Commission des affaires étrangères

Réunion du 10 mars 2015 à 18h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Audition de M. Eric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des Affaires étrangères et du Développement international, sur la situation en Ukraine.

La séance est ouverte à dix-heures cinq.

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Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, monsieur le directeur. Votre audition doit nous permettre de faire le point sur la situation en Ukraine, en particulier sur l'application de l'accord signé à Minsk le 12 février dernier. Vous étiez présent lors de sa négociation. Quelles impressions en retirez-vous ? Quelle est votre analyse en ce qui concerne l'entrée en vigueur du cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes ? Peut-on espérer que ces deux premières exigences de l'accord soient mieux respectées dans les prochaines semaines ?

Depuis le sommet de Minsk, les séparatistes ont achevé de conquérir la poche de Debaltsevo. Comment analysez-vous cet épisode ? Dans la mesure il a eu lieu après le début officiel du cessez-le-feu, constitue-t-il une violation de l'accord ? Ou bien considérait-on déjà, à Minsk, que cette conquête était en voie d'être faite ? Y a-t-il eu d'autres violations du cessez-le-feu ? Si oui, qui en porte la responsabilité ? Désormais, les inquiétudes se portent sur Marioupol et ses environs. Quelle est la situation sur le terrain ? Quelles sont les intentions des Russes ?

Au-delà des deux questions centrales du cessez-le-feu et du retrait des armes lourdes, l'accord signé à Minsk comporte une série d'engagements, assortis d'un calendrier précis. Pouvez-vous nous donner des indications sur l'économie générale et le contenu de l'accord à cet égard, ainsi que sur sa mise en oeuvre ? Le conseiller diplomatique du Président de la République, M. Jacques Audibert, que j'avais rencontré quelques jours avant le sommet de Minsk, m'avait expliqué que les deux parties divergeaient radicalement sur la séquence qui devait être observée s'agissant, d'une part, des changements institutionnels relatifs aux oblasts de Donetsk et de Lougansk et, d'autre part, du rétablissement du contrôle de la frontière par les autorités ukrainiennes. Selon lui, la Russie demandait que l'on commence par garantir l'autonomie de ces zones, alors que l'Ukraine souhaitait recouvrer d'abord le contrôle de sa frontière. Cette analyse reste-t-elle d'actualité ? Que prévoit exactement l'accord de Minsk à ce sujet ? Où en est-on de son application ?

Pouvez-vous nous éclairer sur les autres dispositions de l'accord, notamment sur les mesures d'amnistie, sur la libération des personnes en détention, sur la distribution de l'aide humanitaire, ainsi que sur les modalités de supervision et de dialogue mises en place ?

Nous souhaitons également vous entendre sur les motivations de la Russie et de l'Ukraine, ainsi que sur la capacité des dirigeants à tenir leur propre camp. Du côté ukrainien, le président Porochenko est fort de son net succès à l'élection présidentielle, mais conserve-t-il le charisme et l'autorité nécessaires pour promouvoir la paix ? La tâche est d'autant plus difficile qu'il doit se battre en même temps sur un deuxième front, très délicat vis-à-vis de l'opinion publique ukrainienne, celui de la lutte contre la corruption et des réformes économiques pour sortir le pays de la crise. Si M. Porochenko a été élu très confortablement, avec 54 % des voix, il n'a pas réussi à obtenir une majorité parlementaire : les législatives ont été remportées par M. Iatseniouk, qui a été confirmé au poste de Premier ministre. Or celui-ci n'est pas tout à fait dans le même état d'esprit que lui s'agissant de l'accord à trouver avec les Russes. Comment se passe cette forme de cohabitation entre eux ? Où en est le processus de réforme et de redressement économique en Ukraine ?

Du côté russe, le président Poutine semble avoir toutes les cartes en main, mais ne devient-il pas, au fur et à mesure, prisonnier de ses engagements et de la politique nationaliste, voire ultranationaliste, qu'il promeut depuis quelques années ? Par ailleurs, au cours de la négociation à Minsk, il a dû, semble-t-il, insister fortement auprès des séparatistes pour qu'ils acceptent l'accord qui venait d'être conclu. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ? Quelles sont les intentions de M. Poutine, dans la mesure où il est possible de les décrypter ? L'intérêt objectif de la Russie serait d'apaiser la crise, le Président de la République, Mme Merkel et Mme Mogherini ayant indiqué qu'une levée des sanctions, à tout le moins de certaines d'entre elles, serait possible si la Russie adoptait une attitude plus raisonnable et conforme à ce que nous souhaitions. M. Poutine est-il à la recherche d'une sortie honorable ? Ou bien entend-il renforcer son emprise sur le Donbass ? À quel prix ?

Plus fondamentalement, l'épisode ukrainien marque-t-il selon vous une simple parenthèse ou bien un tournant stratégique dans la politique étrangère russe ? Notre commission vient de constituer une mission d'information qui devra notamment répondre à cette question et s'efforcera de formuler des propositions concernant les relations entre la Russie, l'Union européenne et la France. Nous estimons tous que la situation actuelle est très dommageable et qu'il serait souhaitable de rétablir des relations plus normales avec ce grand voisin qu'est la Russie. Encore faut-il que M. Poutine nous y aide.

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

Merci, madame la présidente. Je suis la crise ukrainienne depuis son origine, en octobre 2013. J'espère donc pouvoir répondre à l'essentiel de vos questions.

C'est non pas moi, mais l'une de mes collaboratrices qui a été présente à Minsk tout au long de la négociation. Pour ma part, je me suis occupé de la phase précédente, au mois de janvier, d'abord de la coordination entre les ministres des affaires étrangères français et allemand, puis des réunions à quatre avec les ministres russe et ukrainien, Sergueï Lavrov et Pavlo Klimkine. Au mois de février, ma collègue a pris le relais.

Je commencerai par présenter les grandes lignes des accords signés à Minsk. À cet égard, je souhaite apporter une nuance importante : il n'est pas approprié de parler des accords de « Minsk 1 » et de « Minsk 2 ». Les premiers accords, ceux de septembre 2014, ont été conclus à un niveau très technique entre des représentants de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), de la Russie, de l'Ukraine et des séparatistes, ces derniers figurant sur la liste des personnes frappées par les sanctions de l'Union européenne. Quant à l'accord signé le 12 février 2015, il n'a pas été négocié par les séparatistes, puisqu'ils ne se trouvaient pas dans la salle aux côtés des chefs d'État. Avec ce sommet, nous avons cherché non pas à élaborer un nouveau document, mais à garantir la bonne mise en oeuvre des accords passés en septembre. Or il y a eu une ambiguïté : la presse a évoqué un accord de cessez-le-feu, voire un accord de paix, alors qu'il s'agit d'un texte beaucoup plus modeste, intitulé en français « ensemble de mesures en vue de l'application des accords de Minsk » de septembre 2014.

La négociation de ce texte a été très longue car, ainsi que vous l'avez indiqué, madame la présidente, les divergences étaient, au départ, très fortes – y compris entre Français et Allemands – sur ce que devait être le premier objectif à atteindre : le rétablissement du contrôle sur la frontière internationale entre la Russie et l'Ukraine, le cessez-le-feu ou le lancement d'un dialogue politique. Pour notre part, avec Laurent Fabius, nous avions tenté, au mois d'août, de définir une séquence avec les Russes et les Ukrainiens : d'abord le cessez-le-feu, puis le retrait des armes lourdes, puis un échange de prisonniers, et ainsi de suite jusqu'au déroulement d'un processus politique. Nous nous sommes rendu compte, à la fin de l'année, que ce calendrier rigoureux ne fonctionnait pas, car les divergences entre Russes et Ukrainiens étaient trop fortes pour que nous puissions satisfaire les deux parties. Nous avons donc proposé une approche différente, qui consistait, si je puis dire, à mettre tous les chevaux sur la ligne de départ : nous avons décidé que les différents volets – cessez-le-feu, amnistie, échange des prisonniers, processus politique, etc. – seraient lancés en même temps et que nous verrions bien lequel aboutirait en premier. En d'autres termes, il ne fallait pas être trop exigeant quant à la formalisation des engagements. Il a été un peu difficile de faire accepter cette approche aux Allemands, qui souhaitaient une séquence très rigoureuse.

Reste que le premier point de l'accord du 12 février est un « cessez-le-feu immédiat et général dans certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk et mise en oeuvre rigoureuse de celui-ci à partir du 15 février à zéro heure ». Il s'agissait donc du premier test du point de vue des chefs d'État. Globalement, cette étape a été réussie, puisque, vaille que vaille, les armes se sont tues peu de temps après la chute de Debaltsevo. À Minsk, les Ukrainiens étaient persuadés qu'ils allaient pouvoir tenir cette poche, alors que, sur le terrain, il apparaissait déjà de manière quasi certaine qu'elle ne résisterait pas face aux coups de boutoir des séparatistes, massivement renforcés par l'armement, la logistique et le renseignement russes. Nous avons jugé qu'il ne fallait pas considérer la chute de Debaltsevo comme une démonstration de l'échec des accords de Minsk, mais qu'il fallait, au contraire, insister pour que le cessez-le-feu tienne le plus vite possible.

La bonne surprise a été que, peu de temps après la chute de Debaltsevo, les deux parties se sont entendues sur le retrait d'un certain nombre d'armes lourdes sur la base du mémorandum de Minsk du 19 septembre. Dès les mois d'août et de septembre, les Russes et les Ukrainiens avaient commencé à négocier, sans en informer leurs partenaires du format « Normandie », sur les modalités concrètes du retrait, c'est-à-dire sur le type d'armement concerné et sur la distance en kilomètres à parcourir de chaque côté pour garantir la crédibilité de ce retrait. Le point 2 de l'accord fixe ces détails techniques : « une zone de sécurité d'une largeur minimale de 50 kilomètres pour les systèmes d'artillerie d'un calibre de 100 millimètres et plus ; une zone de sécurité de 70 kilomètres de largeur pour les systèmes de lance-roquettes multiples et de 140 kilomètres de largeur pour les systèmes de lance-roquettes multiples Tornado-S, Ouragan et Smertch, etc. » Ces aspects très précis n'ont pas été négociés, vous vous en doutez bien, par François Hollande et Angela Merkel : ils avaient été préparés par les experts militaires russes et ukrainiens sur le terrain.

Dans une guerre telle que celle qui se déroulait dans le Donbass, il est clair que les responsabilités étaient partagées en ce qui concerne les violations du cessez-le-feu. Car il n'y avait, ni d'un côté ni de l'autre, de commandement unifié capable de communiquer par des moyens sophistiqués avec l'ensemble des unités combattantes et de leur intimer l'ordre de cesser les tirs. Du côté russe se battaient des Cosaques, des Tchétchènes, des Ingouches, ainsi que des mercenaires, notamment des Serbes et même des Français. Du côté ukrainien, on trouvait non seulement l'armée ukrainienne, mais aussi des milices et des volontaires, notamment des ouvriers et des mineurs qui avaient pris les armes pour défendre leur pays. Des violations ont donc eu lieu des deux côtés. Elles ont d'ailleurs été assez rapidement confirmées par l'OSCE. Il y a quelques jours encore, certaines équipes de surveillance de l'OSCE n'ont pas été autorisées à accompagner des unités militaires ukrainiennes qui procédaient au retrait. En d'autres termes, le terrain était très dangereux, et il n'était pas toujours possible d'attribuer de façon certaine la responsabilité des tirs à tel ou tel camp.

Pour ce qui est de Marioupol et de ses environs, le point sensible est le village de Chirokino. Des échauffourées qui n'étaient pas d'une très grande violence s'y sont encore déroulées il y a quelques jours. Ces violations n'ont pas pu être vérifiées par l'OSCE. Une interrogation demeure : les séparatistes vont-ils ou non pousser leur avantage jusqu'à Marioupol ? Contrairement à ce qu'on lit dans la presse, Marioupol n'est pas une voie d'accès à la Crimée, dont elle est séparée par environ 300 kilomètres. En revanche, son port permettrait aux Russes d'aller plus rapidement en Crimée. Il constitue donc un enjeu tactique évident pour les séparatistes.

Au-delà de Marioupol, certains chefs séparatistes disent vouloir porter le fer à Kharkov ou à Odessa dès que l'occasion leur en sera donnée. Des incertitudes subsistent donc quant à leurs intentions réelles : vont-ils prolonger la lutte sous d'autres formes, notamment par le terrorisme ? Plusieurs attentats se sont produits à Odessa et à Kharkov, où une voiture a notamment été plastiquée il y a deux jours. On soupçonne fortement des unités des services de renseignement russe de chercher à déstabiliser ces deux capitales pour créer un climat de peur. C'est un point qu'il convient de surveiller.

Au regard du calendrier adopté à Minsk, on peut considérer que la phase 1 – cessez-le-feu immédiat et général – est maintenant remplie, et que les phases 2 et 3 – retrait des armes, suivi et vérification de ce retrait par l'OSCE – sont en cours et se déroulent plutôt bien.

On entre maintenant dans la phase politique, avec le point 4 de l'accord, qui stipule d'abord : « le premier jour suivant le retrait, engager un dialogue sur les modalités de la tenue d'élections locales conformément à la législation ukrainienne et à la loi de l'Ukraine relative aux modalités temporaires de l'exercice de l'autonomie locale dans certains arrondissements des régions de Donetsk et de Lougansk, etc. » ; puis : « trente jours au plus tard à compter de la signature du présent document, faire adopter par la Rada suprême d'Ukraine une résolution précisant le territoire relevant d'un régime particulier en vertu de la même loi ». Ce délai expire le 12 mars, c'est-à-dire après-demain. Il s'agit là d'un véritable défi pour M. Porochenko. À ma connaissance, la loi qui doit être adoptée par la Rada n'a pas encore été présentée aux députés ukrainiens. On ignore donc si les Ukrainiens tiendront cet engagement. En tout cas, la phase politique est désormais la plus sensible. Car, si les volets politiques – adoption de textes législatifs, dialogue, etc. – ne sont pas mis en oeuvre, les séparatistes et les Russes pourront arguer que la partie ukrainienne ne respecte ses engagements et qu'il y a violation de l'accord de Minsk. Il y a là un risque.

S'agissant du point 5, relatif à l'amnistie, une loi a déjà été adoptée par la Rada. Elle prévoit que l'amnistie s'appliquera à tous, sauf à ceux qui sont impliqués dans des massacres de civils ou dans la destruction du vol MH17 en juillet 2014, pour peu qu'on parvienne à les identifier et à prouver leur culpabilité – il s'agit d'un point important, notamment pour nos partenaires hollandais. On peut penser que cette loi sera mise en oeuvre, d'autant qu'un certain nombre de prisonniers ont déjà été échangés : les militaires, les miliciens et les agents isolés ont regagné leur camp respectif.

Néanmoins, au regard du point 6, qui prévoit « l'échange de l'ensemble des otages et des personnes retenues illicitement sur la base du principe “tous contre tous” », le cas des cinq prisonniers ukrainiens kidnappés en Ukraine et détenus illégalement en Russie n'a pas été traité de façon satisfaisante à Minsk. Parmi eux figure notamment Mme Savtchenko, pilote ukrainienne élue députée, que la Russie accuse d'être complice d'un assassinat. L'enquête a montré que c'était faux, puisqu'elle avait déjà été arrêtée au moment des faits. Quoi qu'il en soit, ces cinq prisonniers devraient en principe être inclus dans l'échange « tous contre tous ». Toutefois, M. Poutine a refusé de prendre un engagement sur ce point. Il a simplement dit et répété au cours des entretiens qu'il a eus avec le Président de la République et la Chancelière que la justice russe était en train d'examiner ces cinq dossiers, ce qui n'est guère rassurant, car elle peut mettre plusieurs années à le faire.

On a plutôt bien avancé sur le point 7 de l'accord, « garantir la sécurité de l'accès à l'aide humanitaire, de sa livraison, de son stockage et de sa distribution aux personnes nécessiteuses sur la base d'un mécanisme international ». En effet, le président de la Croix-Rouge s'est rendu à Moscou il y a quelques jours et ses entretiens se sont bien déroulés. Au cours de la réunion que nous avons tenue vendredi dernier à Berlin avec les Ukrainiens et les Russes, nous avons appris que la Russie était favorable à un engagement plus important de la Croix-Rouge afin de faciliter la supervision de la distribution de l'aide humanitaire. Nous sommes donc plutôt optimistes sur ce point.

Le point 8, « définir les modalités du plein rétablissement des rapports socio-économiques, notamment les transferts sociaux tels que le versement des pensions et autres prestations », est un sujet très sensible. Comme vous le savez, l'Ukraine a suspendu le versement des retraites aux populations ukrainiennes du Donbass, ce qui les a appauvries et les a rendues plus fragiles. Ce n'est pas bon pour l'image de l'Ukraine, et nous incitons le gouvernement ukrainien à rétablir au plus vite ces versements.

Enfin, le point 9, « rétablissement du contrôle total de la frontière d'État par le gouvernement de l'Ukraine dans l'ensemble de la zone du conflit », est le plus sensible de tous. Il est lié au point 11, qui prévoit la « mise en oeuvre d'une réforme constitutionnelle en Ukraine, avec entrée en vigueur d'ici à la fin de 2015 d'une nouvelle constitution prévoyant comme élément clef une décentralisation, compte tenu des spécificités de certains arrondissements des régions de Donetsk et Lougansk ». Il s'agit donc de voter une nouvelle constitution, puis d'organiser des élections locales et, seulement ensuite, de rétablir le contrôle sur la frontière.

Ce dispositif rappelle très fortement les accords concernant le règlement du conflit au Haut-Karabagh. Chaque fois qu'il est question de ce règlement, le problème de la séquence est mis en avant : tel ou tel district doit-il être restitué avant ou après l'organisation d'un référendum d'autodétermination ? Là est toute la question. Ne perdons pas de vue le parallèle que l'on peut faire entre le Donbass et le Haut-Karabagh : dans l'est de l'Ukraine, il y a potentiellement en germe une crise qui pourrait durer vingt ou trente ans, si jamais l'une des parties n'était pas satisfaite par l'organisation des élections locales. Or le scrutin risque de ne pas être considéré comme fiable, la moitié de la population de ces zones étant en situation de précarité ou s'étant réfugiée loin du Donbass – 600 000 personnes en Russie et 600 000 autres dans le reste de l'Ukraine.

Toutes ces dispositions ont été avalisées par les quatre chefs d'État et qu'elles sont en cours d'application. Notre analyse est, aujourd'hui, relativement optimiste. Je m'appuie notamment sur la déclaration faite ce matin par le président Porochenko : il a confirmé que les armes lourdes avaient été retirées tant du côté séparatiste que du côté ukrainien.

J'en viens, madame la présidente, à vos questions concernant l'Ukraine proprement dite, notamment le rapport de forces politique, la situation de M. Porochenko et la manière dont il s'y prend pour lutter sur le front intérieur. Le président Porochenko a une qualité : celle d'avoir été accepté par la partie russe comme un interlocuteur crédible, dès l'élection du 25 mai 2014. Les présidents Poutine et Porochenko se parlent : depuis le mois d'août, ils se sont appelés au téléphone au moins une fois par semaine, et de très nombreuses choses se négocient entre eux ou entre leurs émissaires. Les ponts ne sont donc pas coupés.

En revanche, on est en droit de s'interroger sur la mise en oeuvre du programme économique de M. Porochenko : un an après son élection, très peu de réformes ont été menées à bien. Notre principale préoccupation concerne les mesures prises pour lutter contre la corruption, car le système oligarchique se perpétue en Ukraine, tout comme en Russie. Les oligarques russes et ukrainiens ont d'ailleurs souvent des intérêts communs. Le président Porochenko a des intérêts économiques en Russie, de même que plusieurs oligarques russes ont des intérêts en Ukraine. Tout cela est très « convivial », si je puis dire. Il sera donc difficile de mettre un terme à ces pratiques. Par ailleurs, il n'est pas sûr que M. Porochenko parvienne à s'entendre avec M. Kolomoïski, oligarque monté en puissance au cours des derniers mois. Celui-ci contrôle la ville de Dniepropetrovsk et a profité de la guerre pour récupérer les intérêts de l'un de ses rivaux, M. Akhmetov, ancien « patron » du Donbass, désormais réfugié à Kiev.

Dans ce contexte, quelles sont les intentions profondes de M. Iatseniouk ? Il se sait fragile, car il peut être démis de ses fonctions par le président. Il table sur une sorte d'ambiguïté en ce qui concerne les orientations fondamentales de l'Ukraine. C'est notamment lui qui a voulu conforter l'engagement de l'Ukraine à rejoindre l'OTAN. Par ailleurs, il a la tâche délicate de conduire la « lustration », c'est-à-dire de mettre à pied tous les corrompus de l'ère Ianoukovitch. Avec un tel mandat, qui revient à nettoyer les écuries d'Augias, il ne va pas se faire que des amis. Sa position est donc loin d'être confortable.

Quant aux intentions de M. Poutine, elles sont connues, voire affichées depuis l'origine : il veut empêcher l'Ukraine de rejoindre l'OTAN, par tous les moyens, y compris la pression militaire, le recours à la guerre et la déstabilisation du pays. Le deuxième objectif de M. Poutine est de conserver des leviers en Ukraine pour y maintenir les intérêts russes, voire, s'il le peut, de mettre en place à Kiev une équipe gouvernementale moins hostile à la Russie.

Vous m'avez interrogé, madame la présidente, sur le rôle joué par M. Poutine auprès des séparatistes à Minsk. Pendant que les quatre chefs d'État discutaient dans un palais mis à disposition par M. Loukachenko, les séparatistes étaient réunies à deux kilomètres de là avec la représentante de l'OSCE, Mme Tagliavini, pour négocier la mise en oeuvre concrète des accords du mois de septembre. Des navettes ont été organisées entre les deux endroits. À un moment donné au cours de la nuit, les séparatistes ont déclaré qu'ils n'acceptaient pas le principe d'un contrôle de la frontière par les autorités de Kiev – ils craignent que la nasse ne se referme sur eux – et qu'ils ne signeraient pas. M. Poutine s'est alors penché vers François Hollande et Angela Merkel en disant qu'il en faisait son affaire. Il s'est mis à l'écart, a pris son téléphone et a expliqué aux séparatistes qu'ils n'avaient pas le choix et qu'il comptait sur un règlement immédiat de cette question. Sans grande surprise, les séparatistes ont fini par accepter l'accord.

M. Poutine a participé à la négociation du cessez-le-feu dans des conditions, somme toute, satisfaisantes pour lui. Mais quelles sont, au-delà, les intentions de la Russie ? Elle cherche certainement à conserver la possibilité d'exercer une menace sur son voisinage immédiat, qu'il s'agisse de l'Azerbaïdjan, de la Géorgie, de l'Arménie ou de l'Ukraine, voire des pays baltes, ainsi que certains le craignent. M. Poutine n'a donc nullement l'intention d'en revenir au système de sécurité qui prévalait en Europe depuis la signature des accords d'Helsinki en 1975. On peut considérer aujourd'hui que toute l'architecture de sécurité entre l'Union européenne et la Russie, qui reposait sur l'OSCE, a volé en éclats. En particulier, le Traité sur les forces conventionnelles en Europe, qui a été dénoncé opportunément par la Russie à la fin de l'année 2007 avant son attaque contre la Géorgie en 2008, est mort. Un certain nombre de mesures de confiance ont donc disparu. Dès lors, une question se pose : quel type d'architecture de sécurité la Russie sera-t-elle prête à négocier avec nous à l'avenir ?

Vous m'avez demandé, madame la présidente, si M. Poutine cherchait une sortie honorable. De son point de vue, l'honneur de la Russie n'est pas atteint, bien au contraire. Il a même tout lieu d'être fier de ce qui a été accompli : la réintégration de la Crimée au sein de la fédération de Russie et la déstabilisation d'un partenaire qu'il considérait comme dangereux. Les Cosaques et les séparatistes estiment avoir reconquis une partie de territoire traditionnellement sous influence russe. Il s'agit donc non pas d'une parenthèse dans la politique étrangère russe, mais de la mise en oeuvre d'une politique déterminée, qui va se poursuivre et qui aura des effets pour nous.

L'un de ces effets est la montée en puissance des courants nationalistes en Russie. Or il n'existe guère de résistance à cette poussée nationaliste, même au sein de l'opposition : une bonne partie d'entre elle, M. Navalny en tête, s'est félicitée du retour de la Crimée au sein de la fédération de Russie. Boris Nemtsov est l'un de ceux qui ont condamné cette politique et il en est mort. Il s'est agi très clairement d'un assassinat politique. Aux yeux de certains, il faisait partie de la « cinquième colonne » ou des « agents de l'étranger ». D'ailleurs, il n'a pas nécessairement été tué sur ordre du régime – nous ne disposons pas de la moindre preuve en ce sens. Ainsi que le relevait récemment un journaliste, le climat de peur qui s'est développé en Russie est tel que n'importe qui peut se sentir investi d'une mission de consolidation de la nation russe et en venir à éliminer des opposants à la politique menée par le régime. C'est là le point le plus grave. Désormais, les libertés d'opinion et d'expression seront étouffées non pas tant par les autorités que par des personnes qui s'estimeront les défenseurs d'une certaine vision de la Russie.

En ce sens, il y a lieu de craindre un débordement nationaliste sur la droite de M. Poutine. Certains, notamment le chef du parti communiste élu à la Douma, M. Ziouganov, lui ont reproché d'être trop timoré dans l'affaire ukrainienne. C'est une source d'inquiétude. De même, au cours de la grande manifestation anti-Maïdan qui a été organisée à Moscou il y a quelques jours, on a vu refleurir des slogans et des comportements que certains pourraient considérer d'un autre âge, tant ils rappelaient les heures les plus dures du régime soviétique.

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Vous avez indiqué que la Rada n'avait toujours pas adopté, à ce jour, de nouvelle loi prévoyant un statut spécial pour les zones occupées des régions de Donetsk et de Lougansk, alors que la date butoir approchait. Néanmoins, le 16 septembre 2014, elle avait déjà voté une première loi sur le sujet, qui n'avait pas pu être mise en oeuvre du fait des élections organisées par les séparatistes le 2 novembre et de la situation sur le terrain. Ce texte était-il insuffisant ? Quels éléments supplémentaires la nouvelle loi était-elle censée apporter ? Les Ukrainiens ont-ils l'intention d'aller plus loin que le premier statut qu'ils avaient accordé en septembre ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur les forces russes présentes en Ukraine ? On entend parler d'un millier d'hommes et d'armes lourdes qui auraient été livrées aux séparatistes. Quel est l'équilibre des forces entre l'armée ukrainienne et les séparatistes en matière d'armement ?

Quelle est votre évaluation de l'impact des sanctions économiques sur la Russie ? Nous savons que l'économie russe souffre beaucoup de la baisse des prix du pétrole, mais celle-ci est sans rapport avec la crise ukrainienne et n'affecte pas que la Russie, même si les milieux nationalistes russes y voient un complot contre leur pays. Est-on en mesure d'isoler l'impact des sanctions ?

S'agissant des questions de sécurité collective, la Rada a abrogé la loi dite « hors bloc » et adopté une nouvelle loi, qui fixe l'objectif d'une adhésion à « l'espace euro-atlantique de sécurité ». Certes, ce texte ne signifie pas nécessairement que l'Ukraine va présenter prochainement sa candidature à l'OTAN, mais il ouvre cette perspective. Or, ainsi que vous venez de le rappeler, il s'agit d'un chiffon rouge pour la Russie. C'est d'ailleurs probablement l'une des principales raisons de son intervention dans l'est de l'Ukraine. Selon vous, pouvons-nous obtenir de l'Ukraine qu'elle reconsidère ce vote ?

Enfin, il est fait état d'une militarisation croissante de la Crimée. La Russie y aurait notamment installé des missiles. Confirmez-vous cette information ? Plus généralement, quelle est aujourd'hui la situation en Crimée, dont plus personne ne parle guère ? Quel est l'état d'esprit des différentes composantes de la population : russophones, Ukrainiens, Tatars ?

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Merci, monsieur le directeur, pour votre exposé particulièrement riche et intéressant.

Dans quel état d'esprit se trouve la population ukrainienne ? Je fais référence aux agressions qui se sont produites lors de deux rencontres de football entre des clubs français et ukrainiens : dans les deux cas, les supporters français ont dû quitter le stade avant la fin de la rencontre sous bonne protection. Le président du club de Guingamp a évoqué un climat de guerre civile. Ces agressions ont-elles eu lieu parce que ces supporters étaient Français ?

Mme Ioulia Tymochenko joue-t-elle encore un rôle politique ? A-t-elle encore une influence dans le pays ?

Y a-t-il aujourd'hui plus ou moins de corruption qu'auparavant en Ukraine ?

Certains Ukrainiens émigrent-ils, notamment en Russie ou dans d'autres pays ?

Vous avez fait un rapprochement intéressant avec la situation au Haut-Karabagh, notamment sur la question de l'autodétermination. Le groupe de Minsk fait un travail considérable depuis de nombreuses années, mais sans parvenir, hélas, à un règlement. Je note d'ailleurs que le Haut-Karabagh n'est pas représenté à la table des négociations, alors que toutes les parties le sont, si j'ai bien compris, dans le cadre des discussions sur le Donbass. J'espère en tout cas que nous obtiendrons de meilleurs résultats sur l'Ukraine que sur le Haut-Karabagh.

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Je vous remercie à mon tour pour votre exposé très riche, monsieur le directeur. Je m'interroge, moi aussi, sur la situation de la population ukrainienne.

Vos propos montrent que l'OSCE joue un rôle important, tant pour faciliter la négociation avec les séparatistes que pour vérifier le respect du cessez-le-feu dans le cadre de l'accord de Minsk. Néanmoins, vous avez indiqué que les observateurs de l'OSCE n'avaient pas pu avoir accès à tous les endroits qu'ils souhaitaient inspecter. De quel degré de transparence les parties font-elles preuve à leur égard ?

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La décision quant à une éventuelle reconduction des sanctions européennes contre la Russie devra être prise à l'unanimité en juillet prochain. Quelle est la position de la France en la matière ? Qu'a-t-il été convenu à cet égard lors de la négociation à Minsk ?

Comment les fils peuvent-ils être renoués dans le domaine économique ? Où en est-on sur la question fondamentale du versement des pensions ? On m'a dit que l'Ukraine ne s'approvisionnait plus en charbon dans le Donbass, mais qu'elle en faisait désormais venir d'Afrique du Sud, mais aussi de Russie. On se rend compte que les économies russe et ukrainienne sont étroitement mêlées.

On parle beaucoup des nationalistes russes, mais on passe souvent sous silence les nationalistes ukrainiens et leurs milices, lesquelles n'ont pourtant rien à envier aux autres mouvements de cette nature, si elles ne sont pas encore pires. Comment le premier ministre joue-t-il de ces milices, notamment à l'égard du président ?

S'agissant de l'équilibre général en matière de sécurité en Europe, vous avez soulevé, madame la présidente, la question fondamentale : celle de la menace d'une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Elle constitue en effet un chiffon rouge pour la Russie, légitimement d'ailleurs, puisque nous n'avons pas toujours respecté nos engagements en ce qui concerne l'évolution de l'OTAN dans les zones qui la jouxtent.

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Quels sont les effectifs des forces russes présentes sur le territoire ukrainien, en particulier des Cosaques et des mercenaires, notamment serbes, que vous avez évoqués, monsieur le directeur ? À qui les mercenaires obéissent-ils ? Qui les paie pour qu'ils se battent ainsi pour une cause qui n'est pas la leur ? Répondre à cette question est aussi un moyen de savoir si le régime russe est directement partie prenante au conflit.

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

La loi du 16 septembre 2014 existe, mais elle est à reprendre. Son premier article disposait : « la présente loi définit un régime provisoire – c'est là le terme important – organisant le système d'autogestion locale et le fonctionnement des organes locaux dans certains districts des régions de Donetsk et de Lougansk, dans le but de créer les conditions pour une normalisation aussi rapide que possible de la situation, de rétablir l'ordre légal et les droits, etc. » La loi reconnaissait donc le droit de ces régions à l'autonomie locale. Quant à son dernier article, il précisait qu'elle entrait en vigueur le jour de sa publication et il convoquait des élections partielles des conseillers locaux et des maires de villes, de villages, d'arrondissements et de localités pour le dimanche 7 décembre 2014. Les élections dans le Donbass n'ayant pas été organisées conformément à la loi ukrainienne, ce texte n'est plus valable, et il en faut donc un autre pour mettre en place un véritable dispositif électoral, avec une commission électorale et des observateurs internationaux déployés par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE. Le BIDDH doit effectuer des missions dans le Donbass dans les semaines qui viennent afin d'aider à l'organisation des opérations électorales.

En ce qui concerne la présence russe dans le Donbass, nos estimations nationales sont inférieures à celles qui ont été avancées par certains experts, notamment américains. Selon nous, le chiffre le plus vraisemblable tourne autour de 1 000 combattants russes. L'effectif a évolué entre le moment où les « petits hommes verts » sont arrivés en Crimée le 27 février 2014 et aujourd'hui : ils ont d'abord été quelques centaines, puis quelques milliers. Actuellement, leur nombre est probablement en train de diminuer, dans la mesure où les opérations militaires sont terminées.

En tout cas, même si M. Lavrov nous mettait encore au défi, en janvier et février, de prouver qu'il y avait des combattants russes dans le Donbass, leur présence n'était un mystère pour personne. Il suffisait de regarder la télévision russe le soir : on y voyait des gens qui racontaient être allés se battre dans le Donbass, ainsi que des blessés et des mères qui réclamaient le corps de leurs enfants. J'ai moi-même diffusé auprès de mes collègues du Quai d'Orsay une vidéo montrant des ressortissants tchétchènes et daghestanais parader en plein coeur de Donetsk en clamant qu'ils étaient venus soutenir leurs frères du Donbass.

Les sanctions ont un effet direct assez violent sur l'activité des banques et sur les investissements, lesquels ont pratiquement tous été reportés, notamment dans le domaine de la construction. Un architecte installé en Russie depuis une quinzaine d'années, que j'ai rencontré récemment, m'a expliqué que la plupart des projets avaient été suspendus pour un an. D'autre part, les échanges entre la plupart des économies, notamment l'Union européenne et les États-Unis, et la Russie ont connu une baisse évidente. Les exportations françaises sont ainsi passées d'environ 9 milliards d'euros en 2013 à 6 milliards en 2014. En revanche, on constate une ruée des agents économiques argentins, brésiliens, chinois et indiens sur le marché russe, qui tend à compenser la prudence des investisseurs occidentaux.

Le gouvernement ukrainien s'est en effet fixé un objectif d'adhésion à l'OTAN. Nous avons regretté officiellement auprès des Ukrainiens qu'ils aient pris une telle orientation et leur avons rappelé que le Président de la République avait déclaré publiquement que nous n'étions pas favorables à l'élargissement de l'OTAN. Il l'a d'ailleurs répété la semaine dernière après avoir reçu le secrétaire général de l'OTAN, M. Stoltenberg. Et cela vaut autant pour l'Ukraine que pour le Monténégro. Notre politique en la matière est très claire : nous n'encourageons pas l'Ukraine à penser qu'elle pourra entrer dans l'OTAN. D'abord parce que son armée est incapable de se rapprocher des normes de l'OTAN. Ensuite parce que l'OTAN ne peut guère s'offrir le luxe de compter un membre dont le territoire est fractionné sans prendre des risques sérieux dans ses relations de long terme avec la Russie. Selon moi, tout cela va durer longtemps.

La militarisation de la Crimée est effective depuis mars 2014. Les Russes ont complètement pris en main le port de Sébastopol, où ils disposaient déjà de navires. L'élément nouveau semble être le déploiement de systèmes de défense antiaérienne au cours des dernières semaines. Toutefois, je ne suis pas en mesure de vous indiquer de quel type de systèmes il s'agit : j'attends des informations plus précises avant de confirmer, le cas échéant, ce qui a été annoncé à ce sujet par les Américains il y a quelques jours.

La situation des populations est assez dramatique en Crimée. De nombreux Tatars qui avaient quitté la péninsule au moment des opérations militaires n'ont pas pu y revenir. D'autres en ont été expulsés, en particulier les plus connus. Les Ukrainiens ont été obligés de prendre la nationalité russe. Ceux qui s'y sont refusés se trouvent dans un état de semi-clandestinité. Pour le reste des habitants, même pour ceux qui sont favorables à la Russie – 75 % d'entre eux, officiellement –, la situation n'est pas nécessairement des plus confortable non plus, dans la mesure où l'activité économique s'est considérablement ralentie. La saison touristique, en particulier, a été assez mauvaise l'été dernier. Le bilan est donc mitigé pour tout le monde, tant pour les pro-russes que pour les anti-russes.

S'agissant de l'état d'esprit de la population ukrainienne, monsieur Rochebloine, il convient selon moi de rester vigilant : les Ukrainiens pourraient déclencher une nouvelle révolution, un « troisième Maïdan », dans le cas où M. Porochenko et son gouvernement ne parviendraient pas à mener à bien les réformes. Ne sous-estimons pas la frustration d'une population qui a été spoliée par Ianoukovitch pendant plusieurs années et qui n'a pas l'intention de laisser la nouvelle équipe gouvernementale mener une politique identique. Or la corruption n'a pas diminué. Elle s'est, en quelque sorte, démultipliée : auparavant, elle était essentiellement le fait de la famille Ianoukovitch, qui empochait des milliards ; désormais, il existe des dizaines de petits Ianoukovitch qui s'enrichissent comme ils peuvent. La situation n'est pas du tout satisfaisante de ce point de vue.

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La population ukrainienne n'est tout de même pas anti-française ?

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

Non. Lorsque j'ai accompagné Laurent Fabius à Kiev pour l'investiture du président Porochenko, j'ai pu constater que les Ukrainiens appréciaient la France : nous avons été applaudis dans les rues non seulement pour notre présence ce jour-là, mais aussi pour la vigilance particulière dont nous avions fait preuve pendant la crise ukrainienne. Il y a une certaine francophilie dans le pays. Néanmoins, de nombreuses manifestations anti-françaises ont eu lieu, notamment devant l'ambassade, au moment où il a été question de la livraison des navires Mistral à la Russie. Cela a posé des problèmes de sécurité, qui nous ont amenés à modifier notre dispositif.

Quant aux agressions qui se sont produites au cours des matches auxquels ont participé les clubs de Saint-Étienne et de Guingamp, elles sont le fait de hooligans et relèvent de la basse criminalité. Il s'agit d'affaires très sérieuses : cinq supporters de Saint-Étienne ont été grièvement blessés, et leur état physique ne leur a pas permis de quitter Kiev pendant plus d'une semaine. Des faits analogues se sont reproduits lors de la rencontre entre Guingamp et Kiev : notre ambassadeur, qui était présent dans les tribunes, a vu les supporters littéralement pris d'assaut et jetés à terre par une foule déchaînée. Nous l'avons ensuite dépêché spécialement auprès des autorités ukrainiennes pour exiger des excuses, que nous n'avons pas obtenues. Nous avons fait valoir que ces agressions étaient tout à fait inacceptables. Je le ferai moi-même à nouveau la semaine prochaine à Kiev, où je me rends pour des consultations politiques. C'est un des premiers points que j'aborderai.

S'agissant des équilibres politiques internes en Ukraine, M. Iatseniouk fait face à des pressions de plusieurs types. Il est notamment contesté au sein de sa propre majorité en raison de la lenteur des réformes. En tout cas, il n'appartient plus au parti Batkivchtchyna et s'est séparé de Mme Tymochenko, laquelle ne pèse plus grand-chose dans la vie politique locale. Cependant, on ne peut pas garantir que celle-ci se satisfera de son absence du pouvoir et qu'elle ne tentera pas un retour en contestant MM. Iatseniouk et Porochenko et en s'appuyant sur d'autres forces, le cas échéant en se laissant instrumentaliser par des intérêts russes. N'oublions pas qu'elle a fait fortune en détournant une partie de la richesse nationale au moyen d'opérations douteuses avec la société Naftogaz.

Ainsi que je l'ai indiqué, au moins 1,2 million d'Ukrainiens sont partis de chez eux : 600 000 se sont réfugiés en Russie et à peu près autant se sont déplacés à l'intérieur de l'Ukraine. Ce sont là des chiffres importants, et nous ignorons comment la situation peut évoluer. Certes, il y a suffisamment de place en Russie pour qu'une partie des réfugiés ukrainiens se fonde dans la population, mais les autorités russes ne débloqueront pas nécessairement de gaîté de coeur les moyens requis pour les loger et les nourrir. Cela étant, il est aussi possible que ces populations reviennent assez rapidement chez elles : on nous signale de timides mouvements de retour depuis le début du cessez-le-feu. Ce serait plutôt une bonne nouvelle.

Dans la négociation que nous conduisons sur le dossier ukrainien, nous voulons éviter la mise en place d'un mécanisme international de règlement du conflit qui tenterait de trouver une solution pendant de longues années, à l'image du groupe de Minsk sur le Haut-Karabagh ou des groupes de travail sur la Géorgie qui se réunissent à Genève. Notre objectif est d'achever la mise en oeuvre des accords de Minsk, puis de laisser le soin aux Ukrainiens d'élaborer un système économique viable pour toutes les parties. Nous l'avons dit très clairement aux Russes, aux Ukrainiens et aux Allemands. L'Ukraine a obtenu que la Russie ne conteste pas son intégrité territoriale en ce qui concerne le Donbass. Elle doit absolument trouver un modus vivendi avec les populations de ces régions, qui permette de les inclure.

La population ukrainienne est inquiète, madame Fourneyron. Elle est appauvrie et consciente que l'économie du pays est ruinée. On ne peut donc guère parler d'optimisme, même après l'accord trouvé à Minsk, lequel a laissé les Ukrainiens à peu près indifférents, notamment dans l'Ouest. Ils attendent avant tout une reprise de l'activité économique.

Les patrouilles de l'OSCE n'ont pas pu avoir accès à cinq endroits. Certes, ce n'est pas totalement satisfaisant, mais, d'une manière générale, la présence des observateurs internationaux de l'OSCE – il y a parmi eux des Américains, des Russes, des Bulgares, ainsi que neuf Français – est tolérée par les séparatistes. C'est plutôt une bonne nouvelle.

Monsieur Dupont-Aignan, la France ne croit pas que les sanctions soient l'outil diplomatique le plus efficace. Nous le savons depuis l'époque de Napoléon ! Nous ne sommes donc pas favorables à une prolongation des sanctions contre la Russie au-delà du mois de juillet. Néanmoins, nous devons tenir compte de la solidarité européenne : nous avons pris, à vingt-huit, des décisions qui nous engagent, et le consensus est un élément important de la construction d'une politique de l'Union. Je rappelle que nous avons négocié pied à pied pour que ces sanctions n'affectent pas nos intérêts. En outre, elles ne sont pas identiques à celles qui ont été prises par les Américains : elles touchent essentiellement des personnes physiques, à qui nous ne délivrons pas de visa pour venir en Europe. Sont notamment concernés un certain nombre de responsables qui ont délibérément soutenu les opérations de M. Poutine en Ukraine, dont plusieurs parlementaires. Selon moi, ces interdictions individuelles seront levées un jour ou l'autre, mais l'effet des sanctions dans leur ensemble va durer de nombreuses années.

Les économies russe et ukrainienne sont, à l'évidence, très imbriquées. Je ne suis donc pas surpris d'entendre que l'Ukraine s'approvisionne en charbon en Russie ou qu'elle exporte des biens vers cette dernière. D'ailleurs, s'il y a des difficultés temporaires, il n'y a pas d'embargo complet ni définitif entre les deux pays. Nous l'avons bien vu avec la Géorgie : peu de temps après la guerre de 2008, les intérêts russes et géorgiens se sont entendus pour faire profiter à nouveau les populations des échanges commerciaux, notamment des exportations de vin géorgien. Je suis prêt à parier que le commerce bilatéral entre la Russie et l'Ukraine aura repris d'ici à deux ans, même s'il ne retrouvera pas nécessairement son niveau initial.

Je connais bien la propagande de la télévision russe à propos des « fascistes ukrainiens ». Mais, pour avoir observé ces derniers d'assez près, je puis dire qu'ils ne se placent pas dans la perspective d'une extermination des populations comme le faisaient les groupes fascistes à une autre époque. Il y a, certes, un excès du nationalisme ukrainien, mais il n'y a eu aucune attaque délibérée contre des russophones ou contre les minorités tatare, juive, catholique uniate ou autre. Le mouvement nationaliste ukrainien reste, au fond, marginal : le parti le plus extrémiste a obtenu moins de 3 % des voix aux dernières élections législatives.

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Pourtant, des écrits inquiétants ont circulé, dont certains émanaient de membres du gouvernement. On n'en parle jamais.

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

Selon moi, ces manifestations de nationalisme ne sont ni plus ni moins graves que celles que l'on peut observer en Hongrie ou au Danemark.

S'agissant de l'équilibre général en matière de sécurité en Europe, nous ne pensons pas que l'Ukraine soit aujourd'hui en état de rejoindre l'OTAN, ni que sa contribution – input – en termes militaires soit de nature à nous encourager à soutenir sa candidature. C'est en tout cas l'avis de ma direction, mais j'ai l'impression qu'il est partagé à droite comme à gauche.

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Les Ukrainiens ont-ils vraiment l'intention de rejoindre l'OTAN un jour ? Comment analysent-ils les réactions prévisibles des Russes à cet égard ? Les autres pays européens adoptent-ils la même attitude que nous sur ce dossier ?

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Quelle est, en particulier, la position allemande ?

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

L'Allemagne n'est pas favorable non plus à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN. En revanche, d'autres pays, en particulier la Pologne et la Lituanie, semblent déterminés à soutenir la démarche ukrainienne.

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Dire que l'on n'est pas favorable à l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN parce qu'elle n'est pas prête ou que sa contribution n'est pas à la hauteur, c'est une chose. Mais là n'est pas la vraie question : il faudrait que l'Union européenne et, surtout, la France prennent un engagement clair sur ce point, qui serait de nature à apaiser les choses et qui nous permettrait d'ailleurs de demander davantage d'efforts aux Russes. Quel est aujourd'hui l'engagement de la France ? Sa position est-elle non négociable ?

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

La position de la France est, me semble-t-il, assez claire. Elle est affichée depuis longtemps, et le Président de la République l'a rappelée la semaine dernière. Certes, Nicolas Sarkozy avait déclaré au sommet de Bucarest, en 2008, que l'Ukraine et la Géorgie avaient vocation, le moment venu, à entrer dans l'OTAN. D'aucuns pourront exhumer ses propos. Mais, selon moi, même en 2008, l'idée n'était pas d'accélérer le rapprochement de l'Ukraine avec l'OTAN. L'affaire géorgienne a bien démontré les risques d'une telle orientation. Nous recommandons de ne pas engager de négociation de cette nature entre l'OTAN et l'Ukraine avant longtemps.

Le nombre de mercenaires présents dans le Donbass reste limité. Parmi eux ont été repérés quatre Français, mais peut-être y en a-t-il plus. Les Serbes seraient moins d'une dizaine. En revanche, d'autres groupes nationaux, notamment les Tchétchènes et les Daghestanais, sont davantage représentés. Tous ces mercenaires sont payés par la Russie ou par Ianoukovitch, ainsi que plusieurs sources de renseignement l'ont indiqué entre août et décembre derniers. Ianoukovitch ne fait plus parler de lui, mais il avait emporté suffisamment de ressources pour financer des opérations clandestines. Quoi qu'il en soit, ces mercenaires y trouvent leur compte. Au-delà de la passion militaire qui anime certains d'entre eux, ils ont, selon toute vraisemblance, les moyens de se battre.

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éric Fournier, directeur de l'Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international

Il a été décidé de ne pas communiquer sur ce dossier au-delà de ce qu'a déclaré le Président de la République il y a deux mois.

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Merci beaucoup, monsieur le directeur, pour vos propos très intéressants et éclairants.

La séance est levée à dix-neuf heures quinze.