Intervention de Roger-Gérard Schwartzenberg

Séance en hémicycle du 13 mai 2015 à 15h00
Respect du principe de laïcité dans l'accueil des mineurs — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRoger-Gérard Schwartzenberg :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la laïcité est plus que jamais nécessaire dans un temps marqué par le retour du fait religieux sous des formes extrêmes. Cette proposition de loi porte sur un point particulier : la neutralité dans les structures accueillant la petite enfance. Elle a déjà été votée par le Sénat, de manière consensuelle. En effet, la laïcité que nous défendons est une laïcité de consensus et de concorde. Elle n’est nullement une laïcité de conflit ou de combat. Elle vise à réunir, non à diviser.

Les radicaux ont toujours agi en ce sens. Ils l’ont fait avec Paul Bert, avec Ferdinand Buisson, qui a contribué à préparer la loi de 1905 en tant que président de la commission des lois, avec Herriot, avec Jean Zay, hommes de mesure et de raison. Pour eux, la République laïque n’est pas antireligieuse. Elle se veut seulement indépendante des religions. Elle respecte toutes les croyances ; elle garantit le libre exercice des cultes, mais n’en reconnaît aucun. C’est précisément cette neutralité de l’État par rapport aux diverses religions qui permet leur coexistence harmonieuse dans la même nation.

Cette éthique gagne à s’appliquer dès le jeune âge, car elle présente deux avantages principaux. D’abord, elle constitue un principe de liberté – liberté de penser, liberté de conscience –, qui est très important pour des enfants, c’est-à-dire pour des êtres en éveil et en formation. Dans son discours de 1850 contre la loi Falloux, qui organisait le contrôle du clergé sur l’enseignement, Victor Hugo, alors député, défendait ce qu’il appelait « le droit de l’enfant », c’est-à-dire le droit à l’autonomie du jugement, sans emprise extérieure. À son tour, en 1882, Jules Ferry demande aux instituteurs de respecter « cette chose délicate et sacrée qu’est la conscience de l’enfant ».

Comme le souligne aujourd’hui la Charte de la laïcité à l’école de 2013, celle-ci permet « aux élèves de forger leur personnalité, d’exercer leur libre arbitre […]. Elle les protège de tout prosélytisme ou de toute pression qui les empêcherait de faire leurs propres choix ». Vu leur jeune âge, les enfants sont particulièrement influençables, voire vulnérables, d’où la nécessité de respecter leur liberté de conscience naissante. L’enfant doit pouvoir se construire librement, progressivement, et commencer à penser par lui-même.

Principe de liberté, la laïcité est aussi un principe de fraternité. L’école de la République est l’école de tous. Elle accueille sur les mêmes bancs tous les élèves, quelles que soient leur origine, leurs convictions, leur confession, qu’ils s’appellent Christian, David ou Karim. Elle leur permet de vivre ensemble, dans la fraternité, par-delà leurs différentes appartenances confessionnelles. La laïcité réunit et rassemble. Elle fédère. Elle renforce l’unité de la République. Ce qui est souhaitable à l’école primaire l’est aussi à la crèche pour les plus jeunes.

Mais, dans ce secteur, les règles sont complexes, voire fluctuantes, étant essentiellement d’origine jurisprudentielle. Elles doivent donc être clarifiées ou stabilisées par la loi pour régir désormais sans incertitude juridique le secteur de la petite enfance. Le Conseil d’État l’a indiqué dans plusieurs arrêts, les agents publics sont soumis à un devoir de stricte neutralité. Ce devoir, précise-t-il dans un arrêt du 3 mai 2000, « fait obstacle à ce qu’ils manifestent dans l’exercice de leurs fonctions leurs croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer leur appartenance à une religion ».

Deux progrès apparaissent dans la jurisprudence récente. D’une part, après le Conseil d’État qui l’avait déjà fait implicitement, la Cour de cassation a, à son tour, étendu pour la première fois le champ d’application du principe de laïcité à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé. De tels organismes, dès lors qu’ils sont chargés d’une mission de service public, peuvent imposer à leurs salariés une obligation de neutralité. L’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2013, CPAM de Seine-Saint-Denis, précise que les agents des CPAM « sont soumis à des contraintes spécifiques du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires. »

Le troisième alinéa de l’article 1er de ce texte, tel qu’il sera amendé, vise à inscrire dans la loi cette disposition. L’alinéa suivant concerne, pour sa part, les structures privées d’accueil de la petite enfance n’exerçant pas une mission de service public stricto sensu. L’arrêt, déjà cité, de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 juin 2014 concernant l’affaire Baby Loup autorise les restrictions à la liberté du personnel de manifester ses convictions religieuses, ces restrictions devant figurer dans le règlement intérieur ou une note de service.

L’assemblée plénière a finalement donné gain de cause à l’association Baby Loup mais, comme l’a très justement dit M. le rapporteur, des décisions de ce type ne sont pas définitives. Les cours statuant en dernier ressort peuvent toujours changer de position. Par ailleurs, les cours d’appel et les tribunaux ne sont pas tenus de se conformer à la position de la Cour de cassation. Comme l’observait Guy Canivet, alors Premier président de la Cour de cassation, la jurisprudence peut être portée aux arabesques, loin de la ligne droite. Un autre juriste disait que la jurisprudence avançait en dents de scie.

Pour que Baby Loup obtienne gain de cause, il aura fallu cinq décisions judiciaires successives et parfois contradictoires. De surcroît, comme la décision de l’assemblée plénière est un arrêt d’espèce – M. Tourret l’a dit –, il est indispensable de la transcrire dans la loi pour assurer sa stabilité et sa pérennité. C’est l’un des principaux objets de cette proposition de loi.

À ceux qui s’interrogent sur la nécessité de légiférer, on rappellera les propos tenus par le chef de l’État lui-même, juste après l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation de 2013 qui désavouait Baby Loup. Le Président de la République avait alors déclaré que la loi devait intervenir et qu’il fallait que nous posions des règles. De même, Mme Vallaud-Belkacem, alors porte-parole du Gouvernement, avait déclaré que le principe de laïcité ne devait pas s’arrêter à la porte des crèches, et ajouté que le Gouvernement n’excluait pas de préciser les choses par la loi. Le Défenseur des droits, Dominique Baudis, avait pour sa part déclaré en mars 2013 : « Je demande une clarification législative […]. On ne peut laisser les gens dans l’incertitude. » Certes, l’arrêt rendu l’année suivante, en juin 2014, a donné gain de cause à Baby Loup. Mais rien ne garantit l’immutabilité de cette jurisprudence.

En conclusion, il s’agit essentiellement de permettre le vivre ensemble. La crèche est généralement un lieu où se côtoient des enfants de toutes origines, venant de familles diverses et de religions différentes. La neutralité s’impose pour ne heurter aucun d’eux et permettre la coexistence harmonieuse de tous dans la même structure. La force intégratrice de la laïcité est déterminante face à la montée des communautarismes fondés sur l’origine ou la confession. À la limite, ce différentialisme pourrait fragmenter la collectivité nationale en entités particulières, distinctes et séparées les unes des autres. Le risque, ce serait une République éclatée, déstructurée, où l’on perdrait le sens d’une appartenance collective.

Face à ce risque, le meilleur antidote, c’est la laïcité, qui réunit, rassemble et fédère par-delà les différences. La République laïque s’oppose à tout ce qui divise et sépare. Elle est facteur de cohésion et d’unité, quelles que soient l’origine, la croyance ou la culture. Nos concitoyens veulent une société apaisée, une société de confiance et de tolérance. Tout cela se joue dès le début, dès le jeune âge. Les enfants sont en première ligne, avec leur fraternité spontanée et leur solidarité naturelle. Avec des structures d’accueil qui permettent ce que Pierre Mendès-France appelait l’apprentissage en commun de la vie commune, nous aurons demain comme perspective le respect mutuel, un destin de concorde, un espoir partagé.

1 commentaire :

Le 14/05/2015 à 09:13, laïc a dit :

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"De même, Mme Vallaud-Belkacem, alors porte-parole du Gouvernement, avait déclaré que le principe de laïcité ne devait pas s’arrêter à la porte des crèches,"

En revanche ça ne la gène pas que la laïcité s'arrête à la porte des cantines...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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