Intervention de Jean-Christophe Peaucelle

Réunion du 27 janvier 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Christophe Peaucelle, conseiller pour les affaires religieuses au ministère des affaires étrangères et du développement international :

Je vous remercie de m'avoir invité pour évoquer les minorités au Moyen-Orient. Compte tenu de mes fonctions actuelles, je me concentrerai sur les minorités religieuses, qui sont au coeur de l'actualité, en particulier sur les minorités chrétiennes, avec lesquelles la France a des liens historiques particuliers et qui connaissent une situation très difficile, en particulier en Syrie et en Irak. Ainsi que l'a relevé Joseph Maïla, ces événements nous obligent à nous positionner de manière un peu différente par rapport à ce qui était jusqu'alors notre ligne, que je qualifierais de « républicaine », articulée autour de l'idée de citoyenneté. Nous nous adressions alors à des États-nations et nous entendions dialoguer avec toutes les composantes de la population. Ces événements nous amènent en quelque sorte à retrouver une relation ancienne, comme le montrent très clairement la rencontre du Président de la République avec les responsables des Églises chrétiennes à Bagdad en septembre dernier, ainsi que celle du ministre des affaires étrangère avec les représentants des minorités chrétiennes à Erbil en août, quelques semaines seulement après l'irruption de Daech dans la plaine de Mésopotamie et l'expulsion tragique des Chrétiens sous la menace de massacres.

Je commencerai par un bref rappel historique. La relation particulière de la France avec les Chrétiens d'Orient remonte à l'alliance conclue en 1536 entre François Ier et Soliman le Magnifique. Il s'agissait d'une alliance stratégique de revers afin de rétablir l'équilibre des puissances avec la monarchie des Habsbourg, qui dominait l'Espagne, l'Empire germanique et le centre de l'Europe, prenant ainsi la France en tenaille. François Ier a eu le culot, si j'ose dire, de s'entendre avec le sultan et, au passage, peut-être pour pouvoir se justifier aux yeux de l'Europe chrétienne, a obtenu le droit et la responsabilité de protéger les communautés chrétiennes de l'Empire ottoman. Pour la France, c'était non seulement un moyen de s'opposer aux Habsbourg mais aussi de devenir un acteur politique majeur au Proche-Orient. Pour les Chrétiens d'Orient, cet événement a marqué leur entrée dans le monde culturel de la France et de la francophonie. Par la suite, les élites de l'Empire ottoman, puis celles des pays héritiers de cet Empire – Égypte, Palestine, Syrie, Liban – ont été pour partie formées dans des établissements français, souvent religieux. D'ailleurs, malgré les poussées d'anticléricalisme que notre République a pu connaître au cours de son histoire, le soutien de la France aux congrégations religieuses qui oeuvraient au Proche-Orient n'a jamais varié.

En 1923, à la suite de la proclamation de la République de Turquie, le traité de Lausanne a mis fin aux capitulations, sauf en Palestine mandataire, où les accords de Mytilène en 1901 et de Constantinople en 1913 avaient confié à la France la responsabilité de protéger civilement les communautés religieuses au sens strict du terme, c'est-à-dire les communautés de religieux : les jésuites, les dominicains – qui avaient fondé, entre autres, l'École biblique de Jérusalem – ou encore les soeurs de Saint-Joseph – qui tiennent aujourd'hui l'hôpital français de Jérusalem, etc... Ces deux accords sont toujours en vigueur actuellement. En dehors de la Palestine, , malgré la fin des capitulations, une relation culturelle et d'influence est demeurée entre la France et les Chrétiens d'Orient.

Aujourd'hui, si les circonstances ont évidemment changé par rapport à celles qui prévalaient au temps de François Ier, notre diplomatie doit, au-delà de ses principes laïcs et universalistes, maintenir une relation spécifique avec les minorités chrétiennes d'Orient et prendre en compte leur situation particulière. Je vois, pour ma part, quatre catégories de raisons à cela.

En premier lieu, dans certains cas, il existe une raison juridique : ainsi que je l'ai rappelé, en Palestine mandataire, c'est-à-dire en Israël et dans les territoires palestiniens, la France est chargée, en vertu des accords de Mytilène et de Constantinople, de protéger les communautés religieuses et de les faire bénéficier de certaines exemptions fiscales ou douanières. Ces responsabilités sont assumées par notre consulat général à Jérusalem.

Les raisons sont aussi historiques et culturelles : la France a des attaches dans la région et ces populations ont des attentes à notre égard – je souscris entièrement à ce qu'a dit Joseph Maïla à ce propos. Nous ne pouvons pas passer cet héritage historique par pertes et profits, sous peine d'apparaître comme un partenaire non fiable et de nous discréditer.

Il y a ensuite, bien sûr, des raisons humanitaires : la situation de ces minorités, déjà difficile dans de nombreux pays, est devenue tragique à certains endroits, en particulier en Syrie et en Irak. Ces populations étant en danger, nos valeurs universalistes nous commandent de ne pas céder à la tentation de l'indifférence.

Enfin, nous avons des raisons politiques d'agir. En théorie, dans un monde parfait, notre vision universaliste devrait nous amener à ne pas distinguer entre nos partenaires en fonction de leur appartenance confessionnelle. Mais nous avons une politique de promotion des droits de l'homme. Or, en ne défendant pas ces populations qui sont souvent victimes, à des degrés divers, et parfois à l'extrême, de violations des droits de l'homme, nous renoncerions à l'universalisme de ces droits, et notre discours en la matière perdrait toute crédibilité.

En outre, ces minorités sont une richesse pour leur pays. Les systèmes éducatif et hospitalier reposent largement sur des institutions chrétiennes. Par exemple, les écoles latines de Gaza scolarisent 4 % de Chrétiens et 96 % de Musulmans, les Chrétiens étant très peu nombreux à Gaza. Ainsi, elles rendent un service de qualité à l'ensemble de la population, en donnant une éducation souvent plus ouverte, moderne et tolérante que ne le feraient d'autres établissements.

Par ailleurs, notre intérêt politique est évidemment de promouvoir la paix, la stabilité et la sécurité dans cette région qui se trouve à nos portes. À cet égard, soyons lucides : il est totalement illusoire d'espérer faire évoluer ces pays dans le sens de la démocratie, de la stabilité, du respect des droits de l'homme, de la tolérance et de la citoyenneté s'ils ne parviennent pas à tolérer la diversité de leur propre population. La disparition finale de ces minorités – qui, dans certains cas, est non plus une hypothèse d'école, mais un risque réel – bloquerait sans doute pour longtemps les capacités de modernisation et d'évolution de ces pays dans un sens positif. Lorsque j'étais consul général à Istanbul, j'ai été frappé de constater que de nombreux intellectuels turcs soucieux de faire avancer leur pays considéraient comme une tragédie le fait que la Turquie ait perdu la diversité de sa population au début du xxe siècle.

Pour toutes ces raisons, la diplomatie française considère qu'elle doit avoir une politique spécifique à l'égard des minorités au Moyen-Orient, notamment des minorités chrétiennes.

Quel contenu donner à cette politique ? Notre objectif est de maintenir ces populations là où elles se trouvent, non seulement pour les raisons que j'ai indiquées, mais aussi parce que cela correspond à leur souhait : elles se considèrent comme orientales et comme des citoyens de ces pays, ainsi que l'a relevé Joseph Maïla. Les responsables religieux nous supplient de ne pas favoriser l'exil. Le patriarche chaldéen de Bagdad, en particulier, nous a demandé de ne pas ouvrir trop largement nos portes de peur que nous ne créions un appel d'air. Cependant, lorsque ces populations se trouvent dans des situations telles que celle qu'elles ont subie cet été, nous ne pouvons pas les laisser se faire massacrer en arguant qu'elles doivent rester dans le pays où elles vivent depuis deux mille ans ! J'ai été frappé par ce que m'a dit un jour un père dominicain irakien : « Je préfère un Chrétien d'Irak en Irak, plutôt qu'un Chrétien d'Irak en France, mais je préfère un Chrétien d'Irak vivant à un Chrétien d'Irak mort ! ». Telle est, en effet, la problématique.

Dès lors, que pouvons-nous faire pour aider ces minorités ? Paradoxalement, nous devons mener une action qui ne soit pas spécifiquement dirigée vers elles : tout ce que nous pouvons faire pour contribuer à la stabilité, à la paix et à la sécurité des pays dans lesquels elles vivent est fondamental. Ne nous faisons pas d'illusions : si la stabilité de revient pas en Irak et en Syrie, les Chrétiens n'y resteront pas. Certes, la diplomatie française est parfaitement consciente qu'il s'agit d'un travail de long terme, qui entre parfois en contradiction avec l'urgence de certaines situations présentes. On peut d'ailleurs débattre de la pertinence de l'action de la France et, plus largement, de la communauté internationale sur les questions palestinienne, syrienne ou irakienne. On peut toujours estimer que des erreurs ont été commises et que d'autres voies sont possibles. Mais gardons à l'esprit que la priorité est de rechercher une solution en Palestine, en Syrie et en Irak. Le jour où la question palestinienne sera résolue de manière juste et durable, l'exode des Chrétiens de Palestine cessera probablement.

Revenons sur le cas irakien. Notre politique en faveur de l'Irak a un volet militaire : nous participons à l'intervention de la coalition à travers l'opération Chammal, dont le Parlement a autorisé la prolongation il y a quelques jours. Elle a aussi un volet politique : nous accompagnons les autorités irakiennes et les soutenons lorsqu'elles prennent les bonnes décisions. Ainsi, nous avons fortement incité le gouvernement irakien à inclure en son sein davantage de représentants des minorités. Les Sunnites avaient été tellement exclus du fonctionnement de l'État irakien qu'ils se sont jetés dans les bras de Daech, ce qui a créé la crise actuelle. Enfin, nous menons une action idéologique, de lutte contre la radicalisation. Je rappelle souvent que les militaires peuvent désamorcer les bombes posées par Daech dans tel ou tel bâtiment, mais qu'ils ne peuvent pas désamorcer les bombes qui se trouvent dans les coeurs et dans les esprits.

Sur tous ces points, nous cherchons à mobiliser la communauté internationale : nous avons organisé une conférence à Paris sur l'Irak le 16 septembre dernier, et nous travaillons à l'adoption de résolutions par le Conseil de sécurité des Nations unies, avec les difficultés que vous connaissez s'agissant de la Syrie. Nous mobilisons non seulement l'Union européenne, mais aussi les pays de la région sur les plans militaire, politique et idéologique. Il est en effet important que les autorités politiques, mais aussi les autorités religieuses de l'islam sunnite dénoncent – elles le font de plus en plus clairement – un certain nombre de comportements prétendument adoptés au nom de l'islam.

Néanmoins, cette action ne peut être que de long terme – elle portera ses fruits au bout de plusieurs années si l'on est optimiste, à l'horizon d'une génération si l'on est pessimiste – et n'est donc pas suffisante. C'est pourquoi les autorités françaises ont pris des mesures d'urgence afin de répondre à la situation de crise à laquelle nous sommes confrontés. D'une part, les ministres des affaires étrangères et de l'intérieur ont décidé d'accueillir un certain nombre de réfugiés. Cette opération s'adresse aux personnes déplacées en Irak cet été, c'est-à-dire essentiellement aux minorités. Depuis le mois de septembre, 1 406 personnes – dont 95 à 98 % de Chrétiens et quelques familles yézidies – ont bénéficié d'une décision d'asile positive. Elles ne sont pas encore toutes arrivées, car nous ne les faisons venir que lorsque les ONG et les collectivités territoriales sont prêtes à les accueillir dans de bonnes conditions. D'autre part, nous contribuons à l'aide humanitaire en faveur des personnes déplacées qui vivent dans des camps ou dans des logements précaires sur place, principalement au Kurdistan irakien. En 2014, la France a consacré 5,2 millions d'euros à cette aide. De plus, le ministère des affaires étrangères a décidé de faire usage du Fonds d'action extérieure des collectivités territoriales (FACECO), mis en oeuvre par son centre de crise.

Pour toutes les raisons que j'ai indiquées, nous ne pouvons tout simplement pas laisser tomber les minorités chrétiennes d'Orient. Nous devons, autant que possible, favoriser leur maintien sur place, avec les difficultés que j'ai évoquées. En tout cas, évitons d'encourager l'exil. Enfin, il est essentiel de ne pas dissocier les Chrétiens des Musulmans. Loin de les dresser les uns contre les autres, il nous faut absolument mobiliser les Musulmans de ces régions en faveur de leurs compatriotes chrétiens. En un mot, ce que nous devons essayer de faire, c'est d'aider les Chrétiens qui vivent ces situations très difficiles sans faire d'eux des étrangers dans leur propre pays.

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