Intervention de Thierry Frémaux

Réunion du 1er avril 2015 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes :

Pierre Lescure et moi sommes très heureux d'être ici ce matin. Le Festival de Cannes est non seulement le premier festival de cinéma, mais aussi la plus grande manifestation culturelle au monde, la seule à pouvoir rivaliser avec les trois autres événements mondiaux les plus importants en termes de couverture médiatique que sont le Tour de France, la Coupe du monde de football et les Jeux olympiques.

À la différence d'autres manifestations internationales de cinéma, le Festival de Cannes est marqué par sa stabilité et par la permanence de son management. Gilles Jacob, avec qui j'ai fait équipe pendant plus de dix ans, avait en effet exercé pendant vingt-cinq ans les fonctions de délégué général avant de devenir président. Un de ses prédécesseurs, Robert Favre-Lebret, avait presque été l'un des cofondateurs du festival avec Jean Zay, avant-guerre. Nous rendrons d'ailleurs hommage à Jean Zay cette année, ainsi que vous l'aviez fait il y a deux ans, monsieur Brochand.

À titre personnel comme professionnel, je suis très heureux que Pierre Lescure ait rejoint notre équipe et pris la présidence du festival. Son expérience, son identité et sa personnalité faisaient de lui le candidat idéal pour permettre au festival de regarder vers l'avenir, tout en maintenant la stabilité et la permanence que j'ai évoquées.

Je commencerai par rappeler les fondamentaux : le festival repose sur quatre piliers, qui lui donnent son équilibre.

Les deux premiers piliers sont la sélection officielle et le marché du film. Le festival est le plus grand événement mondial de cinéma et, plus largement, d'audiovisuel, non seulement en termes de programmation artistique, mais aussi en matière professionnelle. J'insiste sur un point fondamental : si Cannes attire environ 100 000 personnes pendant deux semaines, dont 40 000 sont accréditées, c'est parce que les gens viennent du monde entier pour y travailler. Parmi ces professionnels, il y a de plus en plus d'asiatiques, notamment de Chinois, ainsi que l'a souligné Pierre Lescure. Pour notre part, notre objectif est moins d'aller en Chine – nous y allons et nous y avons de bonnes relations – que de faire venir les nouveaux professionnels chinois et, plus largement, asiatiques. En Chine, le cinéma est devenu la grande affaire des classes moyennes, et ce sont des centaines de salles qui ouvrent chaque semaine. Pendant de nombreuses années, nous avons peut-être eu tendance à cacher le marché du film, au motif que les aspects économiques et industriels n'étaient pas aussi nobles que ce qui touchait aux auteurs et aux stars.

La sélection officielle comprend cinquante à soixante films : la vingtaine de films en compétition auxquels s'ajoutent la section « Un Certain Regard » – qui est celle des découvertes, des oeuvres et des auteurs en devenir – et les films hors compétition projetés lors des séances spéciales, des séances de minuit ou des cérémonies d'ouverture et de clôture. En comparaison, des festivals tels que Berlin ou Toronto – qui ne sont plus vraiment nos concurrents – programment 200 à 300 films. Cannes se caractérise donc par la distinction, d'où l'importance de la sélection aux yeux des producteurs du monde entier.

À l'heure où je vous parle, nous sommes en pleine phase de sélection. Bien évidemment, si je savais quoi que ce soit, je ne vous le dirais pas ! Mais je ne sais pas encore grand-chose : un tiers de la sélection tout au plus est définitivement arrêtée. Tout se décide dans les deux dernières semaines, c'est-à-dire entre aujourd'hui et le 16 avril. Plus de 1 800 longs métrages ont été inscrits, et nous les visionnons jusqu'au dernier moment. Le grand principe du festival, qui relève d'une sorte de « démocratie cannoise », est le suivant : quiconque sur Terre a réalisé un long métrage, c'est-à-dire un film d'une durée supérieure à une heure – rien n'empêche aujourd'hui de le faire avec un smartphone –, peut le présenter à la sélection. Ce film sera vu, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu'il sera retenu. On nous reproche d'ailleurs assez souvent de choisir les mêmes auteurs, ce qui n'a pourtant rien d'anormal : les grands auteurs font les grands films. Ainsi, les journalistes nous demandent fréquemment, pour nous moquer : « À quoi cela vous sert-il de regarder 1 800 films puisque vous sélectionnerez, au bout du compte, les films de Lars von Trier, d'Emir Kusturica, de Ken Loach ou des frères Coen ? ».

À ce propos, les frères Coen sont cette année les présidents du jury. Pour la première fois dans l'histoire du festival, la présidence sera ainsi occupée par deux personnes, qui ont chacune demandé à disposer d'une voix – les intéressés m'ont d'ailleurs précisé qu'ils avaient bien l'intention de se disputer au moment des délibérations ! Ainsi que vous l'avez rappelé, monsieur le président, nous célébrons cette année le 120e anniversaire de la naissance du cinématographe. Or les frères Coen ne sont pas sans rappeler les frères Lumière ! Comme vous le voyez, le festival a toujours un pied dans le passé et l'autre dans l'avenir.

Cannes, ce sont des films d'auteur. Pour certains cette expression a une connotation péjorative : qui dit films d'auteur, dit films ennuyeux. Or il n'en est rien. Un certain nombre de films qui sont devenus des grands classiques n'ont pas nécessairement été salués par les hourras du public au moment où ils ont été présentés. N'oublions pas que Fellini a été sifflé lorsqu'il a reçu la Palme d'or pour La Dolce Vita. Cannes, c'est aussi sa marque, est un festival d'art cinématographique : notre rôle est de mettre en valeur les nouvelles écritures, les nouvelles formes, les nouvelles inventions visuelles de l'époque. Le festival est chaque année une sorte de photographie de l'art du cinéma, à la fois éphémère et durable, quand on additionne les années.

Troisième pilier : le « glamour », avec le tapis rouge, les stars et les marques. Quelqu'un nous a dit récemment : « Pendant le festival, la Croisette, c'est la quinzaine commerciale ! » Eh bien, heureusement ! Heureusement que la Croisette est couverte de publicités pour des films ou des marques ! Heureusement que les grands hôtels ornent leurs façades de panneaux publicitaires pour les films ! Cela signifie que le festival attire des annonceurs et qu'il est en bonne santé. Quand les aciéries de Lorraine fumaient, ce n'était pas beau, mais cela voulait dire qu'il y avait du travail. Quand elles ont cessé de fumer, c'est qu'il n'y avait plus de travail. De la même manière, lorsqu'il n'y aura plus de panneaux qui mangent toutes les fenêtres du Carlton, cela indiquera que Cannes n'est plus le lieu où il faut se montrer et acheter de la publicité – de l'advertising, comme disent les Américains. Les partenariats et la présence des studios font la bonne santé du festival. Même si certaines marques sont parfois très présentes, elles nous sont très utiles, d'abord pour nos finances, mais aussi parce qu'elles sont le signe que Cannes reste « the place to be ».

Ainsi que l'a rappelé Pierre Lescure, nous avons de bonnes relations avec les Américains. Lorsque j'ai commencé à travailler pour le festival il y a un peu plus de dix ans, Gilles Jacob m'a dit : « Il faut faire revenir Hollywood à Cannes ». Et nous y sommes parvenus. Nous avons d'ailleurs annoncé il y a quelques jours la projection du nouvel opus de Mad Max, qui est réalisé par un cinéaste australien, mais produit par la Warner. Or, quand la Warner débarque à Cannes, c'est avec plusieurs dizaines de personnes et avec un budget de 3 à 4 millions d'euros pour trois jours de présence.

Quatrième pilier : la presse et les médias. Il s'agit, d'abord, des critiques de cinéma. Cannes est l'un des lieux où la liberté d'expression est la plus grande, où la possibilité de parler de cinéma est la plus importante au monde. Et c'est non seulement une question de nombre, mais aussi de force et de qualité. Par exemple, les journalistes du New York Times ont plus d'espace pour publier des articles sur le cinéma au moment du festival que pendant le reste de l'année. En outre, les photographes qui seront au bord du tapis rouge à dix-neuf heures pour Mad Max seront encore là à vingt-deux heures pour un film tourné en Corée ou à Singapour. À Cannes, il y a une sorte d'égalité devant la sanction des médias, de la critique et du palmarès.

La presse et les médias, ce sont, ensuite, les journalistes qui viennent pour faire de l'image et de l'antenne au profit non seulement des films – ce qui importe le plus à nos yeux –mais aussi du festival lui-même, de la ville de Cannes et de la France. Cannes, nous en sommes conscients, est un fleuron français : pendant deux semaines, des personnes viennent du monde entier, oubliant presque qui elles sont, pour faire en sorte, chacune à leur manière, que ce festival reste le plus grand événement culturel mondial.

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