Les solutions adoptées par la jurisprudence en la matière n’ont en effet ni la solidité ni la pérennité souhaitables. Vous avez eu raison de le rappeler, madame la secrétaire d’État : une jurisprudence remplace une autre jurisprudence.
L’application de ces principes à l’État, aux collectivités territoriales et aux services publics est depuis toujours – le professeur Schwartzenberg le sait mieux que quiconque – posée par la jurisprudence administrative. Les derniers arrêts, qui ont repris cette vieille jurisprudence, vont en ce sens : celui du 3 mai 2000 et celui du 23 février 2006. Mais il a fallu attendre le fameux arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013, dit CPAM de Seine-Saint-Denis, pour que soit clairement affirmée l’application de ces principes aux organismes de droit privé chargés d’une mission de service public.
Reconnaissons-le : le cas des personnes morales de droit privé qui se trouvent proches de la sphère publique, notamment parce qu’elles accomplissent une mission d’intérêt général, sans pour autant en faire partie, a suscité quelques difficultés. La possibilité pour ces personnes morales, telles que les structures d’accueil de la petite enfance, de limiter la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses, notamment par le biais de leur tenue vestimentaire, a été très fortement contestée. En témoigne la fameuse affaire Baby Loup, dont il est bon de rappeler à grands traits le déroulement.
Le 13 décembre 2010, le conseil de prud’hommes déboute la salariée qui avait attaqué en justice après avoir été licenciée. Il juge que la crèche assure « une activité de service public », compte tenu de son financement très largement public. Le 27 octobre 2011, la cour d’appel de Versailles confirme le jugement prud’homal. Elle estime que nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. Elle relève qu’en l’espèce, les restrictions à la liberté d’expression confessionnelle sont prévues dans les statuts et que les enfants accueillis « n’ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse ».
Le 19 mars 2013, la chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel de Versailles. Elle souligne que l’association ne gère pas un service public. Elle considère que la clause de laïcité et de neutralité prévue par les statuts était trop générale et trop floue pour tenir en échec l’exercice de la liberté religieuse. Le licenciement en cause est par conséquent considéré comme nul. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris. Le 27 novembre 2013, celle-ci résiste à la Cour de cassation, après des observations remarquables du procureur général. Suite à cela, l’assemblée plénière de la Cour de cassation est saisie. Le 25 juin 2014, elle rejette le pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris.
Mais il faut étudier avec beaucoup d’attention les attendus de la Cour de cassation et de la Cour d’appel de Paris. Celle-ci avait retenu le principe de l’entreprise de conviction. Se fondant sur les dispositions du règlement intérieur, elle juge que la crèche pouvait restreindre la liberté de ses salariés de manifester leur religion, en raison de la nature des tâches accomplies par ceux-ci.
Les multiples rebondissements qu’a connus cette procédure judiciaire montrent qu’en l’état du droit, s’agissant de l’application du principe de neutralité dans les structures d’accueil de la petite enfance à statut privé, tout est particulièrement incertain. Si les règles juridiques actuelles suffisaient, on ne voit pas pourquoi il aurait fallu, pour arriver à trancher la question, pas moins de quatre années et de cinq décisions judiciaires invoquant à chaque fois des motifs différents. Il convient de relever, à ce propos, que l’arrêt de l’assemblée plénière du 25 juin 2014 ne saurait s’analyser comme un arrêt de principe, mais bien plutôt comme un arrêt d’espèce, ce qui est assez contradictoire. Il apparaît donc indispensable d’apporter de la sécurité juridique dans une matière où elle fait défaut. Telle est la visée de la présente proposition de loi.
Il fallait tout d’abord qu’il y ait un texte. Il a fallu affronter l’Observatoire de la laïcité, qui ne voulait aucun texte, et la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, qui n’en voulait pas davantage.