La simple présence du LBD opère un glissement qui modifie en actes la doctrine appliquée sur le terrain. Si, comme le dit M. Bertrand Cavallier, « la règle d'or en matière de maintien de l'ordre est que la force doit se manifester sans jamais avoir à s'exercer », on doit reconnaître que le Flash-Ball répond à une logique inverse. L'arrivée d'un canon à eau, l'équipement des CRS avant une charge, ainsi que les secondes qui précèdent le lancer des gaz lacrymogènes sont perceptibles par les manifestants. La force se manifeste avant de s'exercer. Le Flash-Ball, lui, ne se manifeste pas ; il frappe. Et pour cause : son déploiement se résume au simple fait d'appuyer sur la gâchette. Les blessés disent d'ailleurs souvent ne pas avoir compris ce qui leur arrivait.
On peut souligner une autre caractéristique du Flash-Ball et du LBD, qui les met en porte-à-faux avec la doctrine française du maintien de l'ordre. Les gaz lacrymogènes, une charge de CRS, un jet de canon à eau s'adressent au corps collectif des manifestants : leur fonction est de les repousser dans le cadre des dispositions relatives à l'attroupement. Le Flash-Ball et le LBD répondent aux mêmes cadres d'usage mais leurs effets sont tout à fait différents. D'abord, ils ne s'adressent pas au corps collectif des manifestants mais à une seule personne. Ensuite, ils ne repoussent pas mais frappent. S'ils dispersent, ce n'est pas par l'exercice contenu de la force contre l'ensemble des manifestants mais par l'extrême violence exercée sur l'un d'entre eux. Pour cette raison, nous disons que le Flash-Ball et le LBD sont des armes de terreur. Leur devise, c'est : « En frapper un pour terroriser tous les autres ».
Aux principes d'absolue nécessité, de proportionnalité, de mise à distance, est associée de manière sous-jacente la responsabilité que les forces de l'ordre ont de l'intégrité physique des manifestants, quelles que soient les manifestations et quels que soient leurs participants. Les jets d'eau repoussent et mouillent. Les gaz lacrymogènes piquent les yeux, le visage et la gorge. Le Flash-Ball et le LBD blessent, mutilent et parfois tuent. Il y a là, en actes, un changement de la doctrine qui ne dit pas son nom, une transformation lourde de significations. Avec le Flash-Ball et le LBD, c'est la possibilité même d'agir collectivement sans prendre le risque d'être mutilé qui est remise en question.
À de nombreuses reprises, les membres de la commission ont mis en équivalence la violence des manifestants et la violence des forces de l'ordre : l'une viendrait justifier l'autre. Cela n'a pas de sens pour nous. D'un côté, il y a un corps armé composé de milliers d'hommes entraînés ; de l'autre, une population civile. On a bien compris qu'avec cette équivalence, ce que l'on essaie de nous faire accepter, c'est qu'une minorité violente s'infiltrerait à l'intérieur de cortèges pacifiques et respectueux de la légalité. Au final, ce seraient eux les responsables de la mort de Rémi.
Ce qui fut la stratégie de défense du Gouvernement trouve une prolongation ici. Cet ennemi intérieur justifierait des armes nouvelles et des lois d'exception. Pour nous, la réalité est tout autre. D'une certaine manière, on la devine dans les mots des policiers eux-mêmes : la police fait face non pas à une augmentation de la violence mais à une augmentation de la conflictualité générale. Qu'ils soient agriculteurs, travailleurs précaires ou zadistes, ceux qui se battent n'ont plus d'autre choix que d'emprunter des formes de lutte sortant du cadre de la simple manifestation. Il n'y a pas de bons ou de mauvais manifestants ; il y a des gens, de plus en nombreux qui, dépossédés de leur activité, de la richesse commune, de leur territoire, de leur environnement, se battent pour les garder, voire pour les reconquérir. Et ils font face à un pouvoir qui ne lâche plus rien car il est entièrement soumis à des intérêts économiques privés.