Intervention de André Schneider

Réunion du 6 mai 2015 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Schneider :

La troisième partie du rapport concerne donc les enseignements à tirer de cette nouvelle géographie de l'énergie sur le plan des relations internationales.

Le premier d'entre eux concerne les Etats-Unis, avec deux éléments essentiels.

D'abord, la nouvelle perspective de leur indépendance énergétique modifie les termes de leur implication dans le monde, notamment au Proche et au Moyen-Orient, dont ils assurent la sécurité. Leur premier engagement a été celui pris dans le cadre du Pacte dit pétrole contre sécurité, du Quincy, conclu en 1945 entre le président Roosevelt au retour de Yalta et le Roi Ibn Séoud, accord renouvelé en 2005 sous la présidence de George W. Bush. Cet engagement régional américain a été renforcé au fur et à mesure que le Royaume-Uni s'est retiré du Golfe, notamment à partir de 1967, et avec l'indépendance ensuite des pays du Golfe.

Néanmoins, et cela a été observé non seulement lors des entretiens aux Etats-Unis, notamment au département d'Etat (DoS) et au département de la Défense (DoD), mais aussi à Paris, quatre éléments font que l'on ne devrait pas assister à un désengagement américain du Proche et Moyen-Orient.

Le premier est d'ordre économique. La région est trop importante pour l'équilibre du marché mondial du pétrole. Sa brusque déstabilisation aurait des conséquences qui affecteraient également les Etats-Unis, car le marché du pétrole est mondial, mais aussi leurs Alliés, notamment leurs alliés européens et asiatiques, d'une manière trop périlleuse.

Les trois autres éléments sont d'ordre politique. D'abord, les Etats-Unis ne peuvent s'abstraire de toute implication dans la stabilité régionale. Leur désengagement d'Irak n'a que peu duré, car les événements les y sont rappelés avec Daech. Ensuite, la sécurité d'Israël leur impose d'être présents. Enfin, il y a la lutte contre le terrorisme qui est une menace beaucoup trop importante pour la sécurité non seulement régionale mais aussi globale pour qu'elle puisse être ignorée.

Evidemment, les termes de cette implication de nature davantage politique qu'économique des Etats-Unis au Proche-Orient sont d'autant plus complexes que les relations avec l'allié traditionnel qu'est l'Arabie saoudite se sont compliquées ces dernières années, notamment en raison de la possibilité d'un éventuel accord nucléaire avec l'Iran, même si certains signes récents montrent une certaine évolution.

Cet accord avec l'Iran, dont le principe a fait l'objet d'un compromis difficile entre le Congrès et le président Obama, à la suite de l'accord cadre du 2 avril, pourrait permettre une première normalisation des relations avec l'Iran, mais il est clair qu'il faudrait beaucoup d'autres conditions que cet accord et la convergence d'intérêts dans la lutte contre Daech, pour que l'Iran cesse d'être une source de préoccupations pour les Etats-Unis.

Le deuxième élément politique majeur qu'apportent aux Etats-Unis la révolution du gaz de schiste sur le plan international concerne les exportations. A terme, une fois les projets en cours de terminaux de GNL autorisés et achevés, les Etats-Unis devraient disposer d'une capacité d'exportation du même ordre que celle du Qatar, ce qui leur permettrait de jouer un rôle majeur sur le marché très politique des échanges internationaux de gaz naturel, surtout en Asie.

Tous les aspects de la question ne sont pas tranchés, notamment la question juridique qui soumet à autorisation les exportations, sauf en présence d'un accord de libre-échange, auquel cas la procédure est automatique. Le débat interne est entre les partisans des exportations, notamment pour des motifs de politique étrangère, et ceux qui souhaitent conserver les avantages d'un marché intérieur très abondant, garant de la compétitivité économique de l'industrie comme par ailleurs du confort du consommateur américain, très sensible au prix de l'énergie.

La question de la doctrine d'exportation fait aussi l'objet d'un examen. Actuellement, elle est celle d'une alimentation du marché mondial, donc d'une livraison vers l'Asie, où les prix sont les plus élevés. Elle est moins strictement commerciale qu'il n'apparaît. En effet, la simple détente du marché mondial libère des capacités d'exportation venant d'autres pays producteurs, au profit de l'Europe, et, d'ailleurs, les contrats conclus avec des opérateurs français et lituaniens montrent que les exportations de gaz américains peuvent déjà intervenir au bénéfice du lien transatlantique.

Le deuxième enseignement majeur des nouvelles données de la géopolitique de l'énergie est que la baisse de l'ordre de 50% des cours du pétrole depuis juillet 2014 et l'actuel niveau des cours, de l'ordre de 60 dollars pour le Brent, doivent continuer à être interprétés avec prudence.

Une telle évolution a en effet surpris, et même pris de cours, les marchés, c'est-à-dire les professionnels, et elle s'explique non pas par une baisse de la demande, mais par un excès d'offre au demeurant assez léger, dans un contexte de moindre croissance de la demande.

Elle s'accompagne de transferts de l'ordre de 500 milliards de dollars des pays producteurs vers les pays consommateurs. Cette situation est très favorable à la France, dont la facture pétrolière serait allégée de 17 milliards d'euros pour un baril au cours actuel. La facture pétrolière et gazière passerait ainsi avec ce cours de 62,5 milliards d'euros en 2013 à 41 milliards en 2015.

Sur le plan sectoriel, c'est un effet favorable, même s'il est fragile, un « été indien », pour le raffinage, et c'est aussi favorable aux secteurs économiques autres que ceux liés au pétrole.

A la fois producteur et consommateur, les Etats-Unis sont dans une situation intermédiaire.

En revanche, les pays producteurs sont en grande difficulté, notamment ceux sous sanctions, la Russie et l'Iran, mais aussi les très nombreux pays dont l'équilibre budgétaire est fondé sur un prix du pétrole élevé, parmi lesquels l'Algérie, le Venezuela, et le Nigéria. Les pays disposant d'importantes réserves financières accumulées grâce aux exportations passées, notamment ceux du Golfe, ont en revanche d'importantes capacités de résistance et peuvent attendre.

Les pays producteurs sont d'autant plus préoccupés qu'il n'y pas de certitude sur la durée des cours actuels. L'Agence internationale de l'énergie estime que le réajustement de l'offre et de la demande se fera d'ici la fin de la décennie, mais pense même à un certain rééquilbrage du marché dès la fin du second semestre. Il est très difficile de faire des prévisions car la première conséquence de la baisse des cours a été d'affecter la trésorerie des entreprises pétrolières, ce qui a conduit à un report des investissements qui sont la clef des capacités de production futures. Tout élément nouveau est examiné et évalué soigneusement. Après l'accord cadre du 2 avril avec l'Iran, l'Agence américaine d'information sur l'énergie a évalué à 600.000 barils jour le supplément de production sur le marché d'ici fin 2015, mais cela dépend du calendrier de la levée des sanctions.

L'incertitude est d'autant plus importante que l'on a des interrogations sur deux éléments essentiels de l'ajustement du marché.

Le premier concerne l'Arabie saoudite. Contrairement à ce qu'elle avait fait au moment de l'effondrement des cours consécutifs à la crise financière de 2008, celle-ci n'a pas réduit sa production et n'a pas non plus souhaité que l'OPEP prenne un décision de réduction des quotas, le 27 novembre dernier.

Il y a deux explications à cela. L'une est d'ordre économique et commercial, et semble devoir être privilégiée. Comme il n'y pas baisse de la demande, mais excédent de production, toute diminution de sa propre production entraînerait celle des parts de marché de l'Arabie, sans aucune perspective de les reprendre en l'absence d'une demande ultérieure suffisamment dynamique. L'autre explication, d'ordre politique, est fondée sur le constat que les pays les plus en difficulté, l'Iran d'abord, et la Russie ensuite, sont pour le premier le concurrent régional de l'Arabie, et perçu par elle comme une menace, et par ailleurs les deux principaux soutiens de Bachar el Assad. En outre, ce serait aussi un moyen d'affirmer, par rapport aux producteurs américains, la capacité de l'Arabie, qui dispose de réserves financières très larges lui permettant de surmonter pendant plusieurs années des cours déprimés, à conserver la maîtrise du marché.

Il y a, en effet, une interrogation majeure qui concerne le mode d'ajustement du marché mondial du pétrole. Celui-ci fonctionne-t-il encore avec l'Arabie saoudite comme producteur d'appoint ou est-il en train de changer en s'ajustant dorénavant sur le coût d'exploitation du producteur marginal, comme la théorie économique le voudrait ? En d'autres termes, le rôle de régulateur n'est-il pas en train d'être repris par le pétrole américain ?

C'est une question à laquelle il est encore trop tôt pour apporter une réponse, mais qui mérite d'être posée. L'exploitation des gisements de gaz et de pétrole de schiste repose sur un très grand nombre de puits dont la durée de production optimale en début de cycle, est moins longue que celle des puits classiques. Par conséquent, le maintien de la production exige des investissements fréquents pour ouvrir de nouveaux puits. Ainsi, toute augmentation des cours relance l'investissement et la production, ou bien, à l'opposé toute baisse des cours diminue l'investissement et la production, non pas de manière instantanée certes, mais avec des délais beaucoup plus brefs que dans le cas de figure du champ conventionnel.

C'est dans quelques mois que nous aurons les premiers éléments de réponse à cette question essentielle. On peut tout juste observe que pour la première fois, l'Agence américaine d'information sur l'énergie, l'EIA, a anticipé une baisse en mai de la production de pétrole de schiste, de l'ordre de 570.000 barils jour.

Dans un tel contexte d'ensemble, il est possible de tirer un certain nombre de conséquences pour l'Europe, étant au préalable rappelé quatre éléments.

Le premier est la dépendance énergétique de l'Union européenne. Celle-ci est actuellement très élevée à raison de 88% pour le pétrole et brut et de 66% pour le gaz naturel, et elle est, en l'état, destinée à augmenter, en raison de l'épuisement des gisements pétroliers de la Mer du Nord, et des gisements gazier de cette même Mer du Nord et de Groningue.

Le deuxième élément, sur lequel l'actualité complète presque chaque jour notre information, est la relation de l'Union européenne avec son principal fournisseur non seulement de gaz naturel, à raison de 32%, mais aussi de pétrole, à raison de 34%, qu'est la Russie. Cette relation est de plus en plus difficile.

On constate que Gazprom se plie difficilement aux règles du marché intérieur, notamment du troisième paquet « énergie » sur la séparation patrimoniale, et que la Russie cherche clairement à mettre l'Union européenne en concurrence ouverte non seulement avec la Chine, mais aussi avec la Turquie, ce que d'ailleurs le Premier ministre turc a décliné lorsqu'après l'annonce de l'abandon de South Stream, Gazprom a proposé de livrer le gaz qui transite actuellement par l'Ukraine par la Turquie uniquement.

La Commissaire européenne à la concurrence, Mme Margrethe Vestager, vient d'ailleurs d'adresser trois griefs à Gazprom, au titre des pratiques anticoncurrentielles et abus de position dominante soupçonnés.

Le troisième constat est de long terme. Les perspectives d'abondance de la ressource en gaz et en pétrole que l'on constate au niveau mondial, grâce au non conventionnel, repoussent à très loin tout scénario de type « pic pétrolier », ou « dernière goutte de pétrole », mais elles ne garantissent pas pour autant l'approvisionnement de l'Europe, compte tenu des facteurs d'instabilité croissante dans l'Arc de crise qui va de l'Atlantique à l'Océan indien, et où se trouve une majeure partie de la production et des réserves.

Le quatrième élément de réflexion concerne la recherche de nouvelles sources d'approvisionnements en hydrocarbures, différentes des sources actuelles. Cette recherche est indépendante de la question climatique et des négociations en cours : elle ne concerne pas le niveau de la ressource, mais son origine. En outre, il faut relever que dans le cadre de son scénario dit 450 compatible avec l'hypothèse d'une modification du mix énergétique mondial permettant de contenir à 2° le niveau de la température terrestre, l'Agence internationale de l'énergie prévoit le maintien d'un certain niveau de consommation d'hydrocarbures dans les prochaines décennies, à l'horizon 2040.

Dans cette perspective et comme le propose la Commission européenne dans le cadre de sa stratégie, il appartient à l'Europe de fonder sa sécurité énergétique, tant sur le renforcement du marché intérieur, que sur la diversification des fournisseurs et des voies d'accès au gaz naturel et sur la valorisation de ses propres ressources, en allant jusqu'à l'exploration voire l'exploitation du gaz et du pétrole non conventionnels qu'apparaît contenir son sous-sol.

Lorsque l'on évoque la diversification des fournisseurs, il ne s'agit pas de cesser toute relation avec la Russie, qui reste incontournable en raison de l'importance des volumes, avec selon les années de 120 à 150 milliards de mètres cubes, mais de banaliser d'une certaine manière la relation en la réduisant à un aspect commercial, tout en ayant naturellement, par ailleurs, une politique russe, celle que les circonstances permettront, sur le plan politique.

Le renforcement du marché intérieur est déjà en cours, avec notamment les flux inversés ou flux rebours, progressivement installés, et qui permettent de ravitailler en gaz les pays d'Europe orientale, d'Ouest en Est. L'objectif est de décloisonner l'Europe de l'Est où les négociations avec Gazprom sont moins avantageuses qu'avec les opérateurs gaziers des grands pays consommateurs de l'Ouest.

Pour sa part, la diversification des fournisseurs passe en partie par l'accès au GNL, notamment américain, car il faut tenir compte des perspectives limitées qu'offrent les alternatives du gaz norvégien et aussi du gaz algérien, tant que le gaz de schiste n'y est pas exploité. De ce point de vue, l'Europe est bien équipée en terminaux, notamment sur la façade atlantique, et là où l'on en manquait, à l'Est, deux projets sont venus combler ce manque dans la Baltique : l'un en Lituanie pour les Pays Baltes ; l'autre en Pologne.

Mais cette diversification passe aussi par les tubes, par les gazoducs du Corridor Sud, pour avoir accès via la Turquie, aux gisements d'Azerbaïdjan, et au-delà de la Caspienne et d'Asie centrale. C'est aussi une voie d'accès aux gisements sous-marins de Méditerranée orientale, situés entre Chypre, la Syrie, le Liban, Israël et l'Egypte. Il convient donc que les infrastructures montent en puissance pour que les capacités, actuellement réduites, soient à terme au rendez-vous.

Au passage, on observe que pour le gaz comme pour le pétrole, la diversification est la stratégie suivie par la Chine, qui évite toujours de trop se lier avec un fournisseur.

Il convient enfin de développer, pour qu'elles soient toujours adaptées aux besoins, les installations de stockage de gaz naturel. L'Agence internationale de l'énergie prévoit l'augmentation du recours au gaz, qui émet beaucoup moins de CO2 que le charbon pour la même quantité d'énergie.

Enfin, le dernier volet d'une stratégie européenne de sécurité énergétique qui serait complète, concerne la valorisation des ressources propres.

Il faut mentionner le gaz de houille et le biogaz, qui suivent leurs cours, même si le premier pourrait d'ores et déjà être davantage développé.

Le rapport évoque aussi sur le gaz et le pétrole de schiste pour lesquels les pays européens sont encore frileux, sauf la Pologne, où les résultats ne sont pas au rendez-vous pour l'instant, le Royaume-Uni et le Danemark, lequel veut en faire l'un des instruments de sa transition énergétique.

Cette frilosité donne l'impression que l'Europe manque une étape essentielle du progrès, ce qui est regrettable.

D'abord, ses ressources en hydrocarbures non conventionnels ne sont pas négligeables, selon l'EIA, l'Agence américaine d'information sur l'énergie.

Ensuite, c'est d'un intérêt économique et industriel majeur pour assurer le maintien sur nos territoires d'une industrie chimique et du raffinage, comme l'a remarqué notre collègue Frédéric Barbier dans le cadre d'un rapport d'information de la commission des affaires économiques en avril 2014.

L'enjeu est naturellement essentiel en termes d'emplois et en termes économiques. Il l'est aussi d'un point de vue géopolitique, car en l'absence de filière d'aval des hydrocarbures en Europe, l'actuelle géopolitique des matières premières, déjà suffisamment complexe, ne manquera pas de se doubler d'une géopolitique des produits finis.

Enfin, il est clair, dès lors que la simple présence d'hydrocarbures de schiste sera avérée, que les pays correspondants de l'Union européenne, et les entreprises qui les fournissent, auront dans les négociations avec les fournisseurs une carte supplémentaire à jouer. Ce n'est pas à négliger.

Pour la France, cette question de l'exploration d'abord, avant même d'envisager l'exploitation, est très sensible puisque notre pays a interdit jusqu'à la recherche, et il est avec la Bulgarie le seul Etat membre de l'Union à avoir pris une mesure de prohibition.

Néanmoins, nous jugeons indispensable de la poser.

D'abord, ce serait inutilement tronquer les conclusions auxquelles conduit logiquement l'examen objectif des données de la géopolitique de l'énergie. Ensuite, trois impératifs recommandent à notre pays d'exploiter les importantes ressources que les données publiées et confirmées par la géologie, selon les experts américains du département de l'énergie, invitent à prendre en considération : d'abord, le rétablissement de sa balance commerciale, en substituant des produits nationaux à des produits importés ; ensuite, la compétitivité et l'emploi dans un secteur pétrochimique et du raffinage qui a été particulièrement mis à mal, sans même évoquer l'activité directe issue de l'extraction ; enfin, la solvabilité de notre pays dans les relations avec les détenteurs internationaux de dette publique, dès lors que l'évolution actuelle du déficit n'exclut pas que celle-ci atteigne de l'ordre de 100% du PIB. Les producteurs de matières premières sont toujours considérés comme des pays financièrement plus sûrs.

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