Audition de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international sur :
• les négociations avec l'Iran ;
• la situation au Yémen ;
• la situation en Ukraine.
La séance est ouverte à seize heures trente.
Nous accueillons le ministre des affaires étrangères pour une audition fermée à la presse.
Dans les négociations avec l'Iran, qui se sont poursuivies à Lausanne au-delà de la date butoir du 31 mars, une étape importante a été franchie, jeudi dernier, grâce à un accord de principe sur les principaux paramètres de l'accord global qui doit être conclu avant la fin du mois de juin. Pouvez-vous nous présenter les grands équilibres de l'accord de Lausanne ? Nous avons compris qu'il restait du chemin à parcourir, au plan technique et sur certaines questions de portée plus générale, en particulier les contrôles et les sanctions ; pouvez-vous nous en dire davantage sur ces différents sujets ? Sur quels volets vous attendez-vous à rencontrer le plus de difficultés ? Les Américains ont annoncé qu'ils organiseraient prochainement une conférence à Camp David avec les dirigeants des monarchies du Golfe ; à ce stade, comment percevez-vous leur réaction à l'accord de Lausanne ? On sait d'autre part qu'Israël, considérant que l'accord-cadre ne garantit pas sa sécurité, demande qu'il soit rejeté ou profondément modifié, et l'on a entendu un de ses responsables dire que l'option militaire « est toujours sur la table ».
La situation au Yémen est un autre sujet majeur de préoccupation. Le mouvement houthiste, longtemps confiné au Nord du pays, est parvenu à prendre le contrôle de la capitale, Sanaa, au mois de septembre dernier, avant de progresser dans le Sud jusqu'à Aden. Le processus de transition qui s'était engagé en 2011 sous l'égide du Conseil de coopération du Golfe et de l'Organisation des Nations Unies (ONU) a longtemps été considéré comme un modèle au regard du déroulement des autres « révolutions arabes ». Comment analysez-vous les causes de son échec ? Quelles leçons peut-on en tirer ?
Malgré les frappes conduites depuis une dizaine de jours par la coalition qui s'est constituée autour de l'Arabie saoudite afin de contrer l'offensive des Houthis, ces derniers n'ont pas reculé, tant s'en faut, entrant dans Aden où la situation humanitaire est décrite comme très dégradée. Pouvez-vous faire le point de la situation ? Au Yémen comme ailleurs, il n'y a pas d'autre issue qu'une solution politique. Les négociations pourront-elles être relancées ? Que pouvez-vous nous dire des initiatives en cours au Conseil de sécurité ? Des pays de la région, le sultanat d'Oman en particulier, peuvent-ils jouer un rôle de médiation ?
Nous aimerions enfin vous entendre faire le point sur l'application de l'accord de Minsk. Le mécanisme de suivi s'est réuni pour la deuxième fois à Paris le 25 mars ; le cessez-le-feu est-il respecté ? Il semble que les observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ne puissent accéder à une partie de la zone contrôlée par les séparatistes et que l'aéroport de Donetsk et la région proche de Marioupol soient encore des théâtres de combats. Où en est le retrait des armes lourdes ? Qu'en est-il du dialogue politique entre les parties ? La Rada ukrainienne a adopté, le 17 mars, une loi sur le statut spécial du Donbass et les élections dans cette zone tenue par les séparatistes. Moscou conteste le bien-fondé de ce texte et pourrait en tirer prétexte pour accuser Kiev de ne pas tenir ses engagements. Quelle est votre analyse ? La Russie a-t-elle vraiment cessé de soutenir les séparatistes et s'emploie-t-elle à persuader les séparatistes d'appliquer les accords ? Les États-Unis observent nos efforts avec un certain scepticisme, pour ne pas dire davantage, et le Congrès accentue sa pression en faveur de nouvelles sanctions et de livraisons d'armes létales à l'Ukraine ; nous avons reçu la semaine dernière une délégation de parlementaires américains, majoritairement républicains, très fermes à ce sujet. Qu'en est-il exactement ? L'unité des Européens sera-t-elle préservée ?
J'informe nos collègues que je recevrais demain M. Pavlo Klimkin, ministre des affaires étrangères ukrainien ; que M. Alexeï Pouchkov, mon homologue à la Douma d'État de la Fédération de Russie, sera reçu par la commission dans le cadre d'un petit-déjeuner le 15 avril et que je compte lui proposer de revenir d'ici peu pour une audition ; enfin, que Mme Hanna Hopko, présidente de la commission des affaires étrangères d'Ukraine, a accepté avec enthousiasme, selon notre ambassadeur à Kiev, l'invitation que je lui ai faite de venir également s'exprimer devant nous.
Je commencerai par l'Ukraine, dont, comme vous, je recevrai demain le ministre des affaires étrangères. Depuis la signature de l'accord de Minsk et grâce à cet accord, des avancées ont eu lieu. Alors que, précédemment, la tension ne cessait de monter, c'est maintenant l'inverse ; même si, malheureusement, des vies continuent d'être perdues, l'intensité des tirs a baissé ; des prisonniers ont été libérés par les deux camps. Sur le moment, un résultat encourageant a donc été constaté, montrant que la volonté politique peut avoir des effets. Mais la situation sur le terrain est préoccupante : le nombre de violations du cessez-le-feu est voisin de celui de début février et, selon les observateurs de l'OSCE, le retrait des armes lourdes n'est pas total.
Deux réunions du mécanisme de suivi de l'accord ont eu lieu, au niveau des vice-ministres des affaires étrangères ou des directeurs politiques : à Berlin, le 6 mars, puis à Paris, le 25 mars. Cette deuxième réunion ne s'est pas mal passée. La France soutient les efforts de l'Ukraine tendant à mettre en oeuvre le volet politique de l'accord de Minsk. Des progrès ont eu lieu, mais des difficultés subsistent. Dans une logique pure, l'intégrité de l'Ukraine devrait être reconnue et protégée quoi qu'il en soit ; mais, étant donné ce qu'était le rapport des forces au moment de la signature de l'accord de Minsk, M. Porochenko a dû faire une concession. Or cette concession n'est pas respectée dans la loi adoptée par la Rada, selon laquelle les élections locales n'auront lieu du Donbass qu'une fois les séparatistes évacués. Ce ne sont pas les termes convenus dans l'accord de Minsk. C'est un problème dont il faut parler.
Nous essayons par ailleurs de faire en sorte que l'on fournisse à l'OSCE le soutien supplémentaire en personnel, équipement et financement qu'elle demande, puisqu'elle seule peut vérifier le respect du cessez-le-feu – mais pour cela les séparatistes doivent arrêter d'entraver son action.
Pour ce qui est des sanctions, la position de la France, rejointe par ses partenaires européens, est qu'il convient de maintenir la pression sur la Russie mais de ne pas agir à contretemps en les alourdissant. L'alternative posée à M. Poutine est donc que les sanctions seront allégées si l'accord de Minsk est mis en oeuvre mais alourdies si la Russie et les séparatistes ne respectent pas l'accord, notamment s'ils attaquent la région de Marioupol.
L'accord de Minsk n'est pas parfait mais il doit être respecté et appliqué. Certains considèrent qu'il fait la part belle à la Russie. Je rappelle à cet égard que l'accord contient un volet sécuritaire – le cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes – et un volet politique –l'appel au dialogue sans lequel il ne peut y avoir de solution politique à la crise – et qu'il a aussi pour épine dorsale la souveraineté de l'Ukraine, puisqu'il prévoit explicitement le contrôle du gouvernement ukrainien sur la frontière. L'objectif de souveraineté de l'Ukraine est le minimum minimorum, mais nous en sommes très loin.
Pronostiquer l'évolution de la situation est difficile. Selon moi, il ne se passera pas grand-chose avant les 9 et 10 mai, journées de célébrations de l'engagement de la Russie dans la Deuxième guerre mondiale auxquelles le président Poutine souhaite une présence importante de personnalités étrangères.
La France doit rester sur sa ligne : nous voulons l'application équitable de l'accord de Minsk et le renforcement de la mission d'observation de l'OSCE. Tous doivent respecter leurs engagements : les séparatistes ukrainiens et les Russes mais aussi le président Porochenko, qui est malheureusement dans une position difficile dans une Ukraine où l'on assiste à la montée de partis et de forces virulemment antirusses. On l'aura compris, la situation n'est pas très favorable à l'apaisement.
J'en viens au Yémen, où la situation humanitaire est très dégradée. On compte déjà 600 morts et de très nombreuses personnes déplacées dans ce petit pays où l'Iran et l'Arabie saoudite, puissances régionales, se livrent une guerre par procuration. La rébellion houthiste a poussé son avantage sous influence iranienne. L'ONU a fait ce qu'elle devait faire, sans aucun effet, et un coup de force a eu lieu contre le président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui a dû se réfugier à Aden. Une coalition menée par l'Arabie saoudite a été constituée à la demande du président Hadi pour lutter contre les houthistes qui tendent à s'emparer du Sud du pays. La France soutient l'initiative consistant à rétablir le pouvoir légal mais ne souhaite pas être partie à tous les conflits qui se déroulent dans le monde.
Ces troubles se déroulant dans le contexte des négociations sur le dossier nucléaire iranien, on note un double signal. Les États de la région signifient à l'Iran que le projet d'accord n'est pas un chèque en blanc, ce pourquoi le sommet de la Ligue arabe a annoncé la création d'une force arabe conjointe, dont on ne sait si elle verra le jour. Symétriquement, l'Iran signifie au monde que ce n'est pas parce qu'il négocie le dossier nucléaire que sa politique extérieure en est et en sera modifiée.
Sur place, les forces loyales au président Hadi n'étant pas très solides, il a dû fuir le pays. À Aden, où les combats font rage et où les Saoudiens ont autorisé l'intervention du Comité international de la Croix-Rouge, ceux qui tirent les marrons du feu sont les terroristes d'Al Qaeda. La solution ne pouvant être, une fois de plus, que politique, nous avons appelé au dialogue toutes les forces qui soutiennent les houthis. Je me suis entretenu avec Ban Ki-moon, qui va désigner un nouveau médiateur chargé de reprendre les consultations avec le Conseil de coopération du Golfe, les Nations Unies et, le cas échéant, l'Iran ; des discussions ont eu lieu à New York ce week-end. Nous avons organisé, dimanche, l'évacuation du Yémen de 58 ressortissants français et étrangers. Nous avons relocalisé notre ambassade à Djeddah – tout le monde quitte le Yémen, où toutes les puissances régionales s'affrontent et où nous militons en faveur d'une solution politique.
L'Iran, maintenant. Au terme de bon nombre de nuits blanches à Lausanne, le commentaire est celui que vous savez : il y a des avancées, mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Ce n'est pas que l'on n'ait pas discuté de tout, et longuement ; c'est que l'on ne s'est pas mis d'accord sur tout. Aussi, je ne suis pas certain que l'accord sur le programme nucléaire iranien aboutira. Nous disposons maintenant de deux instruments. Le premier est la déclaration commune de l'Iran et des Six, qui va dans le bon sens. Le second est un document au statut particulier : un relevé de décisions auquel on peut faire référence mais que l'on ne peut rendre public. Les parties à un accord n'étant liées que si un texte officiel est rendu public, nous avons pris l'engagement qu'en l'état les points clefs sur lesquels portent l'accord cadre ne seraient pas publiés. Les sujets principaux sont l'enrichissement de l'uranium, les centrifugeuses, les sites, la transparence et les sanctions.
Pour l'enrichissement de l'uranium, le problème évident est que le même outil servant aux usages civil et militaire de l'énergie nucléaire, il faudra distinguer des éléments difficilement sécables.
Il y a, en théorie, 19 000 centrifugeuses en Iran, mais 9 000 seulement sont en activité. Il est prévu dans l'accord-cadre que 5 060 fonctionneront effectivement, et qu'un millier resteront stockées dans les installations souterraines de Fordow sans servir à enrichir l'uranium – mais elles peuvent être réactivées. Si l'on se réfère au nombre de centrifugeuses en état d'enrichir l'uranium au début du processus, l'accord est positif. Le texte prévoit en effet plusieurs échéances – à 10 ans, 12 ans, 13 ans, 15 ans, 25 ans – assorties d'obligations différentes. Mais il reste à déterminer quel niveau de recherche-développement permettre.
L'Iran dispose d'un stock d'uranium d'environ 8 tonnes. Il s'est engagé à ne garder que 300 kg d'uranium enrichi à 3,6 %, destiné à l'utilisation civile, et non l'uranium enrichi à 20 %. Outre cela, ce stock d'uranium faiblement enrichi sera soit conservé sur le sol iranien sous forme diluée, soit exporté vers la Russie qui l'entreposera. S'agissant de l'uranium, l'accord est donc positif.
Devait aussi être traitée la question des trois sites sensibles iraniens – Arak, Fordow et Natanz. Pour le réacteur d'Arak, dangereux car on peut y produire du plutonium, on peut considérer que les choses sont réglées, l'Iran ayant accepté d'en limiter l'usage à la recherche et à la production de radio-isotopes médicaux. Selon l'accord, les centrifugeuses maintenues opérationnelles en Iran seront à Natanz. Le site de Fordow pose problème car il est très profondément enterré. Aussi le stock entreposé en ce lieu doit-il être le plus faible possible.
Aussi la transparence est-elle décisive : l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) pourra-t-elle, à l'improviste, inspecter tous les sites et interroger tous ceux qu'il convient ? La France a fourni une liste des personnes qui ont à voir avec le programme nucléaire iranien et qui devraient recevoir des visites inopinées de l'AIEA ; les Iraniens n'y ont pas encore répondu. Il faut pourtant être sûr, par ce moyen, que le programme nucléaire de l'Iran ne comporte pas une possible dimension militaire.
Les sanctions sont de plusieurs types. Celles infligées par le Conseil de sécurité sont relatives à la non-prolifération nucléaire. S'y ajoutent les sanctions d'ordre économique décidées unilatéralement par les États-Unis d'une part, l'Union européenne d'autre part. Les questions du rythme de levée des sanctions et de leur rétablissement si l'Iran ne satisfaisait pas à ses obligations demeurent irrésolues. L'attitude des Iraniens est très dure : pour eux, la levée des sanctions doit être immédiate, et si l'on parle de les rétablir, il n'est plus d'accord possible. Russes et Chinois ont une position intermédiaire : ils jugent nécessaire que les sanctions puissent être rétablies mais disent qu'ils se serviront de leur droit de veto s'ils estiment devoir le faire. Jugeant que le rétablissement des sanctions doit être automatique, nous avons proposé un dispositif permettant à la fois cette automaticité et le respect du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité : on suspendrait les sanctions, et cette suspension serait automatiquement renouvelée tous les six mois. Dans ce schéma, le veto serait opposé à la suspension des sanctions. Nous n'en sommes pas là pour le moment. Mais les sanctions font office de juge de paix, et ce point très compliqué de la négociation demande encore beaucoup de travail.
Que se passera-il maintenant ? Normalement, l'accord définitif sera signé d'ici fin juin. Quelles sont les chances qu'il en aille ainsi ? Les réactions, du côté iranien, sont modérées; il n'y a donc pas de difficultés à prévoir dans l'immédiat de ce côté. Les choses seront beaucoup plus compliquées aux États-Unis, où le Congrès peut demander l'organisation d'un vote sur l'accord-cadre conclu à Lausanne. J'ignore donc ce qui va s'ensuivre.
J'en viens à la réaction israélienne à l'accord-cadre. La France, pays indépendant, agit en faveur de la lutte contre la prolifération nucléaire et pour la paix et la sécurité internationales. Le programme nucléaire iranien est certes une question importante pour Israël, mais elle l'est aussi pour tous les pays de la région. Si l'accord conclu n'est pas perçu comme solide, si ces pays ne se sentent pas correctement protégés, il y aura prolifération nucléaire ; voilà le grave danger qu'il faut écarter.
La signature de l'accord global garantit-elle que l'Iran n'aura jamais de bombe nucléaire ? Le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, me l'a dit, l'Iran veut obtenir le statut du Japon, pays qui est à l'état du « seuil nucléaire» : il pourrait fabriquer une arme nucléaire en quelques semaines. La difficulté tient aux différences entre ces deux pays – ce qui n'empêche pas que l'Iran a parfaitement le droit de se doter d'un programme nucléaire civil. La France sera constructive et vigilante. Il faut un accord plutôt qu'un affrontement, mais un accord n'est soutenable que si des garanties sont obtenues.
Voilà où nous en sommes.
Vous avez, monsieur le ministre, déjà répondu à la question que je comptais vous poser sur les complications que peuvent provoquer les relations entre le Président Obama et le Congrès américain.
L'application de l'accord de Minsk n'est-elle pas compliquée par les divergences politiques entre le président et le premier ministre ? Je me félicite de la conclusion de l'accord-cadre avec l'Iran, mais elle suscite des réactions très contrastées ; comment expliquez-vous l'importante inflexion de la politique américaine ?
Tout le monde se félicite que l'on soit parvenu à un accord-cadre avec l'Iran, mais la question de la transparence reste pendante. Tout au long des discussions, les négociateurs étaient en relation avec les inspecteurs de l'AIEA ; or la fluctuation du nombre annoncé des centrifugeuses iraniennes ne laisse pas d'intriguer puisqu'on a longtemps laissé courir le bruit qu'elles étaient 18 000, une base de départ très différente des 9 000 dont vous avez parlé. On comprend que l'affichage soit important pour l'Iran, mais l'on ne peut manquer de s'interroger. Que penser des travaux de l'AIEA, dans le passé et à l'avenir ?
J'ai apprécié, monsieur le ministre, votre présentation équilibrée des problèmes d'application de l'accord de Minsk, application que les visions politiques différentes de MM. Porochenko et Iatseniouk ne facilitent pas. Le 9 mai prochain, la France, est invitée, comme d'autres pays européens, à participer aux cérémonies commémoratives organisées à Moscou. N'est-ce pas une erreur que de ne pas y assister ? Devons-nous en permanence nous aligner sur la position des États baltes, des Britanniques et des Polonais à ce sujet ? La Chancelière Angela Merkel sera en Russie le 10 mai ; la France devrait, elle aussi, être présente.
Je ferai partie, demain, d'une délégation d'une quinzaine de parlementaires à Moscou, où nous rencontrerons des représentants d'entreprises françaises, qui sont parmi les plus frappées par l'impact négatif du boycott. Je vous sais attentif à ce sujet et je vous en sais gré. Le temps n'est-il pas venu de faire le bilan de sanctions qui ont une incidence beaucoup plus forte pour nos entreprises – « l'effet BNP-Paribas » les incitant à une extrême prudence – que pour celles d'autres pays européens et que pour les entreprises américaines ?
Dans un tout autre domaine, les parlementaires doivent avoir accès aux télégrammes diplomatiques. Ce n'est toujours pas le cas, en dépit de demandes réitérées auprès de vos services, contrairement à ce qui vaut pour les administrateurs de l'Assemblée nationale. C'est humiliant pour les députés.
Le président Obama a salué « une entente historique » entre l'Occident et l'Iran et, dans un registre moins flamboyant, la France s'est également réjouie de l'accord-cadre. Les objectifs visés sont, d'une part, d'empêcher la prolifération nucléaire, d'autre part de freiner l'expansionnisme iranien. L'ancien physicien nucléaire que je suis juge que l'accord va dans le bon sens mais reste fragile et sur le plan technique et sur le plan politique. Les Iraniens voulant conserver une capacité de recherche-développement, quelles chances a-t-on de brider la centrifugation ? D'autre part, à supposer qu'il aboutisse en juin, l'accord donnera-t-il un signal suffisamment fort à d'autres pays de la région et du monde pour les dissuader de se lancer dans la même aventure et de menacer à leur tour le respect du principe de la non-prolifération nucléaire?
Dans ce dossier comme pour ce qui concerne la Syrie, la diplomatie américaine semble malheureusement hésitante et, très souvent, l'expression du Président Obama et celle du Congrès diffèrent ; dans le même temps, le camp iranien semble beaucoup plus homogène et décidé. D'autre part, entre ceux pour qui mieux vaut un accord même mauvais qu'aucun accord, et ceux, tel Israël, pour qui mieux vaut aucun accord plutôt qu'un mauvais accord, de quels appuis la France peut-elle se prévaloir autre que celui de la Chine ? La position européenne ne me paraît pas suffisamment claire.
Nous partageons, monsieur le ministre, votre approche au sujet des garanties. Si l'accord est confirmé en juin, quel impact aura, selon vous, le retour de l'Iran sur la scène politique internationale dans la lutte contre l'islamisme sunnite dans la région ?
Mon collègue Pierre Lellouche et moi-même, qui revenons d'Afrique de l'Ouest, avons constaté le blocage de la situation au Mali en dépit de l'accord d'Alger. Comment s'explique cette situation, et comment la débloquer ? Sur un autre plan, pourrait-on mettre fin à la navrante diplomatie d'opérette à laquelle M. Bernard-Henri Lévy, qui vient d'être reçu à l'Elysée avec une délégation kurde, se livre à répétition ? (Nombreux signes d'assentiment)
Je vous remercie, monsieur le ministre, pour l'honnêteté de votre exposé sur l'accord-cadre. Vous êtes dans une situation difficile, car on a le sentiment que l'essentiel de la négociation a été cuisiné entre Américains et Iraniens depuis longtemps, si bien que l'on est assez loin de la position de départ : le droit des Iraniens d'enrichir l'uranium est consacré, aucune de leurs installations ne ferme, 6 000 centrifugeuses restent à Natanz et un millier à Fordow, et le réacteur d'Arak est modifié mais non démantelé. On peut aussi se demander si la Russie prendra effectivement sur son sol les dix – et non huit – tonnes d'uranium dont disposent les Iraniens. Enfin, au Conseil de sécurité, le droit de veto rend l'éventuel rétablissement des sanctions très compliqué. Tout cela fait que dans treize ans, le programme iranien sera « au seuil nucléaire», à deux ou trois mois de la fabrication possible d'une arme atomique. Tout dépend donc des considérations politiques et des alliances du moment. Si l'on pense, et c'est la thèse américaine, que le moment et venu de se rapprocher des chiites, tout ira peut-être bien ; mais si l'on envisage un affrontement appelé à durer plusieurs décennies, il en va tout autrement, car entre-temps les Saoudiens, les Tucs ou encore les Qataris iront s'approvisionner en ressources nucléaires à Islamabad. Dans ce contexte, en conscience, cet accord-cadre est-il souhaitable ? Ne faut-il pas laisser l'Iran face à ses responsabilités ? Récompenser le régime iranien en reprenant le dialogue et la coopération économique, n'est-ce pas le faire gagner sur toute la ligne ? Est-ce vraiment le meilleur signal possible pour contenir la prolifération nucléaire ? J'observe enfin que la Maison blanche a immédiatement rendu publics les détails de l'accord.
Plus précisément, il a été convenu que lorsque l'Iran fera sa déclaration relative au protocole additionnel, il l'accompagnera de son programme, qui sera présenté comme volontaire mais qui aura été préalablement négocié.
Comment anticipons-nous la normalisation des relations avec l'Iran ? Les Allemands et les Américains donnent des visas à de nombreux ingénieurs, chercheurs, physiciens et chimistes iraniens, contournant ainsi les sanctions. Beaucoup d'entreprises allemandes et américaines anticipent de la sorte leur retour en Iran en préparant des cadres germanophiles ou américanophiles. Avons-nous la même stratégie visant à attirer les multiples compétences iraniennes, de manière que nos entreprises bénéficient ensuite, en Iran, de la présence en leur sein des élites que nous aurons accueillies quelques années ? Cette politique est indispensable à l'influence et au rayonnement de la France, et qui ne serait chagriné que le fruit de nos efforts pour parvenir à un accord tombe en d'autres mains ?
Comment Kiev et Moscou envisagent-ils l'avenir du Donbass ? Penche-t-on vers une fédération ou vers l'autonomie ?
J'observe que vous vous convertissez au gaullisme, en reconnaissant que « les traités sont comme les roses et les jeunes filles, ils ne durent qu'un matin ». C'est que le traité de non-prolifération est fondamentalement inégalitaire ; pour cette raison, il ne peut perdurer. Ne faut-il pas accepter que certains pays parviennent à l'état du seuil, tout en évitant la prolifération ? On connaît l'argument politique principal de l'Iran, qui est qu'Israël a 200 bombes – fabriquées avec l'aide de la France. Si l'Iran ratifie le protocole additionnel, l'AIEA aura accès à l'ensemble des sites, où des caméras de surveillance seront installées en permanence ; c'est ce qu'il faut exiger, car c'est une garantie forte.
Il serait bon que le Conseil de sécurité agisse de manière unanime mais ne le ferait-il pas que les sanctions unilatérales restent possibles : les États-Unis ne maintiennent-ils pas 60 embargos commerciaux ? Au regard du droit international, ce n'est pas une agression. L'Union européenne et les États-Unis peuvent demain rétablir les sanctions sans l'aval du Conseil de sécurité. Enfin, pour faire évoluer le régime, il faut normaliser les relations et ouvrir ainsi la société civile iranienne ; c'est la plus grande crainte des pasdarans.
Je confirme, monsieur Rochebloine, que MM. Porochenko et Iatseniouk n'ont pas la même vision des choses. J'expliquerais l'inflexion américaine par la question qui taraude de nombreux chefs d'État – quel héritage laisserai-je ?
Monsieur Chauveau, l'AIEA peut et doit faire toutes sortes de contrôles… jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus. Si un pays décrète qu'il ne respecte plus les engagements auxquels il a souscrit, on ne peut rien. Cela dit, il faut aller vers plus de transparence.
La présence de la France à Moscou le 9 mai est un sujet sur lequel on peut réfléchir, monsieur Mariani. À propos du boycott, les pays européens – singulièrement l'Allemagne, puis la France – sont beaucoup plus pénalisés que les États-Unis car ils commercent beaucoup plus avec la Russie. C'est tout le problème des sanctions.
Il est très compliqué, monsieur Destot, de brider la recherche et développement.
La France, monsieur Janquin, est soutenue par la justesse de sa cause. C'est pourquoi je n'ai pas de difficultés à dire, même si Américains et Iraniens négocient certaines dispositions entre eux, que telle clause prévue ne me convient pas. Ce langage est entendu.
L'Iran, madame Ameline, agit pour ses propres intérêts et il serait illusoire de penser que, sous prétexte qu'un accord a été atteint sur le programme nucléaire, un renversement d'alliances se produirait ; on en est très loin.
Monsieur Loncle, M. Ramtane Lamamra, mon homologue algérien, m'a dit ce matin penser que les groupes du Nord Mali vont parapher l'accord d'Alger – ce qui n'est pas le signer ; j'ai indiqué que la France aiderait à la signature qui s'impose, car quand un travail a été bien fait, on ne saurait faire la fine bouche.
M. Lellouche a raison, on ne peut avoir de certitude absolue sur la suite des événements. Si les Iraniens ont l'intention de fabriquer une bombe nucléaire, deux motivations seulement peuvent les faire reculer. La première est la conclusion d'un accord, dans une certaine mesure et pour un certain temps, comme je vous l'ai dit. La seconde est l'idée que le président américain, puisque la dissuasion relève du chef de l'État, dira que s'il en est ainsi, il déclenchera une opération militaire.
Schématiquement, monsieur Myard, M. Porochenko voudrait pour le Donbass un statut décentralisé et M. Poutine l'autonomie au sein de l'Ukraine. Je rappelle que, en Europe, des sanctions unilatérales ne peuvent être décidées qu'à l'unanimité des Vingt-Huit, une unanimité d'autant plus difficile à atteindre que l'Iran trouvera probablement au sein de l'Union européenne quelques pays clients ou amis – pas nécessairement les plus grands. Les États-Unis pourraient décider d'imposer à nouveau à l'Iran des sanctions économiques, mais elles gêneraient beaucoup moins les Iraniens que ne le font les sanctions décidées par les Européens. L'Union européenne a donc une grande responsabilité : on peut difficilement concevoir que le Conseil de sécurité, constatant une violation de l'accord par l'Iran, décide de rétablir des sanctions et que les Européens ne fassent rien sur le plan économique ; mais y aura-t-il vraiment unanimité pour ce faire ?
Je partage l'opinion de M. Amirshahi ; si un accord est signé, nous ne devons pas être les derniers à en bénéficier. Les Iraniens, qui ont le souvenir d'une coopération ancienne avec la France, voudraient d'ailleurs que nous travaillions avec eux.
La séance est levée à dix-sept heures cinquante-deux.