Intervention de Joseph Maïla

Réunion du 27 janvier 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Joseph Maïla, professeur de sociologie politique et de relations internationales :

C'est une autre question, monsieur le député.

Je ne crois pas que l'on puisse apporter une réponse de principe à la question que vous posez sur l'altérité, monsieur Guibal. En tout cas, je ne pense pas qu'il y ait de divergence d'interprétations entre sunnites et chiites à ce sujet. Dans le Coran, on trouve des versets très différents qui peuvent expliquer toutes les situations. Ainsi, la sourate 2:256 proclame : « Nulle contrainte en religion ! ». En revanche, la sourate 9:5 et s semble inciter au combat contre les infidèles. Quant à la sourate 2:62, il laisse entendre que les chrétiens, les sabéens et les juifs – c'est-à-dire les adeptes des religions monothéistes – iront au paradis, car Dieu accepte, voire souhaite l'altérité.

Le problème de notre temps, c'est que l'islam est divers et qu'il peut avoir des interprétations différentes en ce qui concerne les autres religions. De ce point de vue, il convient de parler non pas de l'islam en général, mais d'un islam contextualisé. L'islam d'Al-Azhar n'est pas celui de l'État islamique. Pour ce qui est de l'islam chiite, l'Iran est un pays très divers sur le plan ethnique et religieux : il compte une communauté sunnite et une communauté chrétienne prospère, essentiellement arménienne. Auparavant, il y avait aussi une importante communauté juive. L'Iran est très tolérant à l'égard de toutes ces minorités religieuses, sauf à l'égard des Bahaïs.

Il importe donc de savoir quel islam est en train de se développer. À cet égard, l'islam tunisien représente un formidable espoir : l'article 6 de la constitution tunisienne du 26 janvier 2014 garantit la liberté de conscience, c'est-à-dire la possibilité d'avoir une religion, celle de ne pas en avoir et celle d'en changer. C'est une première dans un État musulman. Reste que ce même article fait de l'État le gardien de la religion, au singulier, visant ainsi clairement l'islam. J'ignore comment il convient d'interpréter cette disposition. Peut-être cela signifie-t-il que l'État doit respecter l'exercice du culte, auquel cas il s'agirait du principe de laïcité dans sa version tunisienne ?

Les différents problèmes que vous avez soulevés, madame, messieurs les députés, se rattachent à trois questions. Premièrement, à la régionalisation des crises au Proche-Orient. Nous avons évoqué séparément les crises syrienne, égyptienne, irakienne et iranienne ; or elles sont toutes liées. Et l'État qui a le mieux réussi à faire le lien entre toutes ces questions – ce que les Anglo-Saxons appellent « linkage politics » – est l'Iran. Lors des négociations sur le dossier nucléaire, les Iraniens ont proposé aux Occidentaux de discuter de la manière dont ils pourraient les aider sur la question irakienne ; ils ont notamment indiqué qu'ils pourraient parler au président Assad et au Hezbollah. Dans un premier temps, la réponse des Occidentaux a été : « Tout le nucléaire, rien que le nucléaire. Pour le reste, on verra ensuite. » Mais je crains que nous ne soyons rattrapés aujourd'hui par les liens que d'autres pays font entre tous ces problèmes. À cet égard, l'Arabie Saoudite a fait part aux États-Unis de son inquiétude quant au dénouement des discussions avec l'Iran et à ses conséquences. Elle a pu faire comprendre que, si les États-Unis adoptaient une nouvelle politique à l'égard de l'Iran, elle se rapprocherait à nouveau de certains mouvements sunnites afin de faire contrepoids à l'influence iranienne dans la région.

Je me pose donc la question suivante en ce qui concerne les prochaines étapes de notre diplomatie : à un moment donné, ne faudra-t-il pas s'installer autour d'une table avec toutes les parties prenantes et discuter de ces problèmes de manière globale ? Par le passé, la diplomatie française cherchait à créer une conférence diplomatique sur la question palestinienne. Aujourd'hui, peut-on résoudre les crises syrienne, palestinienne et iranienne indépendamment les unes des autres ? Si la crise syrienne a été longtemps confinée à la Syrie, elle est désormais très dépendante du contexte régional : le Hezbollah est lié à l'Iran, et des militants irakiens chiites se battent aux côtés des troupes du président Assad. Nous sommes pris dans une situation que nous n'avons pas vu se créer.

Deuxièmement, pour comprendre la région, il faut s'intéresser à la montée de l'islamisme. A mon avis, celle-ci va se poursuivre, car l'islamisme est une réponse apportée à de nombreuses questions, qui ont trait par exemple à l'activisme islamique dans la région, à des identités mal perçues ou encore à la volonté de revanche des Sunnites irakiens. Il est parfois favorisé par les États de la région. De ce point de vue, nous devons être très attentifs à deux éléments. D'une part, il faut prendre très au sérieux la question de la « déradicalisation », en nous mettant autour d'une table avec les parties intéressées et, sans doute aussi, en ayant le courage de dialoguer directement avec ceux qui, à leur insu peut-être, croyant défendre un islam plus pur, sont en train de favoriser la radicalisation. Ainsi que l'a indiqué Jean-Christophe Peaucelle, dans le cadre des discussions bilatérales que nous avons avec certains États, nous pouvons leur faire part de notre perplexité quant à leur manière de présenter l'islam ou quant à l'appui qu'ils apportent à tel ou tel groupe dans le but de défendre leurs intérêts diplomatiques et économiques dans la région.

D'autre part, je suis d'accord avec Jean-Christophe Peaucelle : dans le contexte de cette vague d'islamisation, il existe quelques motifs d'espérer. La position de l'université Al-Azhar, en particulier, me paraît très intéressante. En outre, il y a beaucoup de sunnisme modéré dans la région : les Sunnites syriens n'ont pas tous suivi le mouvement Al-Nosra ; les responsables politiques sunnites libanais n'ont pas basculé dans la violence. L'accord de Taëf, que vous avez évoqué, madame Guittet, a ménagé un équilibre entre les différentes institutions au Liban. D'ailleurs, j'ignore comment le pays a fait jusqu'à ce jour pour ne pas exploser, compte tenu des contradictions qui l'entourent, auxquelles s'ajoute le poids des réfugiés – ils sont 1,4 million pour 4,5 millions d'habitants, ce qui fait qu'un quart de la population est étrangère. La situation est très complexe : une des composantes du gouvernement libanais, le Hezbollah, se bat en Syrie contre des groupes qui sont soutenus par l'Arabie Saoudite, laquelle apporte dans le même temps son appui au premier ministre libanais et à son gouvernement…

Pour répondre à votre question, monsieur Dupré, la liberté d'expression est restreinte dans tous les pays de la région. Quant à la liberté de culte – c'est-à-dire la liberté d'avoir une religion et de pratiquer son culte publiquement –, elle est reconnue, même si elle est limitée par la législation des États. En Égypte, il n'est pas possible d'édifier de nouvelles églises ni de reconstruire une église qui tombe en ruine sans une autorisation spéciale. En revanche, nous assistons à des avancées considérables aux Émirats arabes unis et au Qatar, où des églises se construisent.

L'islam est pluriel, voire contradictoire. Notre politique à l'égard des acteurs religieux dans la région doit être beaucoup plus courageuse. Lorsque Bernard Kouchner a créé le pôle « religions » au sein de la direction de la prospective et qu'il m'en a confié la direction, la représentation nationale m'a demandé si cela ne constituait pas un empiétement sur le principe de laïcité. Aujourd'hui, le Quai d'Orsay est invité officiellement à des réunions sur le dialogue entre les cultures ou entre les religions. À l'époque, tout ce que nous avions à dire était de rappeler notre laïcité. C'est un excellent rappel, mais, à 90 %, le monde qui nous entoure n'est pas laïc, ainsi que nous le constatons avec l'affaire de Charlie Hebdo. Tout en conservant nos principes, il faudrait donc que nous inventions un langage qui permette d'inclure les acteurs religieux dans un jeu que nous voulons démocratique et ouvert, qui sépare le religieux du politique et dans lequel nous aurions nous aussi toute notre place. Aujourd'hui, il est nécessaire de s'adresser à ces acteurs religieux. Nous pouvons mener ce dialogue dans des enceintes universitaires ou dans le cadre de grandes conférences si nous ne voulons pas l'engager directement nous-mêmes.

Par ailleurs, si l'islam est éclaté et en crise, cela signifie aussi que certains musulmans cherchent à sortir de l'islamisme, et il faut en tenir compte. De notre point de vue, l'islamisme représente un danger, dans la mesure où il implique un risque de basculement dans le djihadisme militant. Dans la région, les musulmans le perçoivent d'abord – et de plus en plus – comme une forme d'autoritarisme qui tend à homogénéiser les sociétés, la religion, les pratiques et les mentalités, ce que beaucoup d'entre eux ne veulent pas.

Enfin, ainsi que l'a relevé très justement Jean-Christophe Peaucelle, il y a un moment où il faudra reconstruire ces États. Nous devons être très vigilants sur ce point. En Irak, les États-Unis aident actuellement les autorités à remettre en place une armée, mais, lorsque la coalition aura battu l'État islamique ou l'aura neutralisé par sa politique de containment, il faudra aussi rebâtir le pacte national, et nous devrons être présents à ce moment-là. En Syrie, il y aura une solution négociée, car aucune partie ne peut l'emporter militairement sur l'autre, et toute la région a le regard braqué sur ce conflit. Si le président Assad se maintient de manière éhontée, l'Iran triomphera. À l'opposé, s'il est battu avec l'ensemble de la communauté alaouite, les Chiites ne l'accepteront pas. Dans cette région, la politique des axes est, hélas, ce qu'il faut éviter.

Prenons du recul et pensons de manière prospective la recomposition de ces États. La France a un rôle à jouer en la matière, notamment du fait de sa responsabilité historique : ainsi que Jean-Christophe Peaucelle l'a rappelé, au Proche-Orient, la construction nationale s'est faite dans le cadre des mandats français et britanniques au sortir de la Première Guerre mondiale. Compte tenu de la régionalisation des crises et de l'islamisation de la région, le plus grand danger vient de la montée des identités sectaires, qui risquent de remplacer les sentiments d'appartenance nationale en perte de vitesse. Il ne faut pas laisser ces identités se développer. La France a une conception du bien commun et du lien de citoyenneté, ainsi qu'une expertise en matière de réconciliation nationale et de reconstruction d'un État citoyen, que nous devrions d'ores et déjà mettre en avant.

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