Intervention de Lionel Jospin

Réunion du 27 novembre 2012 à 17h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Lionel Jospin, ancien Premier ministre, président de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique :

J'ai accepté avec plaisir l'audition que vous m'avez proposée et je suis heureux de retrouver une enceinte dans laquelle, comme député, puis comme membre du Gouvernement, j'ai été présent chaque semaine pendant des années passionnantes d'engagement politique et citoyen. J'aurai du plaisir à échanger tout à l'heure avec vous. Je salue les représentants de la presse qui sont désormais, semble-t-il, des habitués de vos réunions.

Je suis donc ici pour vous parler du rapport élaboré par la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, créée le 16 juillet 2012 par le président de la République, qui m'en a confié la présidence.

Je suis venu accompagné par Olivier Schrameck, président de section au Conseil d'État, dont vous savez les responsabilités qu'il a assumées dans l'État – parfois à mes côtés. Il m'a aidé à mettre en place la commission et il en était membre. M'accompagne également Alain Ménéménis, conseiller d'État, qui fut le rapporteur général de la commission. Il a dirigé pendant trois mois l'équipe des six jeunes rapporteurs – dont un administrateur de l'Assemblée nationale et un du Sénat – dont la collaboration a été précieuse dans l'élaboration du rapport. M. Schrameck et M. Ménéménis pourront m'aider – si nécessaire et si vous l'acceptez, monsieur le président – à vous répondre avec précision.

Notre commission était composée, dans le respect de la parité hommes-femmes, de quatorze personnes : deux anciens responsables politiques, trois hauts fonctionnaires, deux magistrats et sept universitaires. Après deux mois de travail intense, elle a remis ses conclusions et ses propositions au président de la République le 9 novembre 2012.

Primitivement, nous devions nous voir le mardi 13 novembre, presque aussitôt après la remise de notre rapport. Mais le report de cette rencontre, dû à la conférence de presse du président de la République, n'a pas à mes yeux diminué son intérêt.

Je sais qu'il y a eu débat sur l'opportunité de créer notre commission. Mais le président de la République, qui veut donner « un nouvel élan à la démocratie » et souhaite « un fonctionnement exemplaire des institutions publiques » – ce sont les termes de sa lettre de mission à notre intention – a jugé que son travail serait utile.

Pensant sans doute que, pour le Gouvernement et le Parlement, l'urgence serait, en cette rentrée parlementaire, d'abord économique, sociale et budgétaire, il a jugé que le chantier de la rénovation et de la déontologie de la vie publique devait pourtant être défriché sans tarder.

Une instance non partisane, diversifiée, bien informée, attentive mais distanciée, pouvait à ses yeux amorcer utilement une réflexion que, de toute façon, seule la représentation nationale pourra conclure, en décidant. Il m'a demandé de présider cette instance. Compte tenu de l'importance des questions à traiter, j'ai accepté sans hésiter.

Je connaissais assez, d'expérience, le monde politique et la force de l'engagement des élus pour ne pas céder aux préjugés ou aux opinions sommaires parfois exprimés à leur endroit. Pour autant, j'étais resté fidèle à une conception exigeante de leur mission, que beaucoup partagent.

En outre, la distance prise, dans le temps et dans l'espace, avec les fonctions d'élu et de responsable politique, me donnait du recul. La présence dans la commission de l'ancienne ministre Roselyne Bachelot – dont on connaît la liberté de pensée et de ton ainsi que la fidélité à des convictions anciennes – me garantissait que nous serions non partisans. Enfin, la réunion à mes côtés de personnalités diverses connaissant toutes le droit, pour beaucoup les institutions et pour certaines, de près, les rouages de l'État, m'assurait que nos travaux – quoi qu'on dût penser de leurs conclusions – seraient de qualité. J'ajouterais même – puisqu'une allusion à la jeunesse et à l'avenir a été faite dans cette commission des Lois, sans doute à mon intention (Sourires.) – que la juvénilité de nos rapporteurs et la participation à notre commission d'une jeune génération d'universitaires étaient faites pour nous éclairer sur certaines des sensibilités d'aujourd'hui – ce qui devrait vous rassurer.

Je veux aussi faire écho à une préoccupation que vous avez exprimée : nous n'aurions pas consulté les élus et il n'y avait aucun parlementaire dans notre commission.

Sur les consultations, je corrige votre impression. Il est vrai que la commission n'a pas procédé à des auditions, faute de temps, mais aussi parce le président de la République avait précisé qu'il engagerait « avec le Gouvernement l'ensemble des consultations politiques et institutionnelles nécessaires ». Il a d'ailleurs, dans sa conférence de presse, confirmé cet engagement – qu'il est, semble-t-il, en train de concrétiser – et donné quelques indications sur ses intentions.

Pour ce qui me concerne, parallèlement au travail de la commission et en lui en rendant compte, j'ai eu des entretiens avec des élus. J'ai rencontré en effet les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, les présidents des commissions des Lois et des commissions des Finances des deux assemblées, les présidents de l'Association des maires de France, de l'Association des départements de France et de l'Association des régions de France, sans parler du président du Conseil économique, social et environnemental. Quant au Premier ministre, à la ministre de la Justice, à la ministre de la Réforme de l'État, de la décentralisation et de la fonction publique, au ministre de l'Intérieur, au ministre des Relations avec le Parlement, même si je n'ignore en rien la séparation des pouvoirs, n'étaient-ils pas députés il y a six mois à peine ?

Par contre, c'est vrai, il n'y avait pas de parlementaire dans nos rangs. Mais c'est parce que – en pensant à vous comme à nous – nous avons voulu éviter la confusion des temps et des genres. Nous avançons des propositions ; vous rédigerez des lois. Nous avons été libres, vous serez souverains. Souverains en tenant compte de l'impulsion du président de la République, peut-être ; face aux projets du Gouvernement, sans doute ; et sous le regard du peuple, certainement.

Il me semble d'ailleurs que nous avons, les uns et les autres, implicitement intégré l'intérêt d'agir en deux étapes. De notre côté, nous n'avons pas usé de la latitude que nous laissait la lettre de mission du président de la République d'accompagner nos propositions de « projets de textes destinés à leur mise en oeuvre ». Nous voulions respecter pleinement votre statut de législateurs.

De votre côté, si l'on excepte quelques propos polémiques qui sont la loi du genre, ou si l'on admet de possibles malentendus que j'espère avoir aujourd'hui dissipés, vous vous êtes vraiment intéressés aux thèmes qui étaient ceux de notre commission. Votre séance du 18 septembre, dont j'ai lu attentivement et intégralement le compte rendu – utilement transmis par le président Urvoas – en porte clairement témoignage.

Aussi, pour ne pas réitérer devant vous – qui connaissez si bien les problèmes que nous avons traités – l'exercice de présentation du rapport à la presse auquel je me suis livré le 9 novembre, je trouve plus intéressant et plus conforme à l'esprit de dialogue de lancer notre discussion sur le fondement de votre propre questionnement.

Laissez-moi seulement vous dire, d'entrée de jeu, la préoccupation centrale qui a été la nôtre et qui donne, peut-être, sa cohérence à notre propos : l'espoir de renforcer, et parfois même de rétablir, la relation de confiance entre les citoyens et les responsables publics. Dans notre rapport, nous n'oublions jamais l'État, mais les citoyens sont au coeur de notre réflexion.

Dans l'ordre où vous avez exploré les thèmes qui nous étaient soumis, j'en viens maintenant au fruit de notre travail.

Vous savez que nous avons structuré notre rapport en deux parties : l'une consacrée à la représentation politique, que nous souhaitons rénover ; l'autre attachée à l'exercice des responsabilités, que nous voulons exemplaire.

Au titre de la première partie, nous avons d'abord traité de l'élection présidentielle. Il nous semble possible de la moderniser.

Vous vous êtes interrogés sur les parrainages. Nous avons pensé qu'il était temps de réformer un système hérité des débuts de la Ve République, lorsqu'il y avait une cohérence entre le collège de grands électeurs pouvant élire le chef de l'État – jusqu'en 1962 – et les élus habilités à parrainer des candidats, le plus souvent des élus locaux. Ce système a aujourd'hui un côté obsolète ; il est en tout cas l'objet de critiques répétées. Et nous n'avons pas trouvé de méthodes satisfaisantes pour l'amender.

Nous avons examiné l'hypothèse d'un parrainage confié aux partis politiques eux-mêmes. Mais, si l'on veut éviter la multiplication des candidatures, il faut n'ouvrir ce droit qu'aux partis représentatifs, sur la base de résultats aux élections antérieures ou d'une représentation au Parlement. Or des partis exprimant des sensibilités politiques historiques pourraient se trouver ainsi écartés.

Nous proposons la solution du parrainage citoyen, en l'assortissant d'un mode opératoire qu'un État expérimenté comme le nôtre et formé aux élections de masse peut parfaitement maîtriser. Nous suggérons de fixer à environ 150 000 le nombre de signatures nécessaire pour concourir, une barre suffisamment haute pour assurer une bonne sélection et éviter les candidatures fantaisistes. Les candidatures devant être recueillies dans 50 départements, aucun d'entre eux ne pouvant fournir plus de 5 % du total, soit 7 500 signatures, nous serions aussi prémunis contre d'autres dérives, régionalistes ou communautaristes. En même temps, compte tenu des suffrages obtenus lors de chaque scrutin présidentiel par les candidats de courants non négligeables, un tel seuil ne devrait pas apparaître trop élevé et produire des effets d'élimination inéquitable. Au demeurant, être écarté faute d'un nombre suffisant de parrainages citoyens n'aurait pas le même sens que ne pas recueillir assez de signatures auprès des élus. Notre proposition est novatrice parce qu'elle dispose les citoyens sur la ligne de départ de la compétition qu'ils considèrent comme majeure.

Je ne vais pas décrire ici les modalités pratiques de recueil et de contrôle des signatures. Elles sont dans le rapport. Je veux seulement lever un doute : l'anonymat du parrainage sera assuré, par le jeu de deux sous-enveloppes distinctes. En effet, aux yeux de notre commission, si le parrainage des élus est – normalement – un acte de responsabilité politique, l'acte de parrainer, pour les citoyens, se rapprocherait davantage de l'expression d'un suffrage et devrait revêtir le caractère secret du vote.

Vous vous êtes intéressés aux modalités de financement de la campagne présidentielle. Je précise quelques points. Notre commission estime que la réglementation actuelle des sources de financement de la campagne est globalement satisfaisante. Elle ne propose donc que quelques changements.

Le plus important concerne les modalités de calcul du remboursement public. On sait que la règle des 5 % des suffrages exprimés au premier tour crée un très fort effet de seuil. Pour deux candidats, dont l'un serait un peu en dessous de 5 % et l'autre juste au-dessus, l'écart dans le remboursement irait en effet de 1 à 10 ! La commission préconise de proportionner ce remboursement en instaurant un système de tranches.

Enfin, la commission s'est heurtée, comme vous-mêmes si j'en juge par le compte rendu de vos débats, à la difficulté que présente le régime particulier de sanction propre à l'élection présidentielle, en cas de non-respect des règles de financement. Dans les autres élections, les candidats convaincus de fraude ou de manquement grave aux règles de financement encourent une sanction d'inéligibilité. Ce n'est pas le cas pour les candidats à l'élection présidentielle.

La commission juge qu'au plan des principes, une telle différence de traitement n'est pas justifiable. Mais elle sait aussi qu'aucune solution alternative n'est satisfaisante puisque, dans le cas d'un candidat déclaré élu, la démission d'office paraîtrait malaisément envisageable.

La commission suggère néanmoins l'approche suivante. En cas de rejet du compte de campagne du candidat proclamé élu pour des manquements aux règles d'une particulière gravité, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques – ou en cas de recours, le Conseil constitutionnel – notifierait sa décision au président de l'Assemblée nationale et au président du Sénat. Ainsi éclairé, le Parlement serait mis en situation d'engager, le cas échéant, en toute connaissance de cause, une procédure de destitution.

Vous avez évoqué la régulation de l'accès des candidats aux médias. Nous proposons d'abord d'assouplir les conditions dans lesquelles sont réalisées les émissions de la campagne audiovisuelle officielle sur les médias du service public afin de les rendre plus attrayantes pour les citoyens, selon un mouvement d'ailleurs déjà amorcé.

Surtout, nous préconisons de revoir l'application des principes d'« égalité » et d'« équité » pendant la séquence présidentielle. La règle de l'équité, qui prévaut pendant la période préliminaire, et celle de l'égalité, qui gouverne la période de la campagne officielle, sont bien adaptées et doivent être maintenues. En revanche, nous suggérons un changement pour la période dite « intermédiaire » – celle, longue de trois semaines, qui sépare la publication de la liste des candidats par le Conseil constitutionnel du début de la campagne officielle. Jusqu'ici, le Conseil constitutionnel et, par suite, le Conseil supérieur de l'audiovisuel appliquaient la règle de l'équité au temps d'antenne et celle de l'égalité au temps de parole. La commission propose que l'équité gouverne l'ensemble. En effet, les contraintes excessives imposées aux médias audiovisuels publics ont conduit ceux-ci à réduire la place qu'ils offrent au débat présidentiel. Nous préférons leur faire confiance dans l'espoir que soit ainsi relancé le débat public.

Enfin, comme vous, nous sommes revenus sur l'articulation des calendriers des élections présidentielle et législatives. Quoi qu'ils aient pensé individuellement de la décision d'inversion du calendrier prise en 2001, les membres de la commission n'ont pas jugé opportun de la remettre en cause. Après examen, ni le scénario de la simultanéité, ni celui de la « disjonction structurelle » des deux élections n'ont paru convaincants. La commission a conclu en faveur du maintien de l'ordre actuel des élections.

Par contre, nous avons suggéré d'avancer de deux mois la tenue des deux scrutins et de réduire d'une ou deux semaines le délai qui les sépare. Ainsi, le Président, le nouveau gouvernement et le Parlement – ce dernier engageant son travail avant la fin de la session ordinaire – pourront dessiner plus tôt leur politique, notamment en matière budgétaire.

La commission propose également d'arrêter un horaire unique de clôture des bureaux de vote sur le territoire métropolitain. En effet, la diffusion croissante, de manière prématurée, de résultats partiels et d'estimations de résultats, alors que le vote est encore en cours, est de nature à affecter la sincérité du scrutin. Sans méconnaître le changement des usages que cela induirait pour de nombreuses petites communes, nous jugeons plus sage de fixer partout cette clôture à 20 heures, pour ne pas prendre le risque d'une diminution du taux de participation dans les villes.

Au titre du second point de la première partie, nous avons réfléchi à ce que pourrait être un Parlement plus représentatif. Comme vous, nous nous sommes intéressés aux modes de scrutin législatif et sénatorial. Je précise, monsieur le président, que la lettre de mission ne concernait que les parlementaires nationaux. La commission n'a pas abordé le cas des parlementaires européens, mais je pense que la doctrine qu'elle a élaborée en matière de cumul devrait s'appliquer également à eux.

Pour l'Assemblée nationale, renforcer le pluralisme implique de se poser la question de la proportionnelle, mode de vote qui permet de mieux représenter la diversité des courants politiques. La commission propose de faire un pas dans ce sens, mais un pas limité : 10 % au plus de députés – soit 58 – seraient élus à la proportionnelle par un scrutin de liste à un tour dans une circonscription nationale unique, sans exigence de seuil. Ce scrutin serait un scrutin parallèle, et non de compensation. Les candidats sur les listes nationales seraient distincts de ceux qui briguent un siège au scrutin uninominal. Chaque électeur disposerait de deux voix, les deux votes étant indépendants.

La commission a ainsi clairement marqué que, tout en voulant favoriser le pluralisme à l'Assemblée nationale, elle ne souhaitait pas que soient remis en cause les acquis du fait majoritaire. Pour elle, dégager des majorités claires pour assurer la stabilité gouvernementale reste l'objectif majeur à assigner au mode de scrutin lorsqu'il s'agit d'élire une assemblée devant laquelle le Gouvernement est responsable.

Pour accroître la représentativité du Sénat, nous invitons à utiliser deux leviers.

Le premier est celui de la réforme du collège électoral élisant les sénateurs au suffrage universel indirect. Nous proposons un mécanisme de pondération des votes qui permettrait de renforcer au sein du collège le poids des grandes communes, des départements et des régions, aujourd'hui particulièrement sous-représentés. Ce système aurait en outre pour conséquence – et c'est une novation significative – que tous les « grands électeurs » seraient désormais des élus.

Le second levier serait celui de l'extension de la proportionnelle de liste aux départements élisant trois sénateurs, comme c'était le cas en 2000.

Enfin, avoir un Parlement plus représentatif suppose de faire progresser la parité. On sait que le scrutin uninominal freine les progrès en la matière. On peut espérer que l'introduction d'une part de proportionnelle pour l'élection des députés, l'extension de la proportionnelle aux sénatoriales et la limitation du cumul des mandats – dont je parlerai dans quelques instants – favoriseraient au contraire l'élection de femmes plus nombreuses.

Nous préconisons en outre de renforcer le dispositif de modulation des aides financières aux partis politiques en fonction de la proportion de femmes qu'ils présentent. Nous n'avons toutefois pas retenu l'hypothèse, un temps envisagée, d'un scrutin majoritaire binominal hommefemme. Il est en effet loin de faire l'unanimité chez les mouvements féministes eux-mêmes et imposerait un redécoupage massif. Il reste que la ministre des Droits des femmes ainsi que vous et vos collègues du Parlement aurez peut-être aussi, dans ce domaine, des propositions à faire.

La deuxième partie de notre rapport s'intitule, vous le savez, « Un exercice des responsabilités exemplaire ».

Nous dessinons à cet égard trois orientations.

La première concerne la limitation du cumul des mandats. Je sais que cette question a été abordée de façon contrastée au sein de votre commission : votre président le souligne dans son rapport d'information.

Notre commission propose clairement de rompre avec « l'exception française » du cumul des mandats. Aucune autre démocratie ne l'autorise ou ne le pratique, en particulier au degré qui est le nôtre. Nos concitoyens souhaitent la fin d'un tel cumul. Des formations politiques majeures ont, dans notre pays, pris des engagements formels dans ce sens. Notre commission s'est unanimement inscrite dans cette perspective, même s'il y a eu débat sur les modalités – mais peut-être pas dans le sens que certains pourraient imaginer.

Finalement, nous avons distingué le cas des ministres et celui des parlementaires.

La commission a estimé que les ministres devaient se consacrer entièrement à leur devoir d'État. Certes, des chefs de gouvernement – notamment le Premier ministre actuel – se sont appliqués à eux-mêmes et ont imposé à leurs ministres des codes de bonne conduite. Mais ceux-ci n'ont été inscrits dans aucun texte et restent précaires. En outre, ils n'écartent que les fonctions exécutives locales.

La commission pense que le cumul avec tout emploi local est incompatible avec les multiples exigences liées aux fonctions ministérielles, a fortiori compte tenu de la charge que représentent, surtout depuis la décentralisation, les fonctions locales.

Le ministre contribue à la détermination et à la conduite de la politique de la Nation. Il est le chef et doit être l'animateur d'une administration. Il a le devoir d'aller, en tant que ministre, à la rencontre des citoyens. Il ne doit pas être influencé dans ses décisions par un intérêt local.

La proposition de la commission est donc d'interdire le cumul d'une fonction ministérielle avec l'exercice de tout mandat local. C'est ce que d'aucuns appellent parfois le « mandat unique ».

Pour les parlementaires, la commission propose une limitation stricte du cumul des mandats.

Faire la loi, contrôler le Gouvernement, évaluer les politiques publiques, s'inscrire dans la problématique européenne sont des fonctions éminentes et absorbantes pour les parlementaires. C'est vrai pour les sénateurs comme pour les députés. C'est pourquoi nous ne distinguons pas les premiers des seconds dans nos propositions.

Quant aux responsabilités locales, elles méritent d'être pleinement exercées.

L'habitude française du cumul des fonctions et des mandats – que les journalistes eux-mêmes intériorisent en parlant constamment à propos des élus de leurs « fiefs » – est un des obstacles à la rénovation de la vie publique et, peut-être aussi, à la refondation de la fonction parlementaire.

Enfin, une vraie limitation du cumul des mandats favoriserait le renouvellement du personnel politique. Il permettrait d'espérer que s'ouvre davantage aux femmes, à des hommes et des femmes venant des milieux populaires et à des Français issus de l'immigration, l'accès aux fonctions électives.

Notre proposition est, pour les députés et les sénateurs, de limiter l'éventuel cumul à un mandat simple, celui de conseiller municipal, de conseiller général ou de conseiller régional.

Cette réforme, promise et attendue – même si ce n'est pas toujours de la même manière –, devrait, selon nous, s'appliquer dès le prochain renouvellement des mandats locaux, en 2014 pour les communes, et dans la perspective de 2015 pour les départements et les régions.

La mise en oeuvre de ces propositions impliquerait certainement que soient ensuite conduites deux grandes réflexions. La première concernera le rôle et le fonctionnement du Parlement : elle sera de votre responsabilité. La seconde aura trait au statut de l'élu. Le Gouvernement et vous-mêmes, parlementaires, aurez alors à le définir.

La deuxième orientation s'attache aux statuts juridictionnels du chef de l'État et des ministres. Une réforme est nécessaire pour les rendre plus respectueux du principe d'égalité. Le Président nous a ouvert la voie dans la lettre de mission. Et vous-mêmes, vous vous êtes interrogés sur les choix à faire.

Chez nos concitoyens, une exigence et une aspiration se conjuguent : l'exigence de l'exemplarité des dirigeants ; l'aspiration à l'égalité de tous devant la justice.

En écho à ces attentes, mais aussi en pleine conscience des contraintes inhérentes aux responsabilités d'État, la commission propose deux réformes.

La première vise à mettre fin à l'inviolabilité du président de la République.

Le statut juridictionnel du chef de l'État lui assure une protection, afin que ne soit pas affectée sa capacité à prendre les décisions, parfois lourdes, que lui imposent ses pouvoirs constitutionnels. L'article 67 de la Constitution consacre ainsi l'irresponsabilité du Président pour les actes qu'il accomplit en cette qualité. Pour la commission, cette immunité fonctionnelle permanente doit être maintenue.

Nous proposons seulement que soit clairement affirmé le caractère politique de la procédure qui permet – par exception au principe d'immunité – de prononcer la destitution du Président pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat ». Nous suggérons ainsi de remplacer la dénomination « Haute Cour » par celle de « Parlement réuni en Congrès ».

Le véritable changement que nous proposons est ailleurs. Il concerne les actes du Président détachables de sa fonction. Pour la commission, il n'est pas concevable que, pour des actes supposés délictueux, voire criminels, commis avant sa prise de fonction ou après mais sans rapport avec celle-ci, le chef de l'État soit ou apparaisse, pendant son mandat, au-dessus ou à côté des lois.

Cette situation, qui apparaît comme un legs d'inspiration monarchique au coeur de nos institutions républicaines, introduit une inégalité choquante entre le Président et les autres citoyens. Elle a, ces dernières années, provoqué un trouble dans l'institution judiciaire et a été l'objet de critiques dans l'opinion.

La commission propose donc de mettre fin à l'inviolabilité du chef de l'État pendant son mandat, pour les actes qu'il n'a pas accomplis en cette qualité.

Naturellement, cette application du droit commun au Président devrait s'accompagner, notamment en matière pénale, de règles particulières. Le Président est un citoyen à l'égal des autres, mais il n'est pas un citoyen comme un autre.

Le chef de l'État doit être protégé des plaintes et des procédures abusives ou manifestement infondées. Il doit être exempté des plaintes et procédures qui, en réalité, se rapportent à des actes accomplis comme chef de l'État. Une « commission supérieure d'examen préalable » – dont la composition est indiquée dans le rapport – devrait être obligatoirement saisie par tout particulier avant une plainte, ou par le procureur de la République. C'est le mécanisme de filtre que vous évoquiez dans vos échanges.

Pour l'instruction et le jugement, une compétence territoriale exclusive serait accordée au tribunal de grande instance de Paris, et des formes de collégialité renforcée seraient prévues.

Bien entendu, l'inviolabilité du Président en matière civile prendrait également fin. Là aussi serait instauré un mécanisme d'examen préalable. Une fois le filtre franchi, les règles de droit commun s'appliqueraient.

La seconde réforme a trait au privilège de juridiction des ministres.

On le sait, le Premier ministre et les membres du Gouvernement sont pénalement responsables pour les infractions commises en dehors de l'exercice de leurs fonctions. Contrairement au chef de l'État, ils sont même aussi responsables des actes accomplis au titre de leurs fonctions. Ils ne bénéficient d'aucune immunité fonctionnelle.

Mais pour ces actes, ils ont un privilège de juridiction, puisqu'ils ne peuvent être jugés que par la Cour de justice de la République. Or celle-ci, composée essentiellement de pairs, a été critiquée pour son manque supposé d'impartialité. Ont été également mis en cause l'éclatement des procédures, la disjonction inévitable des poursuites et les risques de discordance dans les décisions rendues, lorsque d'autres personnes, qui relèvent des tribunaux ordinaires, sont poursuivies avec les ministres.

La commission propose la suppression de la Cour de justice de la République. Les membres du Gouvernement relèveraient désormais du droit commun pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. Mais eux aussi seraient protégés par l'intervention d'une « commission d'examen préalable ». La compétence territoriale serait également celle du tribunal de grande instance de Paris.

La dernière orientation du rapport, toujours au titre de l'exemplarité de l'exercice des fonctions, traite de la déontologie. La commission y développe une stratégie globale de prévention des conflits d'intérêts.

Nous suggérons d'inscrire dans les textes une définition qui pourrait ressembler à celle-ci : « constitue un conflit d'intérêts une situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à compromettre l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ».

Nos propositions se sont inspirées du rapport de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État et sont donc centrées sur la prévention. L'idée qui les sous-tend est d'analyser les risques de conflits d'intérêts quand il est encore temps de les prévenir, afin d'éviter que ne surviennent de tels conflits ou, plus grave encore, des délits de prise illégale d'intérêts. Nos propositions ne visent toutefois pas la corruption, dont le champ est voisin mais distinct.

Nous nous sommes centrés sur les acteurs publics particulièrement exposés au risque de conflits d'intérêts : membres du Gouvernement, collaborateurs du président de la République et membres de cabinets ministériels, titulaires de certains emplois supérieurs de l'État, responsables d'autorités administratives indépendantes, parlementaires et enfin membres du Conseil constitutionnel.

J'ai vu que vous aviez évoqué ce dernier. Nous proposons la suppression des membres de droit du Conseil constitutionnel et, pour tous ses membres, l'interdiction d'exercer la profession d'avocat ou de se livrer à une activité de conseil.

Pour conduire cette nouvelle politique de déontologie, notre commission suggère de recourir à trois outils principaux, qui pourront se décliner pour chaque catégorie d'acteurs publics : l'obligation légale de souscrire une déclaration d'intérêts et d'activités, afin de révéler une situation risquée et de prendre en conséquence des mesures de prévention ; de nouvelles règles d'incompatibilité, pour interdire a priori le cumul de certaines fonctions avec certaines activités ; un contrôle renforcé de l'accès de certains responsables – ministres ou cadres supérieurs – au secteur privé et aux organismes publics à caractère économique.

Enfin, pour la mise en oeuvre de cette stratégie, la commission propose la création d'une Autorité de déontologie de la vie publique, qui exercerait une mission de conseil et de contrôle. La nécessaire externalisation du contrôle serait ainsi opérée, étant entendu que cette autorité de déontologie n'interférerait pas avec l'exercice normal des responsabilités, qu'elles soient exécutives, administratives ou, bien sûr, parlementaires.

Votre commission des Lois s'est ainsi légitimement souciée du cas qui serait fait du principe de la souveraineté des assemblées parlementaires. Notre commission a salué les mesures prises par l'Assemblée nationale et par le Sénat en matière de déontologie. Elle a aussi précisé qu'au cas où elle constaterait un manquement dans votre sphère de compétence, l'Autorité de déontologie devrait saisir le bureau de l'Assemblée concernée, auquel il incomberait de prendre les mesures appropriées.

L'Autorité de déontologie serait en réalité la clef de voûte d'une architecture, le centre de référence d'un réseau de déontologues relevant de diverses institutions. Elle serait aussi au coeur d'un dispositif, ouvert aux citoyens, d'« alerte éthique ».

Comme vous pouvez le constater, du parrainage des candidats à la présidentielle jusqu'au dispositif d'alerte éthique en matière de déontologie, les citoyens sont bien au centre de nos réflexions.

Pour finir, aurions-nous dû, comme le suggérait l'un des vôtres, « proposer de limiter la possibilité des commissions de ce type » ? Nous n'avons pas exaucé ce voeu, tant cela nous aurait paru inélégant à l'égard de nos inévitables successeurs. Mais rassurez-vous : les commissions passent, et vous, commission des Lois, institutionnellement et intangiblement, vous restez !

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