Docteur Stéphanie Lévêque. Médecin hospitalier depuis 1994, j'aimerais vous exposer les conditions dans lesquelles j'ai été amenée à adresser un courrier au préfet de la Loire-Atlantique pour porter à sa connaissance le nombre de blessés que j'ai soignés à Notre-Dame-des-Landes du samedi 24 au dimanche 25 novembre 2012.
Dans la semaine du 17 novembre 2012, une manifestation est lancée pour construire des cabanes sur le site de Notre-Dame-des-Landes : des milliers de personnes y participent dans une ambiance bon enfant et joyeuse. Le samedi 24 novembre, je rends visite à un ami agriculteur de la commune. Nous nous promenons dans la forêt en début d'après-midi et croisons de nombreux promeneurs de tous horizons. À notre grand étonnement, nous entendons des détonations au loin. En fin d'après-midi, je suis sollicitée pour soigner une dame de soixante ans, blessée, choquée, ne comprenant pas ce qui lui arrive. Elle me rapporte que des heurts violents ont eu lieu dans la forêt et qu'elle a vu de nombreuses personnes blessées autour d'elle. Victime d'une bombe lacrymogène qui a explosé près d'elle, elle a besoin de soins. Je m'installe dans le local le plus proche : une grange prêtée par cet ami agriculteur, à qui je demande d'apporter quelques pansements pour secourir cette dame.
Rapidement, des blessés sont acheminés jusqu'à la grange, qui se transforme peu à peu en poste de premiers soins et bientôt en hôpital de campagne. Nous demandons aux personnes qui nous entourent de faire venir du matériel d'urgence et une infirmière est envoyée à la pharmacie pour chercher de quoi suturer quelques blessés. Les premiers secours s'organisent tant bien que mal avec les moyens du bord. Des soignants présents sur la zone viennent nous aider, chacun apportant désinfectant, pansements, matériels. Un autre médecin me rejoint vers dix-sept heures.
De dix-sept heures à vingt et une heures, les blessés se succèdent, nous plongeant mon collègue et moi-même dans la stupeur et l'incompréhension face au nombre et à la sévérité des blessures, certaines entraînant des risques vitaux, et aux conditions dans lesquelles elles ont été infligées. Les blessés sont pour moitié des promeneurs pacifiques et, pour moitié, des jeunes installés sur la zone dans des cabanes. Je précise qu'aucun n'était armé ni menaçant.
Dans la nuit, nous faisons hospitaliser trois personnes : deux sont transportées par les ambulances de pompiers, sollicitées par le Samu que nous avions appelé, et une blessée est transportée par moi-même vers minuit, l'évacuation étant rendue difficile.
Avec mon collègue, nous organisons par la suite une permanence de soins pour la nuit. Le lendemain, les blessés étant moins nombreux, nous prenons quelques photos des blessures : peu, en réalité, car l'urgence de la situation a émoussé le réflexe de garder des traces.
Le dimanche soir, de retour chez moi, j'écoute la radio et j'entends : « Manifestations à Notre-Dame-des-Landes, des gens violents ont été repoussés par la police ; aucun blessé parmi les manifestants et plusieurs blessés parmi les policiers » – blessés que je déplore également, je tiens à le préciser.
Ayant soigné une quarantaine de personnes, je tiens à adresser au préfet un courrier – que je vous ai communiqué – pour lui apporter mon témoignage.
« Monsieur le préfet,
En ma qualité de médecin, je suis intervenue à Notre-Dame-des-Landes samedi 24 et dimanche 25 novembre 2012. J'ai passé deux jours à soigner des blessés. Je tiens à porter à votre connaissance le nombre de blessés que nous avons eu à prendre en charge.
Pour le samedi 24 novembre :
Onze blessures par Flash-Ball touchant : le thorax pour deux personnes avec un doute sur une lésion hépatique ; la joue et la lèvre supérieure pour une personne avec probable lésion dentaire ou maxillaire ; le genou pour deux personnes ; les doigts pour deux personnes ; la cuisse pour deux personnes ; les côtes pour une personne avec un doute sur une fracture des côtes ; le poignet pour une personne. À cela s'ajoutent trois traumatismes de genou, deux traumatismes de poignet, une plaie tympanique avec risque de surdité, un choqué par gaz, une plaie au crâne suturée par deux points, une autre par quinze points ; six blessures par explosion de bombes assourdissantes dont trois impacts dans les cuisses de trois personnes, un impact dans l'avant-bras ; un impact dans la malléole, dix impacts dans les jambes d'une personne, dix impacts dans les jambes d'une autre personne avec probable lésion du nerf sciatique avec risque de handicap, un impact dans l'aine avec suspicion de présence d'un corps étranger près de l'artère fémorale et possible hémorragie.
J'insiste sur la gravité de ces blessures par explosion. Les débris pénètrent profondément dans les chairs, risquant de léser les artères, nerfs et organes vitaux. Nous avons retiré des débris de 0,5 à 1 cm de diamètre, d'aspect métallique ou plastique, très rigides et coupants. D'autres, très profondément enfouis, ont été laissés en place et nécessiteront des soins ultérieurs. Impossible de prévoir les lésions secondaires.
Les hospitalisations n'ont pas été simples. Mon collègue a contacté le Samu et l'ambulance des pompiers a été retardée par les barrages. J'ai donc amené moi-même un deuxième blessé devant être hospitalisé. J'ai ainsi pu avoir des nouvelles d'une troisième personne hospitalisée dans la journée.
Pour le dimanche 25 novembre :
Une blessure par bombe assourdissante avec ablation d'un débris dans le doigt, une réfection d'un pansement de cuisse, une fracture de cheville, une blessure à la main, un impact de Flash-Ball au thorax avec suspicion de fracture de côte et lésion pulmonaire.
Je ne vous fais ici que la liste des patients les plus gravement blessés. Il semble que l'on dénombre une centaine de blessés durant ces deux jours. Je vous précise également que nous tenons à votre disposition les photos des lésions constatées.
En ma qualité de médecin, je souhaite attirer votre attention sur la gravité des blessures infligées par l'utilisation des armes des forces de l'ordre et cela, en dehors de toute considération partisane.
Dans l'espoir que ma description permette un usage plus mesuré de la force, veuillez croire, monsieur le préfet, à ma respectueuse considération ».
À la suite de ce courrier motivé par la disproportion des blessures, j'ai été reçue par le préfet qui a mis en doute mes constatations, me laissant dans l'incompréhension par sa volonté de me persuader que tout cela était nécessaire. Il m'a également adressé un courrier daté du 14 décembre 2012 dont je vais vous citer quelques extraits : « Sur le fond, les forces de l'ordre ont effectivement utilisé un nombre très limité de moyens intermédiaires, grenades de désencerclement et grenades assourdissantes, et parfois Flash-Ball » ; « Cet emploi s'est bien sûr toujours fait suivant les règles » et d'évoquer la proportionnalité ; « C'est dans ce cadre réglementaire que l'autorisation d'emploi a été donnée » ; et en conclusion, « Je ne peux que vous faire part de ma consternation devant de telles allégations, qui traduisent une volonté de désinformation sur la légitimité et la déontologie de l'action de l'État ». Inutile de vous dire que là n'était pas mon but.
Cette méconnaissance des conséquences de l'utilisation de ces armes, qui provoquent de graves blessures pouvant entraîner la mort – ou bien faut-il parler de déni – me pousse à témoigner et à appeler à un usage limité et proportionné des armes. La mort de Rémi Fraisse n'a fait que renforcer ma volonté. Plus jamais ça !
J'ai fermement confiance en l'intelligence et en l'humanité des hommes vivant dans notre pays civilisé. Je ne crois pas en une quelconque violence délibérée de la part de l'État ou des forces de l'ordre. Je n'ai pas rencontré d'opposants violents ou armés. Ce sont les blessures et non le camp auquel elles ont été infligées qui ont motivé mon courrier. Cependant, il me paraît grave de refuser l'évidence de la sévérité des blessures et de la nécessaire réflexion qu'appelle l'usage de certaines armes par les forces de l'ordre.