Il y a deux ans, le 24 avril 2013, l'effondrement du Rana Plaza à Dacca, capitale du Bangladesh, a entraîné la mort de 1 127 personnes. Terrible en lui-même, ce drame nous a d'autant plus touché que cet immeuble, bâti sans permis de construire, abritait des ateliers de confection qui travaillaient comme sous-traitants de grandes marques de mode occidentales, parmi lesquelles Mango ou Benetton.
Ce drame a posé, de la manière la plus cruelle qui soit, la question de la responsabilité des entreprises multinationales vis à vis de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs installés à l'étranger, en particulier dans les pays où le respect des droits humains, sociaux et environnementaux n'est pas assuré.
Cette question n'est certes pas nouvelle. L'OIT et l'OCDE ont, dès les années 70, élaboré des normes applicables aux entreprises multinationales. Le débat s'est poursuivi avec le Pacte mondial des Nations-Unies en 2000. Par ce pacte, les entreprises s'engagent à aligner leur comportement sur dix principes touchant les droits de l'homme, les normes de travail, l'environnement et la lutte contre la corruption. Ce pacte, qui a été complété par les “Principes Ruggie” en 2011, a été signé par 8300 entreprises dont 970 françaises.
Si ces normes internationales ne sont pas contraignantes, elles ont néanmoins contribué à la prise de conscience que l'impunité des entreprises multinationales en matière de respect des droits humains, sociaux et environnementaux n'était plus acceptable aujourd'hui.
Certains pays, notamment le Royaume-Uni, le Canada ou la Suisse, sont cependant allés plus loin et ont adopté des lois qui instaurent une véritable responsabilité sociétale des entreprises, en particulier s'agissant de l'activité de leurs filiales. C'est le cas aussi de la France. Vous le savez, l'Assemblée nationale a très récemment, a adopté une proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
Je me félicite de telles initiatives et je souhaite que le Sénat se saisisse rapidement de la proposition de loi que nous avons adoptée. Toutefois, leur portée reste limitée et les initiatives nationales ne peuvent, à elles seules, pallier l'absence de responsabilité sociétale des entreprises dans le droit international, à commencer par le droit européen.
Le droit européen n'ignore pourtant pas une certaine responsabilité sociétale des entreprises. Certains secteurs font ainsi l'objet de mesures plus contraignantes quoique de portée limitée. C'est le cas de trois secteurs :
– afin de lutter contre le trafic de diamants bruts provenant de pays africains en guerre, le règlement du 20 décembre 2002 a instauré un système de certification et de contrôle des importations et des exportations, imposant aux importateurs et exportateurs que ces produits soient accompagnés d'un certificat validé indiquant clairement leur origine ;
– le règlement du 20 octobre 2010 impose aux importateurs de bois de mettre en place un « système de diligence raisonnée » afin de garantir que du bois issu d'une récolte illégale ne sont pas mis sur le marché intérieur. Ils doivent ainsi s'assurer de l'origine des produits et des conditions de leur récolte et, sur la base de ces informations, procéder à une évaluation du risque ;
– enfin, est actuellement en discussion une proposition de règlement visant à instaurer un mécanisme d'auto-certification dans le cadre du devoir de diligence relatif aux chaînes d'approvisionnement pour les importateurs d'étain, de tantale, de tungstène et d'or originaires de zones de conflit ou à haut risque.
S'il faut bien sûr se féliciter que l'Europe se soit dotée de tels règlements, il n'en reste pas moins que ces règlements ne s'appliquent qu'à certaines entreprises, à des produits limitativement énumérés et ne visent qu'à s'assurer de l'origine des produits importés et non du respect des droits humains, sociaux et environnementaux dans l'exploitation desdits produits.
Toutefois, il faut signaler une évolution récente du droit européen vers des mesures à la fois plus générales et plus contraignantes :
– la directive du 12 octobre 2014 sur le reporting extra-financier impose à environ 6 000 entreprises et groupes européens la publication d'informations sur leurs politiques, risques et résultats en ce qui concerne les questions environnementales, les aspects sociaux et liés au personnel, le respect des droits de l'homme, la lutte contre la corruption, et la diversité dans leur conseil d'administration ;
– la directive du 15 mai 2014 sur le détachement des travailleurs – que connaît bien notre collègue Gilles Savary – reconnaît pour la première fois dans le droit européen le principe d'une responsabilité conjointe et solidaire du sous-traitant direct et du donneur d'ordre. Ce dernier peut désormais être tenu responsable des agissements de son cocontractant en cas de non-paiement du salaire minimal, de tout arriéré ou de tout prélèvement indu sur la rémunération du travailleur détaché. Le donneur d'ordre sera donc responsabilisé vis-à-vis des manquements de son sous-traitant, quels que soient la nationalité du prestataire européen et le lieu de la prestation dans l'Union Toutefois le donneur d'ordre ayant fait preuve de la diligence nécessaire est exonéré de toute responsabilité.
Cependant, ce principe n'est applicable qu'au seul secteur de la construction et il manque toujours dans le droit européen la reconnaissance d'une véritable responsabilité sociétale des entreprises, en particulier vis-à-vis de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Celle-ci est nécessaire pour des raisons éthiques mais également économiques car les règles définies par les États-membres dans leur Plan d'action national divergent dans leur contenu et leur portée. La France, avec la proposition de loi précitée relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d'ordre et celle transposant la directive sur le détachement des travailleurs, apparaît ainsi parmi les plus offensifs en la matière avec le Royaume-Uni.
Qu'un pays comme le Royaume-Uni soit aussi engagé dans la RSE devrait faire réfléchir ceux qui présentent le devoir de vigilance comme un contrainte insupportable pour les entreprises. Je le rappelle avec force, comme le fait la Commission européenne, que la RSE est « dans l'intérêt des entreprises elles-mêmes et dans l'intérêt de la société dans son ensemble ». En particulier, « elle peut leur être profitable sur le plan de la gestion des risques, de la réduction des coûts, de l'accès au capital, des relations avec la clientèle, de la gestion des ressources humaines et de la capacité d'innovation ».
Pour l'ensemble de ces raisons, il appartient à la Commission européenne de se saisir de la question et de proposer une approche harmonisée de la RSE qui aille au-delà des plans d'action nationaux et autres mesures non-contraignantes, des règlementations sectorielles et des obligations de reporting extra-financier.
Tel est le sens de la proposition de résolution européenne que je vous soumets aujourd'hui. Actuellement, les débats se poursuivent à l'intérieur de la Commission européenne sur la nécessité et la forme de cette RSE et aucun calendrier n'a encore été annoncé. Toutefois, il me semble important que, dès ce stade préliminaire, notre Assemblée demande à ce qu'une proposition soit présentée et qu'elle ait un haut niveau d'ambition susceptible de répondre réellement aux enjeux humains, sociaux et environnementaux en cause.
C'est pourquoi la proposition de résolution, sans rentrer dans les détails, fixent trois pistes s'agissant de la future proposition :
– elle devra s'appliquer à l'ensemble des entreprises ayant leur siège dans un État-membre de l'Union européenne, quel que soit leur secteur d'activité, en fixant le cas échéant un seuil afin d'en dispenser les plus petites entreprises mais en y incluant les sociétés-mères et les holdings ;
– elle devra inclure des obligations précises en matière de devoir de vigilance des entreprises vis-à-vis de leurs relations d'affaires, leurs filiales, leurs sous-traitants et leurs fournisseurs à même de prévenir effectivement l'ensemble des risques sociaux, environnementaux ou sanitaires auxquels les employés, les populations locales ainsi que l'environnement pourraient être exposés en raison de leurs activités directes ou indirectes ;
– enfin, elle devra assortir ces règles de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives voire, le cas échéant, proportionnelles aux dommages environnementaux, sociaux ou sanitaires causés par leur non-respect.
Cette prise de position irait d'ailleurs dans le même sens que Parlement européen. Dans une résolution du 29 avril 2015, il « juge nécessaire d'adopter, au niveau de l'Union, de nouveaux textes législatifs juridiquement contraignants à l'égard des entreprises de l'Union, pour obliger celles-ci à respecter le devoir de diligence en matière de droits de l'homme lorsqu'elles délocalisent leur production dans un pays tiers ».
Enfin, je conclurais en rappelant que l'Union européenne est la première puissance commerciale mondiale et qu'avec la Charte des droits fondamentaux, elle s'est dotée d'un standard de haut niveau s'agissant de la protection des droits humains, sociaux et environnementaux. Il lui appartient donc, par l'adoption d'une RSE européenne, de donner l'exemple et de jouer un rôle moteur dans la définition et la mise en oeuvre de celle-ci au niveau mondial en soutenant toute initiative en la matière, notamment au Conseil des droits de l'homme de l'ONU.