Intervention de Joseph Maïla

Réunion du 27 janvier 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales :

Je vous remercie de votre invitation, à laquelle je suis très sensible.

La question des minorités au Proche-Orient et, plus largement, dans l'ensemble du monde arabo-musulman, n'est pas nouvelle : elle se pose depuis la conquête musulmane, c'est-à-dire depuis que l'islam s'est établi comme la religion majoritaire et dominante dans cette partie du monde, qui va de la Mauritanie et du Maroc jusqu'à l'Iran – excepté Israël, dont la situation est très particulière. La question soulevée depuis lors est celle du rapport des non-musulmans à l'islam, à double titre, ce qui conduit à distinguer deux types de minorités. Il existe, d'une part, des minorités ethniques et linguistiques, qui ont développé un particularisme lié à la pratique de la langue ou à la conscience d'une histoire spécifique. Il s'agit, par exemple, des Berbères, des Arméniens – qui sont chrétiens –, des Kurdes – qui peuvent être musulmans sunnites ou chiites, mais ne sont pas arabes – ou des Israéliens – qui sont majoritairement de confession juive. On trouve, d'autre part, des minorités religieuses, qui se sont développées au sein de l'Empire ottoman dès les 15ème-16ème siècles dans le cadre des millets, c'est-à-dire de « nations » distinguées en fonction de leur religion. En dehors de la grande communauté musulmane sunnite, chaque communauté avait un système institutionnel distinct, avec son patriarche – qui était, en même temps que le guide spirituel, l'interlocuteur du pouvoir politique –, ses tribunaux, son propre statut matrimonial et ses règles en matière de divorce et d'héritage, qui ne relevaient pas de la loi commune, la charia. Il en a été ainsi des débuts de l'Empire ottoman jusqu'à la naissance des États modernes.

Avec la création des États modernes, tout a changé, et la question des minorités est devenue beaucoup plus brûlante. Les États-nations qui se sont constitués au Proche-Orient après la Première Guerre mondiale sous l'égide de la France et du Royaume-Uni se sont pensés à partir de la notion de citoyenneté et ont appliqué un centralisme très fort. Dans ce cadre, la question des minorités a été ignorée en tant que telle. Par la suite, au moment de la décolonisation, le sentiment d'appartenance à une nation en construction s'est encore renforcé, en lien avec la religion dominante, l'islam. Ainsi, l'islam a été qualifié de religion d'État dans la constitution de tous les pays de la région, à l'exception de celle de la Syrie, où il est néanmoins précisé que le chef de l'État doit être musulman. Je mets à part la Turquie, qui est un État laïc, mais pas au sens français du terme, et Israël, dont le statut est très spécifique.

Dans le cadre de l'État-nation, en principe, le sentiment d'appartenir à une minorité n'aurait pas dû surgir, puisque, en vertu de la constitution et de la législation, toute minorité – linguistique, religieuse ou sociétale – était considérée comme faisant partie d'un ensemble plus vaste, celui des citoyens. Or tel n'était pas le cas en réalité. Avec la montée de l'islamisme et le rôle croissant joué par la charia, ce qui devait être une simple distinction a fait place à des discriminations et, dans de nombreux États de la région, les membres des minorités ont eu le sentiment d'être traités comme des citoyens de seconde zone. Ce sentiment, qui s'est développé progressivement, cristallise aujourd'hui, compte tenu de la poussée islamiste et des ruptures très fortes que constituent non seulement les guerres en Syrie et en Irak, mais aussi le Printemps égyptien, qui a été l'occasion d'attaques contre les Coptes, alors que l'on pensait qu'il s'agissait d'une belle fête de la citoyenneté.

Le drame le plus important auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, notamment du point de vue de la responsabilité qu'a la France dans cette région depuis la Première Guerre mondiale, c'est l'effondrement de l'État-nation,. Cet effondrement est aujourd'hui le fait marquant, tant en Syrie qu'en Irak, et nous assisterons peut-être à d'autres remises en cause des États dans la région. Or les États-nations étaient une chance : nous pouvions espérer qu'ils mèneraient une politique d'intégration des minorités dans le cadre de la citoyenneté. Pour sa part, la France a toujours pratiqué une politique qui s'adressait non pas aux minorités en tant que telles, mais aux nationaux, aux citoyens des États en question. Elle considérait que la situation des minorités, parfois difficile, devait se régler en assurant l'égalité des droits dans le cadre de la législation de chacun de ces États. Aujourd'hui, la fragilisation des États rend cette politique difficile à mener. Nous pouvons toujours le faire, mais ce serait une rhétorique qui ne tiendrait guère compte de la réalité, c'est-à-dire de la nécessité de protéger des minorités qui souffrent en tant que telles.

Quel discours tenir ? Dans le droit fil de son approche légaliste, la France doit continuer à insister sur l'universalité des droits de l'Homme et demander aux États de respecter les engagements qu'ils ont eux-mêmes souscrits, notamment dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 – je pense en particulier à l'article 18 de ce pacte sur la liberté de conscience. Dans le même temps, notre politique ne doit pas être dictée uniquement par les droits de l'Homme : elle doit tenir compte des intérêts et de la présence traditionnelle de la France dans cette région, non seulement auprès de certaines minorités, par exemple les Chrétiens du Liban et de Syrie, mais aussi, plus généralement – on le sait moins –, en appui à toutes les congrégations religieuses dont la Troisième République avait favorisé le développement en son temps, et qui ont contribué à la diffusion de la langue française par l'intermédiaire de leurs écoles et de leurs missions.

Comment se présente aujourd'hui la situation des minorités, non seulement celle des Chrétiens, mais aussi celle des Yézidis – que vous avez mentionnée à juste titre, monsieur le président – ou encore celle des Bahaïs – dont on parle moins, mais qui se révèle, elle aussi, problématique ? Le tableau est éclaté et disparate.

S'agissant des minorités chrétiennes, un fait majeur s'impose : l'émigration. Nous ne connaissons pas toujours les effectifs exacts de ces minorités, les chiffres des États différant sensiblement de ceux des hiérarchies ecclésiastiques. Sur les 7 à 8 millions de Coptes, soit 8 à 10 % de la population égyptienne, 1 à 2 millions ont déjà émigré depuis quelques dizaines d'années, formant des diasporas puissantes à l'étranger, qui ont d'ailleurs posé des problèmes au président Sadate puis – un peu moins – au président Moubarak. À la suite des événements du Printemps égyptien, l'émigration des Coptes s'est amplifiée. Quant à ceux qui restent en Égypte, ils se heurtent, en plus de discriminations sociales, à deux problèmes fondamentaux : l'importance de la charia dans la législation égyptienne et la question récurrente de leur représentation au parlement égyptien. Compte tenu du système électoral, peu de Coptes peuvent être élus députés. Le président égyptien désigne donc, depuis l'époque de Nasser, un certain nombre de députés coptes sur le quota qu'il lui revient de nommer.

Les Chrétiens affrontent une situation autrement plus tragique en Irak : leur départ constitue sans doute l'un des événements les plus graves dans la région depuis le génocide arménien. Même pendant la guerre du Liban – qui avait donné lieu à des massacres tant de Musulmans que de Chrétiens –, nous n'avions pas assisté à une telle violence ni à une telle brutalité. Les populations les plus faibles, Chrétiens et Yézidis, ont dû quitter Mossoul et sa région. Mossoul était l'une des capitales de la « Mésopotamie chrétienne », et les pères dominicains, dont un certain nombre de Français, y avaient installé un centre très important, auquel nous devons de nombreuses études sur la région. Sur 1,5 million de Chrétiens, de l'Église chaldéenne – rattachée à Rome – ou de l'Église assyrienne – autocéphale –, entre 400 000 et 600 000 sont partis. Le mouvement avait d'ailleurs commencé avant, en 2003, à la faveur de l'ouverture et de la prétendue démocratisation du régime irakien, consécutive à l'opération militaire américaine.

En Syrie, la hiérarchie chrétienne s'est rangée, de manière très explicite, du côté du président Assad, dans un souci de protection des populations. Au Liban, les Chrétiens ne sont pas persécutés, mais leur influence s'affaiblit.

Les Chrétiens qui quittent la région alimentent les diasporas : beaucoup se sont installés à New York, à Montréal, à Rio ou à Santiago du Chili, où ils sont aujourd'hui plus nombreux que dans certaines villes chrétiennes de la région telles que Bethléem ou Jérusalem.

La situation des Chiites est paradoxale. Au Bahreïn, ils sont en butte à des vexations politiques, alors qu'ils constituent 60 % de la population. En Arabie Saoudite, où ils représentent 17 % de la population – ils sont concentrés sur la côte orientale, le long du Golfe persique –, ils connaissent également une situation compliquée.

La situation des Kurdes demeure inchangée : s'ils ont actuellement le vent en poupe du fait de la politique de la coalition – ils viennent de libérer Kobané –, la question kurde reste entière, avec un grand point d'interrogation concernant la politique turque à leur égard. Quant aux Yézidis, dont la religion est antérieure aux monothéismes que nous connaissons, leurs souffrances sont inouïes : ils ont subi des massacres et certains ont été réduits à l'état d'esclaves sexuels.

Enfin, même si cette question ne se pose pas dans l'immédiat, j'appelle votre attention sur la situation des Alévis en Turquie, qui constituent 20 % de la population et qui revendiquent une citoyenneté à part entière, ainsi qu'une liberté de pratiquer leur culte, à égalité avec la majorité sunnite. D'ailleurs, la législation turque en matière de biens ecclésiastiques ou de séminaires est également discriminatoire, depuis très longtemps, à l'égard des Chrétiens. J'avais eu l'occasion d'évoquer cette question avec des représentants turcs lorsque je dirigeais le pôle « religions » de la direction de la prospective.

Cette situation très difficile appelle deux types de politiques. Tout d'abord, il convient de sécuriser le nord de l'Irak et de mettre en place une politique d'accueil, ainsi que l'ont demandé les Chrétiens d'Orient à M. Fabius par l'intermédiaire de leurs patriarches, au moment où la situation était la plus critique. Jean-Christophe Peaucelle reviendra de manière plus détaillée sur cet aspect. Ensuite, à plus long terme, nous devons veiller à ne pas nous placer exclusivement sur le plan des principes et du droit, quitte à exprimer une nuance par rapport à notre discours officiel, voire à lui faire une entorse. Certes, il faut continuer à s'adresser aux citoyens et à insister sur l'égalité des droits. Je constate d'ailleurs que, en dépit des résultats décevants des Printemps arabes à ce stade, les représentants des minorités veulent encore croire à l'avancée dont ces mouvements semblaient porteurs pour l'idée de citoyenneté, et demandent que leurs communautés soient traitées non pas comme des minorités, mais comme des citoyens jouissant des mêmes droits que les autres. Toutefois, la France doit aussi se souvenir qu'elle a des attaches et un ancrage politique dans la région : ces communautés attendent d'elle non seulement qu'elle manifeste une sollicitude à leur égard et leur apporte une aide, mais aussi qu'elle poursuive sa politique d'influence.

Ainsi, on ne peut plus tenir un discours axé uniquement sur l'égalité des droits : si la France veut croire elle aussi – il le faut – à une continuation des Printemps arabes, c'est, autant que la citoyenneté, la diversité du tissu social qu'il convient de préserver dans cette région. À force de persécutions et de discriminations envers ces minorités, cette diversité disparaît et, avec elle, le Proche-Orient que nous avons connu.

Enfin, pour un avenir que j'espère proche, nous devons travailler à une sorte de « plan Marshall » – sans nécessairement retenir cette expression dont personne ne voudra – visant à réinstaller les minorités dans leur région, dans les villages qu'elles ont été obligées de déserter. Cela vaut autant pour les réfugiés irakiens que pour les déplacés syriens, lesquels sont 6 à 7 millions à l'intérieur du pays et 4 millions à l'extérieur.

J'étais encore dans la région il y a quelques jours et j'ai constaté que la Russie avançait ses pions en jouant des divisions confessionnelles, politique qui est tout à fait contraire à la nôtre. Moscou se pose aujourd'hui, de manière explicite, en protecteur des Chrétiens d'Irak, de Syrie et de Palestine, ressuscitant ainsi à sa manière l'alliance du sabre et du goupillon. Dans la situation de désarroi que connaissent les Chrétiens d'Orient, cette politique rencontre un certain écho.

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