La loi du 16 septembre 2014 existe, mais elle est à reprendre. Son premier article disposait : « la présente loi définit un régime provisoire – c'est là le terme important – organisant le système d'autogestion locale et le fonctionnement des organes locaux dans certains districts des régions de Donetsk et de Lougansk, dans le but de créer les conditions pour une normalisation aussi rapide que possible de la situation, de rétablir l'ordre légal et les droits, etc. » La loi reconnaissait donc le droit de ces régions à l'autonomie locale. Quant à son dernier article, il précisait qu'elle entrait en vigueur le jour de sa publication et il convoquait des élections partielles des conseillers locaux et des maires de villes, de villages, d'arrondissements et de localités pour le dimanche 7 décembre 2014. Les élections dans le Donbass n'ayant pas été organisées conformément à la loi ukrainienne, ce texte n'est plus valable, et il en faut donc un autre pour mettre en place un véritable dispositif électoral, avec une commission électorale et des observateurs internationaux déployés par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE. Le BIDDH doit effectuer des missions dans le Donbass dans les semaines qui viennent afin d'aider à l'organisation des opérations électorales.
En ce qui concerne la présence russe dans le Donbass, nos estimations nationales sont inférieures à celles qui ont été avancées par certains experts, notamment américains. Selon nous, le chiffre le plus vraisemblable tourne autour de 1 000 combattants russes. L'effectif a évolué entre le moment où les « petits hommes verts » sont arrivés en Crimée le 27 février 2014 et aujourd'hui : ils ont d'abord été quelques centaines, puis quelques milliers. Actuellement, leur nombre est probablement en train de diminuer, dans la mesure où les opérations militaires sont terminées.
En tout cas, même si M. Lavrov nous mettait encore au défi, en janvier et février, de prouver qu'il y avait des combattants russes dans le Donbass, leur présence n'était un mystère pour personne. Il suffisait de regarder la télévision russe le soir : on y voyait des gens qui racontaient être allés se battre dans le Donbass, ainsi que des blessés et des mères qui réclamaient le corps de leurs enfants. J'ai moi-même diffusé auprès de mes collègues du Quai d'Orsay une vidéo montrant des ressortissants tchétchènes et daghestanais parader en plein coeur de Donetsk en clamant qu'ils étaient venus soutenir leurs frères du Donbass.
Les sanctions ont un effet direct assez violent sur l'activité des banques et sur les investissements, lesquels ont pratiquement tous été reportés, notamment dans le domaine de la construction. Un architecte installé en Russie depuis une quinzaine d'années, que j'ai rencontré récemment, m'a expliqué que la plupart des projets avaient été suspendus pour un an. D'autre part, les échanges entre la plupart des économies, notamment l'Union européenne et les États-Unis, et la Russie ont connu une baisse évidente. Les exportations françaises sont ainsi passées d'environ 9 milliards d'euros en 2013 à 6 milliards en 2014. En revanche, on constate une ruée des agents économiques argentins, brésiliens, chinois et indiens sur le marché russe, qui tend à compenser la prudence des investisseurs occidentaux.
Le gouvernement ukrainien s'est en effet fixé un objectif d'adhésion à l'OTAN. Nous avons regretté officiellement auprès des Ukrainiens qu'ils aient pris une telle orientation et leur avons rappelé que le Président de la République avait déclaré publiquement que nous n'étions pas favorables à l'élargissement de l'OTAN. Il l'a d'ailleurs répété la semaine dernière après avoir reçu le secrétaire général de l'OTAN, M. Stoltenberg. Et cela vaut autant pour l'Ukraine que pour le Monténégro. Notre politique en la matière est très claire : nous n'encourageons pas l'Ukraine à penser qu'elle pourra entrer dans l'OTAN. D'abord parce que son armée est incapable de se rapprocher des normes de l'OTAN. Ensuite parce que l'OTAN ne peut guère s'offrir le luxe de compter un membre dont le territoire est fractionné sans prendre des risques sérieux dans ses relations de long terme avec la Russie. Selon moi, tout cela va durer longtemps.
La militarisation de la Crimée est effective depuis mars 2014. Les Russes ont complètement pris en main le port de Sébastopol, où ils disposaient déjà de navires. L'élément nouveau semble être le déploiement de systèmes de défense antiaérienne au cours des dernières semaines. Toutefois, je ne suis pas en mesure de vous indiquer de quel type de systèmes il s'agit : j'attends des informations plus précises avant de confirmer, le cas échéant, ce qui a été annoncé à ce sujet par les Américains il y a quelques jours.
La situation des populations est assez dramatique en Crimée. De nombreux Tatars qui avaient quitté la péninsule au moment des opérations militaires n'ont pas pu y revenir. D'autres en ont été expulsés, en particulier les plus connus. Les Ukrainiens ont été obligés de prendre la nationalité russe. Ceux qui s'y sont refusés se trouvent dans un état de semi-clandestinité. Pour le reste des habitants, même pour ceux qui sont favorables à la Russie – 75 % d'entre eux, officiellement –, la situation n'est pas nécessairement des plus confortable non plus, dans la mesure où l'activité économique s'est considérablement ralentie. La saison touristique, en particulier, a été assez mauvaise l'été dernier. Le bilan est donc mitigé pour tout le monde, tant pour les pro-russes que pour les anti-russes.
S'agissant de l'état d'esprit de la population ukrainienne, monsieur Rochebloine, il convient selon moi de rester vigilant : les Ukrainiens pourraient déclencher une nouvelle révolution, un « troisième Maïdan », dans le cas où M. Porochenko et son gouvernement ne parviendraient pas à mener à bien les réformes. Ne sous-estimons pas la frustration d'une population qui a été spoliée par Ianoukovitch pendant plusieurs années et qui n'a pas l'intention de laisser la nouvelle équipe gouvernementale mener une politique identique. Or la corruption n'a pas diminué. Elle s'est, en quelque sorte, démultipliée : auparavant, elle était essentiellement le fait de la famille Ianoukovitch, qui empochait des milliards ; désormais, il existe des dizaines de petits Ianoukovitch qui s'enrichissent comme ils peuvent. La situation n'est pas du tout satisfaisante de ce point de vue.