Intervention de Annick Le Loch

Réunion du 10 mars 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnnick Le Loch, rapporteure pour avis :

Le drame du Rana Plaza, survenu le 24 avril 2013, nous a rappelé avec douleur l'urgence qui s'attache à l'adaptation de notre appareil juridique à la nouvelle donne de la mondialisation. L'allongement et la complexification des circuits de production et de commercialisation ainsi que les fortes disparités en termes de conditions de travail et de protection de l'environnement à l'échelle de la planète autorisent les entreprises à laisser des catastrophes humaines, sanitaires et environnementales se produire sans que leur responsabilité puisse être recherchée. Outre l'effondrement du Rana Plaza, dont le caractère tragique avait marqué l'opinion, citons le cas des infrastructures sportives de la Coupe du monde de football au Qatar, pour la construction desquelles des ouvriers népalais travaillent dans des conditions inhumaines, ou la catastrophe de Bhopal en Inde en 1984.

La France, nation pionnière des droits de l'homme et des travailleurs, ne peut se désintéresser du sort des populations ainsi exploitées : d'une part, ce combat correspond à des valeurs que nous tenons pour universelles ; d'autre part, il y va de notre intérêt tant politique qu'économique et de la sauvegarde de l'environnement.

La proposition de loi déposée par le groupe socialiste, républicain et citoyen est le fruit d'un long travail de réflexion mené conjointement avec le Gouvernement et les autres groupes de gauche de notre assemblée ainsi qu'avec des organisations non gouvernementales (ONG) et des organisations représentatives des salariés et du patronat. Elle tire les leçons des débats qui ont eu lieu récemment lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, et de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, déposée par nos collègues du groupe écologiste. Je tiens ici à saluer le courage et la détermination de notre collègue Danielle Auroi, rapporteure de ce texte : elle a permis qu'un véritable débat s'engage dans notre assemblée sur cette question.

Le texte qui vous est proposé constitue une réponse équilibrée et opérationnelle aux drames présents et à venir. Il doit permettre, à terme, d'engager une démarche européenne autour de ces enjeux.

Il prend appui sur les déclarations de principe et les normes élaborées par des organisations internationales qui ont d'ores et déjà engagé des travaux essentiels sur cette question : principes directeurs de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) à destination des entreprises multinationales ; déclaration de principe tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l'Organisation internationale du travail (OIT) ; lignes directrices de la norme ISO 26 000 mise au point par l'Organisation internationale de normalisation ; principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l'Homme adoptés à l'unanimité par le Conseil des droits de l'Homme des Nations unies, le 17 juin 2011.

La France peut également s'appuyer sur les dispositifs adoptés dans les pays étrangers : au Canada, dont le code criminel prévoit depuis 2004 qu'une société est tenue de protéger ses employés et la population environnante contre le risque de dommages corporels et de prendre des mesures raisonnables en ce sens ; au Royaume-Uni, qui a adopté en 2010 une loi ambitieuse contre la corruption prévoyant que la responsabilité d'une entreprise est engagée dès lors qu'elle bénéficie des agissements répréhensibles d'un tiers ; en Suisse, enfin, dont le droit reconnaît que le manque d'organisation d'une entreprise est susceptible d'engager sa responsabilité pénale.

L'article 1er de la proposition de loi oblige les entreprises à établir un plan de vigilance comprenant des mesures de vigilance raisonnables permettant d'identifier et de prévenir la réalisation de risques d'atteinte aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires. Les risques concernés résultent de l'activité tant de la société elle-même que des sociétés qu'elle contrôle ainsi que des sous-traitants ou fournisseurs sur lesquels elle exerce une influence déterminante. Le plan doit viser à prévenir les comportements de corruption active ou passive. Il est publié et la société doit rendre compte de sa mise en oeuvre. Le défaut d'établissement ou de communication de ce plan ainsi que l'absence de rapport sur sa mise en oeuvre exposent la société à une amende civile pouvant aller jusqu'à 10 millions d'euros.

Ce dispositif se concentre sur les grandes entreprises. Comme le prévoit l'article 1er, l'obligation d'établir un plan de vigilance concerne toute entreprise employant au moins 5 000 salariés en son sein et dans ses filiales, directes ou indirectes, lorsque le siège social est fixé en France, ou au moins 10 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes, lorsque le siège social est fixé en France ou à l'étranger. Même si le choix de ces seuils peut faire l'objet de débats, il me paraît essentiel que l'obligation d'établir un plan de vigilance se concentre sur les grandes entreprises qui sont les plus directement concernées – nous savons tous que les grandes multinationales représentent 80 % du commerce mondial. Ces entreprises disposent, par ailleurs, de moyens humains et financiers suffisants pour les élaborer et les mettre en oeuvre. Afin d'éviter que des variations minimes d'effectifs ne contraignent des entreprises à l'élaboration d'un plan de vigilance pour une durée réduite, il est prévu que l'obligation ne s'applique que lorsque ces seuils sont atteints à la clôture de deux exercices consécutifs.

C'est seulement en cas de manquement aux obligations relatives au plan de vigilance que la responsabilité de la société pourra être recherchée sur les fondements des articles 1382 et 1383 du code civil, ainsi que le prévoit l'article 2 de la proposition de loi. La responsabilité de la société pourra ainsi être recherchée dans les conditions du droit commun, à la condition que soit prouvée l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre l'une et l'autre.

Ce dispositif constitue une évolution par rapport à la proposition de loi discutée en janvier dernier dans notre hémicycle, qui introduisait une présomption simple de faute de la part de l'entreprise. On pourra objecter que le déséquilibre des ressources entre plaignants et entreprises dans ce type d'affaires limite la portée de ce dispositif. Toutefois, l'instauration d'un plan de vigilance dont l'effectivité pourra être contrôlée par le juge constitue une première étape indispensable.

Je souhaite également souligner qu'il s'agit d'une innovation, aucun pays n'ayant actuellement étendu le devoir de vigilance à un tel éventail de risques.

En tant que membre de la commission des Affaires économiques, je voudrais insister sur le fait que ce texte est au service de nos entreprises et de leur compétitivité. L'introduction d'un plan de vigilance obligatoire permettra de valoriser les efforts des entreprises vertueuses qui appliquent déjà des procédures d'identification et de réduction des risques d'atteinte aux droits de l'Homme et à l'environnement – elles sont au nombre d'une centaine en France.

En outre, en assurant une plus grande transparence sur les efforts consentis par les entreprises en ces matières et une meilleure information du consommateur, ce texte rétablira des conditions de concurrence équitables entre ces entreprises et celles qui ne s'astreignent pas aux mêmes obligations ou qui ne s'y conforment qu'à des fins de communication. À l'échelle internationale, l'obligation de vigilance permettra également de rétablir des conditions de concurrence plus équitables entre les entreprises produisant sur le sol français et celles qui recourent au dumping sur les droits de l'Homme et l'environnement en délocalisant certaines de leurs activités dans des pays dont les normes sont moins rigoureuses.

Enfin, le devoir de vigilance constitue un facteur de sécurité pour les entreprises. À l'heure où l'opinion publique est de plus en plus sensible au comportement des entreprises en matière éthique et environnementale, il leur fournit un cadre d'action clair qui leur permettra de réduire le risque d'atteinte à leur réputation. De plus, l'inscription dans la loi d'une procédure clairement définie leur apporte une plus grande sécurité juridique dans un contexte où le devoir de vigilance commence à être reconnu par la jurisprudence, ainsi par la Cour de cassation, comme on l'a vu dans son jugement sur l'affaire du naufrage de l'Erika en septembre 2012.

Telles sont, en substance, les dispositions contenues dans cette proposition de loi, que nos débats permettront d'enrichir. Elle me semble d'ores et déjà constituer une étape essentielle dans la responsabilisation des grandes entreprises transnationales.

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