Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 7 avril 2015 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je commencerai par l'Ukraine, dont, comme vous, je recevrai demain le ministre des affaires étrangères. Depuis la signature de l'accord de Minsk et grâce à cet accord, des avancées ont eu lieu. Alors que, précédemment, la tension ne cessait de monter, c'est maintenant l'inverse ; même si, malheureusement, des vies continuent d'être perdues, l'intensité des tirs a baissé ; des prisonniers ont été libérés par les deux camps. Sur le moment, un résultat encourageant a donc été constaté, montrant que la volonté politique peut avoir des effets. Mais la situation sur le terrain est préoccupante : le nombre de violations du cessez-le-feu est voisin de celui de début février et, selon les observateurs de l'OSCE, le retrait des armes lourdes n'est pas total.

Deux réunions du mécanisme de suivi de l'accord ont eu lieu, au niveau des vice-ministres des affaires étrangères ou des directeurs politiques : à Berlin, le 6 mars, puis à Paris, le 25 mars. Cette deuxième réunion ne s'est pas mal passée. La France soutient les efforts de l'Ukraine tendant à mettre en oeuvre le volet politique de l'accord de Minsk. Des progrès ont eu lieu, mais des difficultés subsistent. Dans une logique pure, l'intégrité de l'Ukraine devrait être reconnue et protégée quoi qu'il en soit ; mais, étant donné ce qu'était le rapport des forces au moment de la signature de l'accord de Minsk, M. Porochenko a dû faire une concession. Or cette concession n'est pas respectée dans la loi adoptée par la Rada, selon laquelle les élections locales n'auront lieu du Donbass qu'une fois les séparatistes évacués. Ce ne sont pas les termes convenus dans l'accord de Minsk. C'est un problème dont il faut parler.

Nous essayons par ailleurs de faire en sorte que l'on fournisse à l'OSCE le soutien supplémentaire en personnel, équipement et financement qu'elle demande, puisqu'elle seule peut vérifier le respect du cessez-le-feu – mais pour cela les séparatistes doivent arrêter d'entraver son action.

Pour ce qui est des sanctions, la position de la France, rejointe par ses partenaires européens, est qu'il convient de maintenir la pression sur la Russie mais de ne pas agir à contretemps en les alourdissant. L'alternative posée à M. Poutine est donc que les sanctions seront allégées si l'accord de Minsk est mis en oeuvre mais alourdies si la Russie et les séparatistes ne respectent pas l'accord, notamment s'ils attaquent la région de Marioupol.

L'accord de Minsk n'est pas parfait mais il doit être respecté et appliqué. Certains considèrent qu'il fait la part belle à la Russie. Je rappelle à cet égard que l'accord contient un volet sécuritaire – le cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes – et un volet politique –l'appel au dialogue sans lequel il ne peut y avoir de solution politique à la crise – et qu'il a aussi pour épine dorsale la souveraineté de l'Ukraine, puisqu'il prévoit explicitement le contrôle du gouvernement ukrainien sur la frontière. L'objectif de souveraineté de l'Ukraine est le minimum minimorum, mais nous en sommes très loin.

Pronostiquer l'évolution de la situation est difficile. Selon moi, il ne se passera pas grand-chose avant les 9 et 10 mai, journées de célébrations de l'engagement de la Russie dans la Deuxième guerre mondiale auxquelles le président Poutine souhaite une présence importante de personnalités étrangères.

La France doit rester sur sa ligne : nous voulons l'application équitable de l'accord de Minsk et le renforcement de la mission d'observation de l'OSCE. Tous doivent respecter leurs engagements : les séparatistes ukrainiens et les Russes mais aussi le président Porochenko, qui est malheureusement dans une position difficile dans une Ukraine où l'on assiste à la montée de partis et de forces virulemment antirusses. On l'aura compris, la situation n'est pas très favorable à l'apaisement.

J'en viens au Yémen, où la situation humanitaire est très dégradée. On compte déjà 600 morts et de très nombreuses personnes déplacées dans ce petit pays où l'Iran et l'Arabie saoudite, puissances régionales, se livrent une guerre par procuration. La rébellion houthiste a poussé son avantage sous influence iranienne. L'ONU a fait ce qu'elle devait faire, sans aucun effet, et un coup de force a eu lieu contre le président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui a dû se réfugier à Aden. Une coalition menée par l'Arabie saoudite a été constituée à la demande du président Hadi pour lutter contre les houthistes qui tendent à s'emparer du Sud du pays. La France soutient l'initiative consistant à rétablir le pouvoir légal mais ne souhaite pas être partie à tous les conflits qui se déroulent dans le monde.

Ces troubles se déroulant dans le contexte des négociations sur le dossier nucléaire iranien, on note un double signal. Les États de la région signifient à l'Iran que le projet d'accord n'est pas un chèque en blanc, ce pourquoi le sommet de la Ligue arabe a annoncé la création d'une force arabe conjointe, dont on ne sait si elle verra le jour. Symétriquement, l'Iran signifie au monde que ce n'est pas parce qu'il négocie le dossier nucléaire que sa politique extérieure en est et en sera modifiée.

Sur place, les forces loyales au président Hadi n'étant pas très solides, il a dû fuir le pays. À Aden, où les combats font rage et où les Saoudiens ont autorisé l'intervention du Comité international de la Croix-Rouge, ceux qui tirent les marrons du feu sont les terroristes d'Al Qaeda. La solution ne pouvant être, une fois de plus, que politique, nous avons appelé au dialogue toutes les forces qui soutiennent les houthis. Je me suis entretenu avec Ban Ki-moon, qui va désigner un nouveau médiateur chargé de reprendre les consultations avec le Conseil de coopération du Golfe, les Nations Unies et, le cas échéant, l'Iran ; des discussions ont eu lieu à New York ce week-end. Nous avons organisé, dimanche, l'évacuation du Yémen de 58 ressortissants français et étrangers. Nous avons relocalisé notre ambassade à Djeddah – tout le monde quitte le Yémen, où toutes les puissances régionales s'affrontent et où nous militons en faveur d'une solution politique.

L'Iran, maintenant. Au terme de bon nombre de nuits blanches à Lausanne, le commentaire est celui que vous savez : il y a des avancées, mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Ce n'est pas que l'on n'ait pas discuté de tout, et longuement ; c'est que l'on ne s'est pas mis d'accord sur tout. Aussi, je ne suis pas certain que l'accord sur le programme nucléaire iranien aboutira. Nous disposons maintenant de deux instruments. Le premier est la déclaration commune de l'Iran et des Six, qui va dans le bon sens. Le second est un document au statut particulier : un relevé de décisions auquel on peut faire référence mais que l'on ne peut rendre public. Les parties à un accord n'étant liées que si un texte officiel est rendu public, nous avons pris l'engagement qu'en l'état les points clefs sur lesquels portent l'accord cadre ne seraient pas publiés. Les sujets principaux sont l'enrichissement de l'uranium, les centrifugeuses, les sites, la transparence et les sanctions.

Pour l'enrichissement de l'uranium, le problème évident est que le même outil servant aux usages civil et militaire de l'énergie nucléaire, il faudra distinguer des éléments difficilement sécables.

Il y a, en théorie, 19 000 centrifugeuses en Iran, mais 9 000 seulement sont en activité. Il est prévu dans l'accord-cadre que 5 060 fonctionneront effectivement, et qu'un millier resteront stockées dans les installations souterraines de Fordow sans servir à enrichir l'uranium – mais elles peuvent être réactivées. Si l'on se réfère au nombre de centrifugeuses en état d'enrichir l'uranium au début du processus, l'accord est positif. Le texte prévoit en effet plusieurs échéances – à 10 ans, 12 ans, 13 ans, 15 ans, 25 ans – assorties d'obligations différentes. Mais il reste à déterminer quel niveau de recherche-développement permettre.

L'Iran dispose d'un stock d'uranium d'environ 8 tonnes. Il s'est engagé à ne garder que 300 kg d'uranium enrichi à 3,6 %, destiné à l'utilisation civile, et non l'uranium enrichi à 20 %. Outre cela, ce stock d'uranium faiblement enrichi sera soit conservé sur le sol iranien sous forme diluée, soit exporté vers la Russie qui l'entreposera. S'agissant de l'uranium, l'accord est donc positif.

Devait aussi être traitée la question des trois sites sensibles iraniens – Arak, Fordow et Natanz. Pour le réacteur d'Arak, dangereux car on peut y produire du plutonium, on peut considérer que les choses sont réglées, l'Iran ayant accepté d'en limiter l'usage à la recherche et à la production de radio-isotopes médicaux. Selon l'accord, les centrifugeuses maintenues opérationnelles en Iran seront à Natanz. Le site de Fordow pose problème car il est très profondément enterré. Aussi le stock entreposé en ce lieu doit-il être le plus faible possible.

Aussi la transparence est-elle décisive : l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) pourra-t-elle, à l'improviste, inspecter tous les sites et interroger tous ceux qu'il convient ? La France a fourni une liste des personnes qui ont à voir avec le programme nucléaire iranien et qui devraient recevoir des visites inopinées de l'AIEA ; les Iraniens n'y ont pas encore répondu. Il faut pourtant être sûr, par ce moyen, que le programme nucléaire de l'Iran ne comporte pas une possible dimension militaire.

Les sanctions sont de plusieurs types. Celles infligées par le Conseil de sécurité sont relatives à la non-prolifération nucléaire. S'y ajoutent les sanctions d'ordre économique décidées unilatéralement par les États-Unis d'une part, l'Union européenne d'autre part. Les questions du rythme de levée des sanctions et de leur rétablissement si l'Iran ne satisfaisait pas à ses obligations demeurent irrésolues. L'attitude des Iraniens est très dure : pour eux, la levée des sanctions doit être immédiate, et si l'on parle de les rétablir, il n'est plus d'accord possible. Russes et Chinois ont une position intermédiaire : ils jugent nécessaire que les sanctions puissent être rétablies mais disent qu'ils se serviront de leur droit de veto s'ils estiment devoir le faire. Jugeant que le rétablissement des sanctions doit être automatique, nous avons proposé un dispositif permettant à la fois cette automaticité et le respect du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité : on suspendrait les sanctions, et cette suspension serait automatiquement renouvelée tous les six mois. Dans ce schéma, le veto serait opposé à la suspension des sanctions. Nous n'en sommes pas là pour le moment. Mais les sanctions font office de juge de paix, et ce point très compliqué de la négociation demande encore beaucoup de travail.

Que se passera-il maintenant ? Normalement, l'accord définitif sera signé d'ici fin juin. Quelles sont les chances qu'il en aille ainsi ? Les réactions, du côté iranien, sont modérées; il n'y a donc pas de difficultés à prévoir dans l'immédiat de ce côté. Les choses seront beaucoup plus compliquées aux États-Unis, où le Congrès peut demander l'organisation d'un vote sur l'accord-cadre conclu à Lausanne. J'ignore donc ce qui va s'ensuivre.

J'en viens à la réaction israélienne à l'accord-cadre. La France, pays indépendant, agit en faveur de la lutte contre la prolifération nucléaire et pour la paix et la sécurité internationales. Le programme nucléaire iranien est certes une question importante pour Israël, mais elle l'est aussi pour tous les pays de la région. Si l'accord conclu n'est pas perçu comme solide, si ces pays ne se sentent pas correctement protégés, il y aura prolifération nucléaire ; voilà le grave danger qu'il faut écarter.

La signature de l'accord global garantit-elle que l'Iran n'aura jamais de bombe nucléaire ? Le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, me l'a dit, l'Iran veut obtenir le statut du Japon, pays qui est à l'état du « seuil nucléaire» : il pourrait fabriquer une arme nucléaire en quelques semaines. La difficulté tient aux différences entre ces deux pays – ce qui n'empêche pas que l'Iran a parfaitement le droit de se doter d'un programme nucléaire civil. La France sera constructive et vigilante. Il faut un accord plutôt qu'un affrontement, mais un accord n'est soutenable que si des garanties sont obtenues.

Voilà où nous en sommes.

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