Commission des affaires étrangères

Réunion du 27 janvier 2015 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • irak
  • islam
  • minorité
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La réunion

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Audition de MM. Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au Ministère des affaires étrangères et du développement international, et Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales, sur la situation des minorités au Moyen-Orient.

La séance est ouverte à dix-sept heures dix

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous accueillons M. Joseph Maïla, spécialiste des religions, que notre commission avait déjà auditionné en 2010 au sujet des Chrétiens d'Orient lorsqu'il était directeur de la prospective au ministère des affaires étrangères, ainsi que M. Jean-Christophe Peaucelle, ancien directeur-adjoint d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ancien ambassadeur de France à Doha, actuellement conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères. Je vous remercie, messieurs, d'avoir accepté de participer à cette table ronde consacrée aux minorités au Proche et au Moyen-Orient.

Nous sommes tous très préoccupés par les évolutions en cours, en particulier en Irak et en Syrie, où des violences épouvantables et des massacres sont commis quotidiennement contre les populations civiles de toutes confessions. Au cours de notre réunion d'aujourd'hui, nous nous intéresserons plus particulièrement au sort des minorités, non pas parce que nous serions plus sensibles à leurs souffrances ou davantage responsables de leur sort, mais parce que nous souhaitons réfléchir à la spécificité de cette problématique.

Un groupe d'études sur les Chrétiens d'Orient a d'ailleurs été créé à l'Assemblée nationale, sous la présidence conjointe de Mmes Véronique Besse et Valérie Pécresse, sur avis favorable de notre Commission. Notre réunion a un objet plus large, puisqu'elle concerne les minorités de la région dans leur ensemble, tant les Maronites du Liban et les Coptes égyptiens que les Yézidis, pourchassés par Daech en Irak.

La France accueille, bien sûr, des réfugiés. Mais nous devons aussi et peut-être surtout veiller, dans la mesure de nos moyens et de notre influence, à ce que les minorités aient la possibilité de se maintenir sur leur terre d'origine, à la fois parce que vivre en paix et en sécurité dans son pays est un droit fondamental, parce que la présence de ces populations fait partie de l'histoire du Proche et du Moyen-Orient – les patriarches des Églises d'Orient insistent souvent sur le fait qu'il s'agit d'autochtones, présents avant l'essor de l'islam –, et parce qu'il s'agit d'un aspect majeur de la diversité qui était jusqu'à présent un trait distinctif de cette région.

Aujourd'hui, le sentiment qui prédomine est celui d'un déclin général, voire inexorable de ces minorités. Où en est-on précisément dans les principaux pays concernés ? Si ces minorités suivent des trajectoires différentes, dans quelle mesure affrontent-elles des problèmes communs ? En particulier, comment voyez-vous le fait que l'islam devienne, de manière croissante, une référence et une source normative dans les sociétés du Proche et du Moyen-Orient ?

D'autre part, quelles sont les attentes des minorités à notre égard ? Comment les soutenir tout en évitant qu'elles soient perçues comme des alliés ou des relais locaux de puissances extérieures ? Faut-il leur réserver un discours et une politique spécifiques ? Nous cherchons à mieux comprendre ce que pourrait être la politique de la France en la matière.

Je vous donne d'abord la parole, monsieur Maïla, pour que vous brossiez un tableau de la situation. M. Peaucelle pourra ensuite nous présenter la politique française et les actions entreprises en faveur des minorités concernées.

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Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales

Je vous remercie de votre invitation, à laquelle je suis très sensible.

La question des minorités au Proche-Orient et, plus largement, dans l'ensemble du monde arabo-musulman, n'est pas nouvelle : elle se pose depuis la conquête musulmane, c'est-à-dire depuis que l'islam s'est établi comme la religion majoritaire et dominante dans cette partie du monde, qui va de la Mauritanie et du Maroc jusqu'à l'Iran – excepté Israël, dont la situation est très particulière. La question soulevée depuis lors est celle du rapport des non-musulmans à l'islam, à double titre, ce qui conduit à distinguer deux types de minorités. Il existe, d'une part, des minorités ethniques et linguistiques, qui ont développé un particularisme lié à la pratique de la langue ou à la conscience d'une histoire spécifique. Il s'agit, par exemple, des Berbères, des Arméniens – qui sont chrétiens –, des Kurdes – qui peuvent être musulmans sunnites ou chiites, mais ne sont pas arabes – ou des Israéliens – qui sont majoritairement de confession juive. On trouve, d'autre part, des minorités religieuses, qui se sont développées au sein de l'Empire ottoman dès les 15ème-16ème siècles dans le cadre des millets, c'est-à-dire de « nations » distinguées en fonction de leur religion. En dehors de la grande communauté musulmane sunnite, chaque communauté avait un système institutionnel distinct, avec son patriarche – qui était, en même temps que le guide spirituel, l'interlocuteur du pouvoir politique –, ses tribunaux, son propre statut matrimonial et ses règles en matière de divorce et d'héritage, qui ne relevaient pas de la loi commune, la charia. Il en a été ainsi des débuts de l'Empire ottoman jusqu'à la naissance des États modernes.

Avec la création des États modernes, tout a changé, et la question des minorités est devenue beaucoup plus brûlante. Les États-nations qui se sont constitués au Proche-Orient après la Première Guerre mondiale sous l'égide de la France et du Royaume-Uni se sont pensés à partir de la notion de citoyenneté et ont appliqué un centralisme très fort. Dans ce cadre, la question des minorités a été ignorée en tant que telle. Par la suite, au moment de la décolonisation, le sentiment d'appartenance à une nation en construction s'est encore renforcé, en lien avec la religion dominante, l'islam. Ainsi, l'islam a été qualifié de religion d'État dans la constitution de tous les pays de la région, à l'exception de celle de la Syrie, où il est néanmoins précisé que le chef de l'État doit être musulman. Je mets à part la Turquie, qui est un État laïc, mais pas au sens français du terme, et Israël, dont le statut est très spécifique.

Dans le cadre de l'État-nation, en principe, le sentiment d'appartenir à une minorité n'aurait pas dû surgir, puisque, en vertu de la constitution et de la législation, toute minorité – linguistique, religieuse ou sociétale – était considérée comme faisant partie d'un ensemble plus vaste, celui des citoyens. Or tel n'était pas le cas en réalité. Avec la montée de l'islamisme et le rôle croissant joué par la charia, ce qui devait être une simple distinction a fait place à des discriminations et, dans de nombreux États de la région, les membres des minorités ont eu le sentiment d'être traités comme des citoyens de seconde zone. Ce sentiment, qui s'est développé progressivement, cristallise aujourd'hui, compte tenu de la poussée islamiste et des ruptures très fortes que constituent non seulement les guerres en Syrie et en Irak, mais aussi le Printemps égyptien, qui a été l'occasion d'attaques contre les Coptes, alors que l'on pensait qu'il s'agissait d'une belle fête de la citoyenneté.

Le drame le plus important auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, notamment du point de vue de la responsabilité qu'a la France dans cette région depuis la Première Guerre mondiale, c'est l'effondrement de l'État-nation,. Cet effondrement est aujourd'hui le fait marquant, tant en Syrie qu'en Irak, et nous assisterons peut-être à d'autres remises en cause des États dans la région. Or les États-nations étaient une chance : nous pouvions espérer qu'ils mèneraient une politique d'intégration des minorités dans le cadre de la citoyenneté. Pour sa part, la France a toujours pratiqué une politique qui s'adressait non pas aux minorités en tant que telles, mais aux nationaux, aux citoyens des États en question. Elle considérait que la situation des minorités, parfois difficile, devait se régler en assurant l'égalité des droits dans le cadre de la législation de chacun de ces États. Aujourd'hui, la fragilisation des États rend cette politique difficile à mener. Nous pouvons toujours le faire, mais ce serait une rhétorique qui ne tiendrait guère compte de la réalité, c'est-à-dire de la nécessité de protéger des minorités qui souffrent en tant que telles.

Quel discours tenir ? Dans le droit fil de son approche légaliste, la France doit continuer à insister sur l'universalité des droits de l'Homme et demander aux États de respecter les engagements qu'ils ont eux-mêmes souscrits, notamment dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 – je pense en particulier à l'article 18 de ce pacte sur la liberté de conscience. Dans le même temps, notre politique ne doit pas être dictée uniquement par les droits de l'Homme : elle doit tenir compte des intérêts et de la présence traditionnelle de la France dans cette région, non seulement auprès de certaines minorités, par exemple les Chrétiens du Liban et de Syrie, mais aussi, plus généralement – on le sait moins –, en appui à toutes les congrégations religieuses dont la Troisième République avait favorisé le développement en son temps, et qui ont contribué à la diffusion de la langue française par l'intermédiaire de leurs écoles et de leurs missions.

Comment se présente aujourd'hui la situation des minorités, non seulement celle des Chrétiens, mais aussi celle des Yézidis – que vous avez mentionnée à juste titre, monsieur le président – ou encore celle des Bahaïs – dont on parle moins, mais qui se révèle, elle aussi, problématique ? Le tableau est éclaté et disparate.

S'agissant des minorités chrétiennes, un fait majeur s'impose : l'émigration. Nous ne connaissons pas toujours les effectifs exacts de ces minorités, les chiffres des États différant sensiblement de ceux des hiérarchies ecclésiastiques. Sur les 7 à 8 millions de Coptes, soit 8 à 10 % de la population égyptienne, 1 à 2 millions ont déjà émigré depuis quelques dizaines d'années, formant des diasporas puissantes à l'étranger, qui ont d'ailleurs posé des problèmes au président Sadate puis – un peu moins – au président Moubarak. À la suite des événements du Printemps égyptien, l'émigration des Coptes s'est amplifiée. Quant à ceux qui restent en Égypte, ils se heurtent, en plus de discriminations sociales, à deux problèmes fondamentaux : l'importance de la charia dans la législation égyptienne et la question récurrente de leur représentation au parlement égyptien. Compte tenu du système électoral, peu de Coptes peuvent être élus députés. Le président égyptien désigne donc, depuis l'époque de Nasser, un certain nombre de députés coptes sur le quota qu'il lui revient de nommer.

Les Chrétiens affrontent une situation autrement plus tragique en Irak : leur départ constitue sans doute l'un des événements les plus graves dans la région depuis le génocide arménien. Même pendant la guerre du Liban – qui avait donné lieu à des massacres tant de Musulmans que de Chrétiens –, nous n'avions pas assisté à une telle violence ni à une telle brutalité. Les populations les plus faibles, Chrétiens et Yézidis, ont dû quitter Mossoul et sa région. Mossoul était l'une des capitales de la « Mésopotamie chrétienne », et les pères dominicains, dont un certain nombre de Français, y avaient installé un centre très important, auquel nous devons de nombreuses études sur la région. Sur 1,5 million de Chrétiens, de l'Église chaldéenne – rattachée à Rome – ou de l'Église assyrienne – autocéphale –, entre 400 000 et 600 000 sont partis. Le mouvement avait d'ailleurs commencé avant, en 2003, à la faveur de l'ouverture et de la prétendue démocratisation du régime irakien, consécutive à l'opération militaire américaine.

En Syrie, la hiérarchie chrétienne s'est rangée, de manière très explicite, du côté du président Assad, dans un souci de protection des populations. Au Liban, les Chrétiens ne sont pas persécutés, mais leur influence s'affaiblit.

Les Chrétiens qui quittent la région alimentent les diasporas : beaucoup se sont installés à New York, à Montréal, à Rio ou à Santiago du Chili, où ils sont aujourd'hui plus nombreux que dans certaines villes chrétiennes de la région telles que Bethléem ou Jérusalem.

La situation des Chiites est paradoxale. Au Bahreïn, ils sont en butte à des vexations politiques, alors qu'ils constituent 60 % de la population. En Arabie Saoudite, où ils représentent 17 % de la population – ils sont concentrés sur la côte orientale, le long du Golfe persique –, ils connaissent également une situation compliquée.

La situation des Kurdes demeure inchangée : s'ils ont actuellement le vent en poupe du fait de la politique de la coalition – ils viennent de libérer Kobané –, la question kurde reste entière, avec un grand point d'interrogation concernant la politique turque à leur égard. Quant aux Yézidis, dont la religion est antérieure aux monothéismes que nous connaissons, leurs souffrances sont inouïes : ils ont subi des massacres et certains ont été réduits à l'état d'esclaves sexuels.

Enfin, même si cette question ne se pose pas dans l'immédiat, j'appelle votre attention sur la situation des Alévis en Turquie, qui constituent 20 % de la population et qui revendiquent une citoyenneté à part entière, ainsi qu'une liberté de pratiquer leur culte, à égalité avec la majorité sunnite. D'ailleurs, la législation turque en matière de biens ecclésiastiques ou de séminaires est également discriminatoire, depuis très longtemps, à l'égard des Chrétiens. J'avais eu l'occasion d'évoquer cette question avec des représentants turcs lorsque je dirigeais le pôle « religions » de la direction de la prospective.

Cette situation très difficile appelle deux types de politiques. Tout d'abord, il convient de sécuriser le nord de l'Irak et de mettre en place une politique d'accueil, ainsi que l'ont demandé les Chrétiens d'Orient à M. Fabius par l'intermédiaire de leurs patriarches, au moment où la situation était la plus critique. Jean-Christophe Peaucelle reviendra de manière plus détaillée sur cet aspect. Ensuite, à plus long terme, nous devons veiller à ne pas nous placer exclusivement sur le plan des principes et du droit, quitte à exprimer une nuance par rapport à notre discours officiel, voire à lui faire une entorse. Certes, il faut continuer à s'adresser aux citoyens et à insister sur l'égalité des droits. Je constate d'ailleurs que, en dépit des résultats décevants des Printemps arabes à ce stade, les représentants des minorités veulent encore croire à l'avancée dont ces mouvements semblaient porteurs pour l'idée de citoyenneté, et demandent que leurs communautés soient traitées non pas comme des minorités, mais comme des citoyens jouissant des mêmes droits que les autres. Toutefois, la France doit aussi se souvenir qu'elle a des attaches et un ancrage politique dans la région : ces communautés attendent d'elle non seulement qu'elle manifeste une sollicitude à leur égard et leur apporte une aide, mais aussi qu'elle poursuive sa politique d'influence.

Ainsi, on ne peut plus tenir un discours axé uniquement sur l'égalité des droits : si la France veut croire elle aussi – il le faut – à une continuation des Printemps arabes, c'est, autant que la citoyenneté, la diversité du tissu social qu'il convient de préserver dans cette région. À force de persécutions et de discriminations envers ces minorités, cette diversité disparaît et, avec elle, le Proche-Orient que nous avons connu.

Enfin, pour un avenir que j'espère proche, nous devons travailler à une sorte de « plan Marshall » – sans nécessairement retenir cette expression dont personne ne voudra – visant à réinstaller les minorités dans leur région, dans les villages qu'elles ont été obligées de déserter. Cela vaut autant pour les réfugiés irakiens que pour les déplacés syriens, lesquels sont 6 à 7 millions à l'intérieur du pays et 4 millions à l'extérieur.

J'étais encore dans la région il y a quelques jours et j'ai constaté que la Russie avançait ses pions en jouant des divisions confessionnelles, politique qui est tout à fait contraire à la nôtre. Moscou se pose aujourd'hui, de manière explicite, en protecteur des Chrétiens d'Irak, de Syrie et de Palestine, ressuscitant ainsi à sa manière l'alliance du sabre et du goupillon. Dans la situation de désarroi que connaissent les Chrétiens d'Orient, cette politique rencontre un certain écho.

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Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères et du développement international

Je vous remercie de m'avoir invité pour évoquer les minorités au Moyen-Orient. Compte tenu de mes fonctions actuelles, je me concentrerai sur les minorités religieuses, qui sont au coeur de l'actualité, en particulier sur les minorités chrétiennes, avec lesquelles la France a des liens historiques particuliers et qui connaissent une situation très difficile, en particulier en Syrie et en Irak. Ainsi que l'a relevé Joseph Maïla, ces événements nous obligent à nous positionner de manière un peu différente par rapport à ce qui était jusqu'alors notre ligne, que je qualifierais de « républicaine », articulée autour de l'idée de citoyenneté. Nous nous adressions alors à des États-nations et nous entendions dialoguer avec toutes les composantes de la population. Ces événements nous amènent en quelque sorte à retrouver une relation ancienne, comme le montrent très clairement la rencontre du Président de la République avec les responsables des Églises chrétiennes à Bagdad en septembre dernier, ainsi que celle du ministre des affaires étrangère avec les représentants des minorités chrétiennes à Erbil en août, quelques semaines seulement après l'irruption de Daech dans la plaine de Mésopotamie et l'expulsion tragique des Chrétiens sous la menace de massacres.

Je commencerai par un bref rappel historique. La relation particulière de la France avec les Chrétiens d'Orient remonte à l'alliance conclue en 1536 entre François Ier et Soliman le Magnifique. Il s'agissait d'une alliance stratégique de revers afin de rétablir l'équilibre des puissances avec la monarchie des Habsbourg, qui dominait l'Espagne, l'Empire germanique et le centre de l'Europe, prenant ainsi la France en tenaille. François Ier a eu le culot, si j'ose dire, de s'entendre avec le sultan et, au passage, peut-être pour pouvoir se justifier aux yeux de l'Europe chrétienne, a obtenu le droit et la responsabilité de protéger les communautés chrétiennes de l'Empire ottoman. Pour la France, c'était non seulement un moyen de s'opposer aux Habsbourg mais aussi de devenir un acteur politique majeur au Proche-Orient. Pour les Chrétiens d'Orient, cet événement a marqué leur entrée dans le monde culturel de la France et de la francophonie. Par la suite, les élites de l'Empire ottoman, puis celles des pays héritiers de cet Empire – Égypte, Palestine, Syrie, Liban – ont été pour partie formées dans des établissements français, souvent religieux. D'ailleurs, malgré les poussées d'anticléricalisme que notre République a pu connaître au cours de son histoire, le soutien de la France aux congrégations religieuses qui oeuvraient au Proche-Orient n'a jamais varié.

En 1923, à la suite de la proclamation de la République de Turquie, le traité de Lausanne a mis fin aux capitulations, sauf en Palestine mandataire, où les accords de Mytilène en 1901 et de Constantinople en 1913 avaient confié à la France la responsabilité de protéger civilement les communautés religieuses au sens strict du terme, c'est-à-dire les communautés de religieux : les jésuites, les dominicains – qui avaient fondé, entre autres, l'École biblique de Jérusalem – ou encore les soeurs de Saint-Joseph – qui tiennent aujourd'hui l'hôpital français de Jérusalem, etc... Ces deux accords sont toujours en vigueur actuellement. En dehors de la Palestine, , malgré la fin des capitulations, une relation culturelle et d'influence est demeurée entre la France et les Chrétiens d'Orient.

Aujourd'hui, si les circonstances ont évidemment changé par rapport à celles qui prévalaient au temps de François Ier, notre diplomatie doit, au-delà de ses principes laïcs et universalistes, maintenir une relation spécifique avec les minorités chrétiennes d'Orient et prendre en compte leur situation particulière. Je vois, pour ma part, quatre catégories de raisons à cela.

En premier lieu, dans certains cas, il existe une raison juridique : ainsi que je l'ai rappelé, en Palestine mandataire, c'est-à-dire en Israël et dans les territoires palestiniens, la France est chargée, en vertu des accords de Mytilène et de Constantinople, de protéger les communautés religieuses et de les faire bénéficier de certaines exemptions fiscales ou douanières. Ces responsabilités sont assumées par notre consulat général à Jérusalem.

Les raisons sont aussi historiques et culturelles : la France a des attaches dans la région et ces populations ont des attentes à notre égard – je souscris entièrement à ce qu'a dit Joseph Maïla à ce propos. Nous ne pouvons pas passer cet héritage historique par pertes et profits, sous peine d'apparaître comme un partenaire non fiable et de nous discréditer.

Il y a ensuite, bien sûr, des raisons humanitaires : la situation de ces minorités, déjà difficile dans de nombreux pays, est devenue tragique à certains endroits, en particulier en Syrie et en Irak. Ces populations étant en danger, nos valeurs universalistes nous commandent de ne pas céder à la tentation de l'indifférence.

Enfin, nous avons des raisons politiques d'agir. En théorie, dans un monde parfait, notre vision universaliste devrait nous amener à ne pas distinguer entre nos partenaires en fonction de leur appartenance confessionnelle. Mais nous avons une politique de promotion des droits de l'homme. Or, en ne défendant pas ces populations qui sont souvent victimes, à des degrés divers, et parfois à l'extrême, de violations des droits de l'homme, nous renoncerions à l'universalisme de ces droits, et notre discours en la matière perdrait toute crédibilité.

En outre, ces minorités sont une richesse pour leur pays. Les systèmes éducatif et hospitalier reposent largement sur des institutions chrétiennes. Par exemple, les écoles latines de Gaza scolarisent 4 % de Chrétiens et 96 % de Musulmans, les Chrétiens étant très peu nombreux à Gaza. Ainsi, elles rendent un service de qualité à l'ensemble de la population, en donnant une éducation souvent plus ouverte, moderne et tolérante que ne le feraient d'autres établissements.

Par ailleurs, notre intérêt politique est évidemment de promouvoir la paix, la stabilité et la sécurité dans cette région qui se trouve à nos portes. À cet égard, soyons lucides : il est totalement illusoire d'espérer faire évoluer ces pays dans le sens de la démocratie, de la stabilité, du respect des droits de l'homme, de la tolérance et de la citoyenneté s'ils ne parviennent pas à tolérer la diversité de leur propre population. La disparition finale de ces minorités – qui, dans certains cas, est non plus une hypothèse d'école, mais un risque réel – bloquerait sans doute pour longtemps les capacités de modernisation et d'évolution de ces pays dans un sens positif. Lorsque j'étais consul général à Istanbul, j'ai été frappé de constater que de nombreux intellectuels turcs soucieux de faire avancer leur pays considéraient comme une tragédie le fait que la Turquie ait perdu la diversité de sa population au début du xxe siècle.

Pour toutes ces raisons, la diplomatie française considère qu'elle doit avoir une politique spécifique à l'égard des minorités au Moyen-Orient, notamment des minorités chrétiennes.

Quel contenu donner à cette politique ? Notre objectif est de maintenir ces populations là où elles se trouvent, non seulement pour les raisons que j'ai indiquées, mais aussi parce que cela correspond à leur souhait : elles se considèrent comme orientales et comme des citoyens de ces pays, ainsi que l'a relevé Joseph Maïla. Les responsables religieux nous supplient de ne pas favoriser l'exil. Le patriarche chaldéen de Bagdad, en particulier, nous a demandé de ne pas ouvrir trop largement nos portes de peur que nous ne créions un appel d'air. Cependant, lorsque ces populations se trouvent dans des situations telles que celle qu'elles ont subie cet été, nous ne pouvons pas les laisser se faire massacrer en arguant qu'elles doivent rester dans le pays où elles vivent depuis deux mille ans ! J'ai été frappé par ce que m'a dit un jour un père dominicain irakien : « Je préfère un Chrétien d'Irak en Irak, plutôt qu'un Chrétien d'Irak en France, mais je préfère un Chrétien d'Irak vivant à un Chrétien d'Irak mort ! ». Telle est, en effet, la problématique.

Dès lors, que pouvons-nous faire pour aider ces minorités ? Paradoxalement, nous devons mener une action qui ne soit pas spécifiquement dirigée vers elles : tout ce que nous pouvons faire pour contribuer à la stabilité, à la paix et à la sécurité des pays dans lesquels elles vivent est fondamental. Ne nous faisons pas d'illusions : si la stabilité de revient pas en Irak et en Syrie, les Chrétiens n'y resteront pas. Certes, la diplomatie française est parfaitement consciente qu'il s'agit d'un travail de long terme, qui entre parfois en contradiction avec l'urgence de certaines situations présentes. On peut d'ailleurs débattre de la pertinence de l'action de la France et, plus largement, de la communauté internationale sur les questions palestinienne, syrienne ou irakienne. On peut toujours estimer que des erreurs ont été commises et que d'autres voies sont possibles. Mais gardons à l'esprit que la priorité est de rechercher une solution en Palestine, en Syrie et en Irak. Le jour où la question palestinienne sera résolue de manière juste et durable, l'exode des Chrétiens de Palestine cessera probablement.

Revenons sur le cas irakien. Notre politique en faveur de l'Irak a un volet militaire : nous participons à l'intervention de la coalition à travers l'opération Chammal, dont le Parlement a autorisé la prolongation il y a quelques jours. Elle a aussi un volet politique : nous accompagnons les autorités irakiennes et les soutenons lorsqu'elles prennent les bonnes décisions. Ainsi, nous avons fortement incité le gouvernement irakien à inclure en son sein davantage de représentants des minorités. Les Sunnites avaient été tellement exclus du fonctionnement de l'État irakien qu'ils se sont jetés dans les bras de Daech, ce qui a créé la crise actuelle. Enfin, nous menons une action idéologique, de lutte contre la radicalisation. Je rappelle souvent que les militaires peuvent désamorcer les bombes posées par Daech dans tel ou tel bâtiment, mais qu'ils ne peuvent pas désamorcer les bombes qui se trouvent dans les coeurs et dans les esprits.

Sur tous ces points, nous cherchons à mobiliser la communauté internationale : nous avons organisé une conférence à Paris sur l'Irak le 16 septembre dernier, et nous travaillons à l'adoption de résolutions par le Conseil de sécurité des Nations unies, avec les difficultés que vous connaissez s'agissant de la Syrie. Nous mobilisons non seulement l'Union européenne, mais aussi les pays de la région sur les plans militaire, politique et idéologique. Il est en effet important que les autorités politiques, mais aussi les autorités religieuses de l'islam sunnite dénoncent – elles le font de plus en plus clairement – un certain nombre de comportements prétendument adoptés au nom de l'islam.

Néanmoins, cette action ne peut être que de long terme – elle portera ses fruits au bout de plusieurs années si l'on est optimiste, à l'horizon d'une génération si l'on est pessimiste – et n'est donc pas suffisante. C'est pourquoi les autorités françaises ont pris des mesures d'urgence afin de répondre à la situation de crise à laquelle nous sommes confrontés. D'une part, les ministres des affaires étrangères et de l'intérieur ont décidé d'accueillir un certain nombre de réfugiés. Cette opération s'adresse aux personnes déplacées en Irak cet été, c'est-à-dire essentiellement aux minorités. Depuis le mois de septembre, 1 406 personnes – dont 95 à 98 % de Chrétiens et quelques familles yézidies – ont bénéficié d'une décision d'asile positive. Elles ne sont pas encore toutes arrivées, car nous ne les faisons venir que lorsque les ONG et les collectivités territoriales sont prêtes à les accueillir dans de bonnes conditions. D'autre part, nous contribuons à l'aide humanitaire en faveur des personnes déplacées qui vivent dans des camps ou dans des logements précaires sur place, principalement au Kurdistan irakien. En 2014, la France a consacré 5,2 millions d'euros à cette aide. De plus, le ministère des affaires étrangères a décidé de faire usage du Fonds d'action extérieure des collectivités territoriales (FACECO), mis en oeuvre par son centre de crise.

Pour toutes les raisons que j'ai indiquées, nous ne pouvons tout simplement pas laisser tomber les minorités chrétiennes d'Orient. Nous devons, autant que possible, favoriser leur maintien sur place, avec les difficultés que j'ai évoquées. En tout cas, évitons d'encourager l'exil. Enfin, il est essentiel de ne pas dissocier les Chrétiens des Musulmans. Loin de les dresser les uns contre les autres, il nous faut absolument mobiliser les Musulmans de ces régions en faveur de leurs compatriotes chrétiens. En un mot, ce que nous devons essayer de faire, c'est d'aider les Chrétiens qui vivent ces situations très difficiles sans faire d'eux des étrangers dans leur propre pays.

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Merci, messieurs, pour vos interventions. Les Chrétiens d'Orient sont persécutés en Irak, en Syrie et en Égypte. Quelles solutions politiques préconisez-vous pour faire respecter la liberté de culte et, plus simplement, la liberté d'expression ? Y a-t-il, selon vous, un mince espoir que l'on y parvienne ?

Les islamistes radicaux mènent des actions terroristes dans l'ensemble des États de la planète, en Afrique, en Amérique du Nord, en Asie, en Europe et au Moyen-Orient. Elles prennent des formes diverses mais plus horribles les unes que les autres – nous venons d'apprendre la décapitation d'un otage japonais. L'éradication du terrorisme vous paraît-elle illusoire ? Quelles sont les évolutions prévisibles en la matière à court et à moyen terme, ainsi que leurs conséquences sécuritaires et économiques ? Enfin, considérez-vous que la mobilisation internationale est à la hauteur de cette situation très grave ?

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Merci, messieurs, pour vos présentations très intéressantes. Comment l'islam conçoit-il l'altérité ? Les sunnites et les chiites en ont-ils une conception différente ? Cette conception joue-t-elle un rôle dans les difficultés que rencontrent aujourd'hui les minorités, qu'elles soient ethniques ou religieuses ?

Y a-t-il des Chrétiens en Arabie Saoudite ? Quelle est leur situation ?

Vous avez indiqué que la Russie se présentait comme le protecteur des Chrétiens d'Orient. Quels moyens met-elle en oeuvre pour donner consistance à ce rôle ? Quels résultats obtient-elle ?

Le Vatican joue-t-il un rôle ? Menons-nous des actions conjointes avec lui auprès des Chrétiens d'Orient ?

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Merci, messieurs, pour vos exposés. Vous avez conclu, monsieur Peaucelle, en disant qu'il fallait tout mettre en oeuvre pour protéger les minorités dans cette région, en particulier les Chrétiens. Hélas, nous constatons que la politique syrienne menée par la France depuis 2011 a abouti à un résultat exactement inverse : ces minorités qui étaient plutôt protégées et correctement traitées dans leur pays sont désormais poursuivies et chassées, tels des parias. Vos intentions ne correspondent guère à la réalité du moment en Syrie.

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J'approuve les propos de M. Loncle : à l'évidence, nous avons joué avec le feu en Syrie. Il est temps d'ouvrir les yeux et de regarder la réalité en face : il y a un problème dans notre politique. Même si cela peut poser des difficultés à certains, il faut donc en changer. Nous l'avons déjà fait dans le passé, quel que soit le Président de la République en place. La Russie, avez-vous indiqué, est en train de prendre la relève en matière de protection des minorités ; on croit rêver !

Vous l'avez très bien dit, monsieur Peaucelle : notre politique ne peut être que de long terme. Cependant, les djihadistes salafistes font partie d'un mouvement sectaire apocalyptique. Donc, de leur point de vue, c'est également le long terme qui prime, et ils consacreront toute leur énergie à imposer la charia. Si les Musulmans eux-mêmes ne font pas le ménage chez eux rapidement, il ne peut pas y avoir de solution. D'autre part, cela implique que nous n'apparaissions pas comme des croisés qui se sont rangés sous la bannière étoilée ! En marchant dans le sillage des Américains, nous commettons une faute tragique ! Nous devons avoir une politique étrangère complètement autonome.

Selon les échos que j'ai pu avoir, les minorités rencontrent aussi des problèmes en Israël. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

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Selon vous, la France n'a pas vocation à accueillir tous les Chrétiens d'Orient ni tous les Yézidis. Elle ne fait d'ailleurs rien de tel : sur les quelques millions de personnes déplacées, nous avons accordé l'asile à environ 700 Chrétiens d'Irak. Et, si j'ai bien compris, nous n'examinons les dossiers qu'à partir du moment où les demandeurs ont de la famille en France, car nous ne voulons pas créer de difficultés d'accueil dans notre pays.

Les personnes déplacées sont donc restées dans la région. S'agissant des déplacés Irakiens, ils sont massivement présents au Kurdistan, où ils ont été plutôt bien accueillis. J'ai visité plusieurs camps, et les conditions matérielles y sont satisfaisantes : les réfugiés ont un toit et mangent à leur faim. En revanche, ils n'ont pas d'argent, et il n'y a aucune vie sociale, en particulier pas d'écoles. L'aide humanitaire est apportée par les congrégations religieuses – qui sont très présentes, mais de manière un peu désordonnée –, par la Turquie – également très présente – et par l'ONU – qui éprouve quelques difficultés à empêcher les « déperditions », pour employer un terme poli. Nous avons intérêt à être nous aussi présents. Dans cette période transitoire, il me semble indispensable de garantir un accueil de qualité et de faire en sorte qu'il y ait une vie pour ces réfugiés, au-delà de la simple survie. Quelle est l'ampleur de l'aide apportée par la France et par l'Union européenne ? Quel rôle pourrions-nous avoir en la matière au-delà de ce que nous faisons déjà ?

J'ai interrogé des réfugiés, et ce qu'ils m'ont répondu m'a un peu glacé. Alors qu'ils savaient généralement que leur maison n'avait pas été détruite ni occupée par d'autres, beaucoup d'entre eux – un sur deux ou un sur trois – m'ont dit ne pas vouloir rentrer chez eux, parce qu'ils en avaient assez des persécutions qui duraient depuis des décennies. « Aujourd'hui, c'est Daech ; demain, ce seront d'autres groupes ! », ont-ils précisé. Il y a donc une peur du retour, qui atteint des degrés variables selon les communautés. En tout cas, celles-ci se sentent structurellement menacées dans les endroits où elles vivent. Partagez-vous cette vision des choses ? Ou bien pensez-vous que ce constat est seulement ponctuel ? Quelles sont les perspectives en termes d'organisation politique dans la région ? Pour ma part, je ne pense pas que nous soyons condamnés à choisir entre un régime autoritaire et des pouvoirs formés sur une base purement confessionnelle – sunnite, chiite et kurde.

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Vous avez insisté sur la nécessité de maintenir la diversité sociale dans les États de la région. L'un des moyens de renforcer cette diversité ne serait-il pas d'appliquer un principe de réciprocité dans les échanges entre la France et ces pays ? La France accepte de la part de certains États des investissements qui contribuent à l'édification de mosquées. Existe-t-il des accords de réciprocité qui permettraient de maintenir le pluralisme religieux dans ces pays et qui pourraient, le cas échéant, servir d'exemple ? Si tel n'est pas le cas, pour quelles raisons ? La France est-elle un cas isolé en la matière ? Cette politique de réciprocité est-elle pratiquée par d'autres pays ?

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Est-il possible d'avoir, dans la région, un État qui respecte les droits individuels et le pluralisme religieux ? On a souvent considéré le Liban comme un laboratoire en la matière, mais l'accord signé à la fin la guerre civile n'a pas garanti l'équilibre des pouvoirs entre les trois grandes factions – Chrétiens, Sunnites et Chiites ?

Les Chrétiens sont-ils condamnés à soutenir des dictatures pour vivre en paix ? Pourtant, ils seraient plutôt favorables à la démocratie.

Selon vous, existe-t-il un risque de balkanisation dans la région ? Ne risque-t-on pas d'assister, en Irak, au Liban et en Syrie, à un duel entre l'Arabie Saoudite et l'Iran par communautés sunnites et chiites interposées ? Dans un tel cas de figure, toutes les minorités – Kurdes, Druzes, Chrétiens – seraient prises en tenaille.

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Monsieur Peaucelle, vous avez représenté la France – avec beaucoup de talent – dans un pays sunnite, qui apportait un certain soutien aux Frères musulmans. Vu de Paris, mais aussi de certains de nos postes diplomatiques, j'ai l'impression, à tort ou à raison, que, dans l'ensemble, notre diplomatie privilégie très nettement les Sunnites par rapport aux Chiites. J'en veux pour preuve notre positionnement par rapport au Hezbollah, qui est certes l'allié du président Assad, dont nous sommes les ennemis. En Syrie, nous préférons armer les djihadistes et lutter contre le Hezbollah. À Beyrouth, nos diplomates font en sorte de ne pas fréquenter le Hezbollah, alors qu'il s'agit d'un parti qui a pignon sur rue et qui est représenté au Parlement. On ne peut pas dire non plus que nous soyons en bons termes avec les Alaouites, que nous cherchons à évincer de Damas. Nous ne sommes pas non plus les grands amis de l'Iran : la France semble même en pointe parmi les pays qui font obstacle au retour de l'Iran dans le concert des nations. Bref, nous aimons les Sunnites, mais nous voyons les Chiites d'un mauvais oeil. Pourtant, ceux qui nous font la guerre sont des Sunnites, qu'il s'agisse de l'État islamique ou des groupes qui commettent des crimes sur le territoire national. Il serait peut-être temps que notre diplomatie se rende compte qu'il existe aussi un monde chiite ! D'autant que l'une des deux branches de l'islam semble plus libérale ou, à tout le moins, moins contraignante que l'autre.

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Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères et du développement international

Le directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient serait plus qualifié que moi pour débattre de la politique française à l'égard de la Syrie.

Monsieur Dupré, notre politique s'inscrit nécessairement dans le très long terme. Y a-t-il un espoir que l'on parvienne à protéger les minorités ? Pour ma part, je suis assez optimiste, même si je reste réaliste : nous sommes actuellement en pleine crise. Cependant, il faut raisonner à l'échelle du temps historique, souvent très long. Ne perdons pas de vue que les sociétés civiles connaissent en ce moment de profonds bouleversements dans le monde arabe et au Moyen-Orient – j'inclus aussi l'Iran ; je n'oublie donc pas les Chiites, monsieur Marsaud – dans le sens d'une aspiration à la liberté et d'une émancipation des femmes, un nombre croissant de filles fréquentant l'école et l'université. Ces changements sont extraordinairement difficiles à faire accoucher – nous vivons peut-être les douleurs de l'enfantement –, car les résistances sociales et politiques sont nombreuses. Paradoxalement, ces évolutions sont aussi un des facteurs qui attisent, en réaction, le fondamentalisme. Aux yeux des fondamentalistes, elles représentent en effet les pires horreurs qu'ils puissent imaginer. Néanmoins, à terme, la nouvelle génération de jeunes aspire, selon moi, à cette citoyenneté. Les jeunes de la révolution égyptienne, qu'ils soient chrétiens ou musulmans, se définissaient comme citoyens. Seulement, les populations n'ont pas l'expérience de la démocratie : elles tâtonnent, elles commettent des erreurs et se heurtent à des résistances.

S'agissant de l'islam radical, je recommande d'employer l'expression « terrorisme djihadiste » plutôt que le terme « djihadisme », car le djihad a une valeur positive dans l'islam : il s'agit de l'ascèse que pratique chaque individu pour devenir meilleur. Quoi qu'il en soit, une mobilisation générale de la communauté internationale est nécessaire pour lutter contre ce phénomène. Et il est essentiel que les autorités religieuses musulmanes prennent toute leur part à ce combat. À cet égard, j'ai été frappé par la rapidité et la clarté des réactions de certaines institutions musulmanes après les attentats de Paris, notamment d'Al-Azhar, qui fait référence dans l'ensemble du monde sunnite. Cela mérite d'être relevé et encouragé. En tant que conseiller pour les affaires religieuses, il me revient de dialoguer avec ces institutions, non seulement pour leur demander de réagir, mais aussi pour les remercier lorsqu'elles le font. Il est important de marquer ainsi notre estime et notre approbation lorsque nous constatons des évolutions positives.

La mobilisation internationale est-elle à la hauteur ? Elle progresse, mais elle doit encore s'accélérer et s'intensifier, notamment au sein de l'Union européenne. En 2008 et 2009, la direction d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient – dont j'étais alors le directeur-adjoint – et la direction d'Afrique s'étaient employées, mais on avait parfois l'impression d'être peu entendus, à sensibiliser nos partenaires européens à la menace que représentait Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).

Monsieur Guibal, il n'y a pas de Saoudiens chrétiens, mais il y a beaucoup de Chrétiens en Arabie Saoudite. Au Qatar, il n'y a pas de statistiques officielles sur ce point, mais je ne serais pas surpris qu'il y ait davantage de Chrétiens que de Musulmans, les Qatariens n'étant que 200 000 sur une population de 2,2 millions d'habitants. Dans l'ensemble de la péninsule arabique, les Chrétiens se comptent aujourd'hui par millions. Ils sont souvent philippins ou indiens. Pour l'Église catholique, il y a là une priorité pastorale. En Arabie Saoudite, la situation des Chrétiens est très difficile, puisque le culte chrétien est interdit. En revanche, il est autorisé officiellement et pratiqué de manière ouverte au Qatar, où s'applique un wahhabisme très édulcoré par rapport à celui de l'Arabie Saoudite.

Le Vatican se préoccupe beaucoup de tout ce qui se passe dans la région. Le pape a pris des initiatives : lorsqu'il s'est rendu en Terre sainte, il a invité les plus hautes autorités israéliennes et palestiniennes. Ces gestes contribuent à faire évoluer les esprits, mais le Vatican ne peut pas régler les problèmes à lui tout seul. Nous avons des contacts étroits avec le Saint-Siège et avec les responsables des Églises d'Orient, qui sont souvent des informateurs très précieux. Je recommande toujours à mes autorités d'écouter ce qu'ils ont à nous dire, même lorsque nous ne faisons pas la même analyse qu'eux, par exemple sur la crise syrienne.

En Israël et dans les territoires palestiniens – j'ai passé quatre ans en poste à Jérusalem –, c'est bien plus « une » minorité que « des » minorités qui rencontrent des difficultés. En effet, la problématique dominante reste le conflit israélo-palestinien. Il n'y a pas à ce stade – et j'espère qu'il n'y en aura pas – de problème politique ou religieux entre les Chrétiens et les Musulmans : les Palestiniens chrétiens se sentent fondamentalement palestiniens et solidaires de leurs compatriotes musulmans. Néanmoins, ils émigrent davantage qu'eux, parce qu'ils ont le sentiment d'être minoritaires au sein de la minorité. Ils sont souvent très bien formés, notamment dans les écoles de tradition française ou francophone, ce qui facilite leur accueil et leur intégration dans les pays occidentaux, dont ils sont aussi plus proches par leur tradition chrétienne.

Monsieur Germain, j'ai entendu, de la part de réfugiés irakiens en France, des propos analogues à ceux que vous rapportez. Ils ne veulent pas rentrer dans leur pays, et c'est un sentiment très fort. Beaucoup disent qu'ils se sont sentis trahis par leurs voisins et qu'ils ne pourront plus leur faire confiance. Je comprends, bien sûr, le traumatisme des personnes déplacées et des réfugiés, mais il est aussi délicat, depuis nos confortables bureaux parisiens, de juger les Musulmans de Mossoul qui ne se sont pas sentis en mesure d'aider leurs compatriotes chrétiens : ils étaient eux-mêmes en danger de mort, Daech tuant non seulement les Chrétiens, mais aussi les Musulmans qui ne se soumettent pas à leur ligne.

En tout cas, si nous voulons reconstruire ces pays – je me place à nouveau dans une perspective de long terme –, nous devrons recréer ces liens, raccommoder le tissu social, ce qui sera très compliqué. Dans le processus politique, il faudra donc inclure des dispositifs de dialogue, de justice et de réconciliation. Il s'agit d'une problématique relativement nouvelle dans la réflexion de la communauté internationale. Néanmoins, certaines agences des Nations unies et des ONG se sont spécialisées en la matière.

Il paraît difficile de recourir à des accords de réciprocité pour maintenir le pluralisme religieux. Lorsqu'une minorité chrétienne ou autre se verrait privée de droits dans un pays donné, cela impliquerait que nous réduisions les droits de certaines minorités chez nous, alors que celles-ci n'ont rien à voir avec la situation que nous voulons corriger. Ce n'est possible ni d'un point de vue juridique ni d'un point de vue politique. En revanche, nous abordons régulièrement ces questions dans le dialogue bilatéral avec les pays concernés.

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Ma question portait non pas sur le statut des personnes mais sur les investissements matériels réalisés par certains pays en France.

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Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères et du développement international

Nous encourageons les investissements internationaux, notamment ceux de ces pays, au bénéfice de l'économie française. Telle est la consigne que j'ai reçue lorsque j'étais en poste. Ces investissements peuvent d'ailleurs contribuer à bâtir une relation bilatérale étroite et confiante, dans le cadre de laquelle il est plus aisé d'aborder ces questions, mais pas dans un esprit donnant donnant.

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Je faisais référence, plus précisément, aux investissements matériels dans le domaine religieux.

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En d'autres termes, les pays qui financent l'édification de mosquées en France ne devraient-ils pas nous laisser construire des églises chez eux ? Pourrions-nous, par exemple, bâtir une cathédrale à Doha ?

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Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères et du développement international

Sur ce point, il conviendrait d'interroger le ministère de l'intérieur, qui est concerné au premier chef. Le problème est réel en France : dans beaucoup d'endroits, la communauté musulmane ne dispose pas d'un nombre suffisant de lieux de culte dignes, car la législation française ne permet pas de financer leur construction.

Madame Guittet, je crois qu'il est en effet possible d'avoir un État qui respecte les droits individuels et le pluralisme religieux. L'évolution de long terme que j'ai mentionnée débouchera, je l'espère, sur une modernisation tant des régimes politiques que des sociétés civiles.

Quant aux Chrétiens, ils sont souvent placés dans des situations difficiles du fait même de leur statut de minorité, mais je ne crois pas qu'ils soient condamnés à soutenir les dictateurs. Je vous choquerais si je disais le contraire ! N'oublions pas que les minorités chrétiennes ont été à la pointe de la modernité politique au Moyen-Orient tout au long du xxe siècle. Nous avons d'ailleurs intérêt à dialoguer avec elles pour mieux réfléchir à ce que peut être aujourd'hui la modernisation politique à laquelle nous essayons de travailler dans cette région, devenue un véritable champ de ruines.

S'agissant des chiites, monsieur Marsaud, les responsables français, quel que soit le gouvernement en place – j'ai passé quatre ans en poste à Téhéran –, n'ont jamais cessé d'affirmer que l'Iran était un grand pays et que nous souhaitions entretenir une relation forte avec lui, y compris pour la résolution des problèmes régionaux. Actuellement, tout est gelé par la question nucléaire. Si nous parvenons à régler cette question dans les mois qui viennent, ainsi que nous l'espérons, cela modifiera profondément la donne régionale, bien au-delà de la seule problématique nucléaire.

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Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales

S'agissant de votre question, monsieur Martin-Lalande, la position de l'Union européenne est très claire : les droits de l'homme sont inconditionnels, y compris la liberté de culte, qui est garantie dans tous les pays de l'Union, sous réserve des règles propres à chaque État membre en matière d'édification des lieux de culte. Nous ne pouvons donc pas appliquer de mesures de réciprocité en la matière, par exemple accorder un bien symbolique en échange d'un autre bien symbolique ou d'un bien immobilier. En particulier, nous ne pouvons pas dire à ces pays : « Si vous ne nous laissez pas construire d'églises chez vous, nous vous empêcherons de construire des mosquées chez nous. » À ma connaissance, la Norvège est le seul État qui ait tenu un tel discours, de manière très explicite, lorsqu'elle a refusé officiellement une dotation du roi d'Arabie Saoudite destinée à financer la construction d'une mosquée à Oslo. Mais, au sein de l'Union européenne, je le répète, ce ne serait pas possible, car les droits de l'Homme sont inconditionnels.

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C'est surtout le laxisme qui est inconditionnel !

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Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales

C'est une autre question, monsieur le député.

Je ne crois pas que l'on puisse apporter une réponse de principe à la question que vous posez sur l'altérité, monsieur Guibal. En tout cas, je ne pense pas qu'il y ait de divergence d'interprétations entre sunnites et chiites à ce sujet. Dans le Coran, on trouve des versets très différents qui peuvent expliquer toutes les situations. Ainsi, la sourate 2:256 proclame : « Nulle contrainte en religion ! ». En revanche, la sourate 9:5 et s semble inciter au combat contre les infidèles. Quant à la sourate 2:62, il laisse entendre que les chrétiens, les sabéens et les juifs – c'est-à-dire les adeptes des religions monothéistes – iront au paradis, car Dieu accepte, voire souhaite l'altérité.

Le problème de notre temps, c'est que l'islam est divers et qu'il peut avoir des interprétations différentes en ce qui concerne les autres religions. De ce point de vue, il convient de parler non pas de l'islam en général, mais d'un islam contextualisé. L'islam d'Al-Azhar n'est pas celui de l'État islamique. Pour ce qui est de l'islam chiite, l'Iran est un pays très divers sur le plan ethnique et religieux : il compte une communauté sunnite et une communauté chrétienne prospère, essentiellement arménienne. Auparavant, il y avait aussi une importante communauté juive. L'Iran est très tolérant à l'égard de toutes ces minorités religieuses, sauf à l'égard des Bahaïs.

Il importe donc de savoir quel islam est en train de se développer. À cet égard, l'islam tunisien représente un formidable espoir : l'article 6 de la constitution tunisienne du 26 janvier 2014 garantit la liberté de conscience, c'est-à-dire la possibilité d'avoir une religion, celle de ne pas en avoir et celle d'en changer. C'est une première dans un État musulman. Reste que ce même article fait de l'État le gardien de la religion, au singulier, visant ainsi clairement l'islam. J'ignore comment il convient d'interpréter cette disposition. Peut-être cela signifie-t-il que l'État doit respecter l'exercice du culte, auquel cas il s'agirait du principe de laïcité dans sa version tunisienne ?

Les différents problèmes que vous avez soulevés, madame, messieurs les députés, se rattachent à trois questions. Premièrement, à la régionalisation des crises au Proche-Orient. Nous avons évoqué séparément les crises syrienne, égyptienne, irakienne et iranienne ; or elles sont toutes liées. Et l'État qui a le mieux réussi à faire le lien entre toutes ces questions – ce que les Anglo-Saxons appellent « linkage politics » – est l'Iran. Lors des négociations sur le dossier nucléaire, les Iraniens ont proposé aux Occidentaux de discuter de la manière dont ils pourraient les aider sur la question irakienne ; ils ont notamment indiqué qu'ils pourraient parler au président Assad et au Hezbollah. Dans un premier temps, la réponse des Occidentaux a été : « Tout le nucléaire, rien que le nucléaire. Pour le reste, on verra ensuite. » Mais je crains que nous ne soyons rattrapés aujourd'hui par les liens que d'autres pays font entre tous ces problèmes. À cet égard, l'Arabie Saoudite a fait part aux États-Unis de son inquiétude quant au dénouement des discussions avec l'Iran et à ses conséquences. Elle a pu faire comprendre que, si les États-Unis adoptaient une nouvelle politique à l'égard de l'Iran, elle se rapprocherait à nouveau de certains mouvements sunnites afin de faire contrepoids à l'influence iranienne dans la région.

Je me pose donc la question suivante en ce qui concerne les prochaines étapes de notre diplomatie : à un moment donné, ne faudra-t-il pas s'installer autour d'une table avec toutes les parties prenantes et discuter de ces problèmes de manière globale ? Par le passé, la diplomatie française cherchait à créer une conférence diplomatique sur la question palestinienne. Aujourd'hui, peut-on résoudre les crises syrienne, palestinienne et iranienne indépendamment les unes des autres ? Si la crise syrienne a été longtemps confinée à la Syrie, elle est désormais très dépendante du contexte régional : le Hezbollah est lié à l'Iran, et des militants irakiens chiites se battent aux côtés des troupes du président Assad. Nous sommes pris dans une situation que nous n'avons pas vu se créer.

Deuxièmement, pour comprendre la région, il faut s'intéresser à la montée de l'islamisme. A mon avis, celle-ci va se poursuivre, car l'islamisme est une réponse apportée à de nombreuses questions, qui ont trait par exemple à l'activisme islamique dans la région, à des identités mal perçues ou encore à la volonté de revanche des Sunnites irakiens. Il est parfois favorisé par les États de la région. De ce point de vue, nous devons être très attentifs à deux éléments. D'une part, il faut prendre très au sérieux la question de la « déradicalisation », en nous mettant autour d'une table avec les parties intéressées et, sans doute aussi, en ayant le courage de dialoguer directement avec ceux qui, à leur insu peut-être, croyant défendre un islam plus pur, sont en train de favoriser la radicalisation. Ainsi que l'a indiqué Jean-Christophe Peaucelle, dans le cadre des discussions bilatérales que nous avons avec certains États, nous pouvons leur faire part de notre perplexité quant à leur manière de présenter l'islam ou quant à l'appui qu'ils apportent à tel ou tel groupe dans le but de défendre leurs intérêts diplomatiques et économiques dans la région.

D'autre part, je suis d'accord avec Jean-Christophe Peaucelle : dans le contexte de cette vague d'islamisation, il existe quelques motifs d'espérer. La position de l'université Al-Azhar, en particulier, me paraît très intéressante. En outre, il y a beaucoup de sunnisme modéré dans la région : les Sunnites syriens n'ont pas tous suivi le mouvement Al-Nosra ; les responsables politiques sunnites libanais n'ont pas basculé dans la violence. L'accord de Taëf, que vous avez évoqué, madame Guittet, a ménagé un équilibre entre les différentes institutions au Liban. D'ailleurs, j'ignore comment le pays a fait jusqu'à ce jour pour ne pas exploser, compte tenu des contradictions qui l'entourent, auxquelles s'ajoute le poids des réfugiés – ils sont 1,4 million pour 4,5 millions d'habitants, ce qui fait qu'un quart de la population est étrangère. La situation est très complexe : une des composantes du gouvernement libanais, le Hezbollah, se bat en Syrie contre des groupes qui sont soutenus par l'Arabie Saoudite, laquelle apporte dans le même temps son appui au premier ministre libanais et à son gouvernement…

Pour répondre à votre question, monsieur Dupré, la liberté d'expression est restreinte dans tous les pays de la région. Quant à la liberté de culte – c'est-à-dire la liberté d'avoir une religion et de pratiquer son culte publiquement –, elle est reconnue, même si elle est limitée par la législation des États. En Égypte, il n'est pas possible d'édifier de nouvelles églises ni de reconstruire une église qui tombe en ruine sans une autorisation spéciale. En revanche, nous assistons à des avancées considérables aux Émirats arabes unis et au Qatar, où des églises se construisent.

L'islam est pluriel, voire contradictoire. Notre politique à l'égard des acteurs religieux dans la région doit être beaucoup plus courageuse. Lorsque Bernard Kouchner a créé le pôle « religions » au sein de la direction de la prospective et qu'il m'en a confié la direction, la représentation nationale m'a demandé si cela ne constituait pas un empiétement sur le principe de laïcité. Aujourd'hui, le Quai d'Orsay est invité officiellement à des réunions sur le dialogue entre les cultures ou entre les religions. À l'époque, tout ce que nous avions à dire était de rappeler notre laïcité. C'est un excellent rappel, mais, à 90 %, le monde qui nous entoure n'est pas laïc, ainsi que nous le constatons avec l'affaire de Charlie Hebdo. Tout en conservant nos principes, il faudrait donc que nous inventions un langage qui permette d'inclure les acteurs religieux dans un jeu que nous voulons démocratique et ouvert, qui sépare le religieux du politique et dans lequel nous aurions nous aussi toute notre place. Aujourd'hui, il est nécessaire de s'adresser à ces acteurs religieux. Nous pouvons mener ce dialogue dans des enceintes universitaires ou dans le cadre de grandes conférences si nous ne voulons pas l'engager directement nous-mêmes.

Par ailleurs, si l'islam est éclaté et en crise, cela signifie aussi que certains musulmans cherchent à sortir de l'islamisme, et il faut en tenir compte. De notre point de vue, l'islamisme représente un danger, dans la mesure où il implique un risque de basculement dans le djihadisme militant. Dans la région, les musulmans le perçoivent d'abord – et de plus en plus – comme une forme d'autoritarisme qui tend à homogénéiser les sociétés, la religion, les pratiques et les mentalités, ce que beaucoup d'entre eux ne veulent pas.

Enfin, ainsi que l'a relevé très justement Jean-Christophe Peaucelle, il y a un moment où il faudra reconstruire ces États. Nous devons être très vigilants sur ce point. En Irak, les États-Unis aident actuellement les autorités à remettre en place une armée, mais, lorsque la coalition aura battu l'État islamique ou l'aura neutralisé par sa politique de containment, il faudra aussi rebâtir le pacte national, et nous devrons être présents à ce moment-là. En Syrie, il y aura une solution négociée, car aucune partie ne peut l'emporter militairement sur l'autre, et toute la région a le regard braqué sur ce conflit. Si le président Assad se maintient de manière éhontée, l'Iran triomphera. À l'opposé, s'il est battu avec l'ensemble de la communauté alaouite, les Chiites ne l'accepteront pas. Dans cette région, la politique des axes est, hélas, ce qu'il faut éviter.

Prenons du recul et pensons de manière prospective la recomposition de ces États. La France a un rôle à jouer en la matière, notamment du fait de sa responsabilité historique : ainsi que Jean-Christophe Peaucelle l'a rappelé, au Proche-Orient, la construction nationale s'est faite dans le cadre des mandats français et britanniques au sortir de la Première Guerre mondiale. Compte tenu de la régionalisation des crises et de l'islamisation de la région, le plus grand danger vient de la montée des identités sectaires, qui risquent de remplacer les sentiments d'appartenance nationale en perte de vitesse. Il ne faut pas laisser ces identités se développer. La France a une conception du bien commun et du lien de citoyenneté, ainsi qu'une expertise en matière de réconciliation nationale et de reconstruction d'un État citoyen, que nous devrions d'ores et déjà mettre en avant.

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Au nom de la Commission, je vous remercie, messieurs, de nous avoir éclairés sur ces questions très délicates.

La séance est levée à dix-sept heures quarante-cinq