la Turquie peut encore jouer un rôle important de leader dans la région et promouvoir un islam modéré et des solutions inclusives, ce que promeut aussi la France, nous avons donc à coopérer en ce sens avec eux. Contre la logique de confrontation à l'oeuvre en Europe, certains de nos interlocuteurs nous ont confié ne pas vouloir s'enfermer dans une logique de guerre de civilisation ou de religion, et vouloir soutenir un Islam modéré.
Je terminerai rapidement par quelques remarques sur la qualité de nos relations bilatérales avec la Turquie : le volet économique est évidemment essentiel, j'insisterai sur le rôle que peut jouer la France dans ses relations avec l'Europe, sur le dialogue culturel, scientifique et universitaire, levier d'influence majeur que nous avons hélas tendance à négliger et sur notre coopération en matière de sécurité et lutte contre le terrorisme.
Cette dernière, notamment grâce à la visite réussie de Bernard Cazeneuve, repart du bon pied. C'est un volet de notre coopération qu'il convient absolument de préserver, notamment pour lutter contre le terrorisme et le phénomène des combattants étrangers. Les services de notre Ambassade ont insisté sur la qualité de notre coopération, qui repose sur des contacts très étroits entre services et des échanges d'information : une liste d'interdiction d'entrée sur le territoire turc, qui comporte près de 7 000 noms, dont 600 ressortissants français a été établie, 1 700 personnes expulsées entre 2011 et fin 2014, dont 70 français. J'indique qu'un accord de coopération en matière de sécurité a été signé avec la Turquie se trouve toujours en attente de ratification par les deux parties. Enfin, notre Consule générale à Istanbul nous a indiqué qu'elle voyait passer un certain nombre de nos ressortissants partis faire le djihad en Syrie, ayant pour certains de réelles séquelles psychologiques.
Concernant les relations de la Turquie et de l'Europe, les positions sont contrastées. Notre Ambassade nous a souligné une inflexion en faveur d'un rapprochement avec l'Union, à laquelle 57 % des Turcs sont favorables selon un sondage récent, ce qui est encourageant. L'Europe incarne l'assurance d'un mode de vie pour certains Turcs, mais ne fait pas l'unanimité. Nos interlocuteurs ont insisté sur la conjonction en Europe de deux phénomènes : les mouvements terroristes et la montée de la xénophobie, de l'islamophobie, du racisme. Ils ont tous présenté leurs condoléances et rappelé que les terroristes n'avaient rien à voir avec la religion et que « les musulmans sont les premières victimes de ces attentats ». Il nous ont confié que le Premier ministre avait montré sa solidarité en participant à la manifestation du 11 janvier. En retour, l'Europe devait réaffirmer sa solidarité à l'égard des musulmans et montrer qu'elle luttait contre des mouvements tels que Pegida.
Quant aux négociations d'adhésion à l'Union européenne, un nouvel élan a été donné au processus d'adhésion depuis l'arrivée au pouvoir du Président Hollande, qui a permis d'ouvrir le chapitre 22 relatif aux politiques régionales. Nous avons rappelé à nos interlocuteurs qu'il n'y avait pas sur le principe de blocage français. Le chapitre 17 relatif à la politique économique et monétaire pourrait d'ailleurs être ouverts. Les 3 autres chapitres soit disant bloqués par la France (11, 33, 34) sont traditionnellement ouvert en fin de négociations d'adhésion. Nos interlocuteurs nous ont indiqué que le pire serait que la Turquie ne s'approprie pas les standards européens. Nous avons répondu que plus que l'issue finale, c'est le processus de transposition de l'acquis qui est indispensable.