J'ai rédigé un rapport intitulé « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » pour le compte de la Fondation d'aide aux victimes du terrorisme (FAVT) et à la suite d'un entretien avec M. Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, en mars 2014 ; on s'était étonné auprès du ministre, qui avait partagé notre constat, de l'absence d'une politique de contre-radicalisation en France qui aille au-delà de la seule action policière. Il existe un programme européen, le Réseau d'alerte contre la radicalisation ou Radicalization awareness network (RAN), auquel participent toutes les administrations concernées, celles-ci ne travaillant en revanche jamais ensemble.
La FAVT a financé cette étude et l'a publiée en décembre 2014, mais celle-ci n'a suscité aucun intérêt, ce qui prouve la difficulté pour le débat public d'intégrer un tel sujet. Malheureusement, les attentats des 7, 8 et 9 janvier dernier lui ont donné une actualité brûlante, mais dans un contexte d'angoisse où sont davantage soulevées les questions de l'efficacité des services de renseignement, de la police et de l'administration pénitentiaire que celles ayant trait aux causes de ces attaques.
J'ai sollicité les élus locaux pour cette étude de terrain, réalisée dans le cadre de la Maison des sciences de l'homme, mais sur les trente demandes de rendez-vous, je n'ai reçu que deux réponses positives. Le sujet de la radicalisation s'avère politiquement gênant. Je souhaitais également rencontrer des représentants des associations musulmanes et des radicaux, l'attache de ces derniers m'ayant été fournie par une chercheuse, Mme Ouisa Kies, qui a conduit des entretiens en prison.
La radicalisation n'est pas propre aux musulmans – que l'on songe aux black blocs, aux identitaires, à l'intégrisme juif –, mais la nature du phénomène se révèle spécifique pour cette population. On y retrouve les méthodes de recrutement des sectes – enfermement, idéologie totalitaire, fascination pour la cause épousée –, mêlées à la revendication d'une identité politico-religieuse portée par le salafisme. Le processus repose sur une stratégie de ghettoïsation de la communauté musulmane française, les salafistes prétendant s'exprimer au nom de celle-ci puisqu'ils se pensent les meilleurs pratiquants ; cela conduit à un conflit constant avec la République sur les cantines scolaires, les piscines ou le port du voile intégral. La montée du salafisme est un problème politique qui n'est pas cantonné au domaine du religieux.
La radicalisation salafiste s'alimente des conflits internationaux. La récupération du discours sur l'imminence de l'apocalypse – fréquent dans les sectes - se nourrit ainsi de la situation syrienne. Par ailleurs, les musulmans sont présentés comme victimes de persécutions partout dans le monde. Enfin, ce mouvement récupère une idéologie tiers-mondiste qui s'est développée dans les années 1980 et 1990 auprès de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et qui repose aujourd'hui sur la figure de héros positif du combattant pour le djihad.
La timidité voire la veulerie des représentants officiels de la communauté musulmane s'avère frappante : après les tueries perpétrées par Mohammed Merah et Mehdi Nemmouche, le Conseil français du culte musulman (CFCM) et le collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) ont surtout appelé à ne pas stigmatiser les musulmans. J'ai souhaité rencontrer des membres du CCIF, mais ils ont décliné ma demande arguant que la radicalisation n'était pas leur problème. Ces organisations ont adopté une stratégie de victimisation afin de bénéficier d'une créance politique auprès de la République. Même après les attentats de janvier 2015 à Paris, le CCIF a publié un communiqué odieux qui n'évoquait que la nécessité d'éviter toute stigmatisation.
On perçoit la communauté française musulmane par le CFCM – lieu de rivalités entre Marocains, Algériens, Tunisiens et Turcs d'une telle intensité qu'une présidence tournante a dû être instaurée – et par les salafistes. Or l'intégration de cette communauté s'est effectuée silencieusement. Beaucoup de présidents d'association, d'imams et de théologiens ont trouvé leur place dans la société française en défendant un droit à l'indifférence se situant à l'opposé du droit à la différence promu par les salafistes. Cette partie de la communauté musulmane s'est mobilisée contre la radicalisation en tenant des séminaires sur les moyens de lutter contre celle-ci ; ces musulmans affirment être les mieux placés pour connaître la communauté et les lieux où se réunissent et où prient les salafistes ; ils veulent constituer un réseau d'alerte, mais le bureau des cultes, structure très utile, se trouve hélas logé au ministère de l'intérieur, de même qu'est rattaché aux préfectures le « numéro vert » mis en place au printemps 2014. Cette tonalité policière, probablement involontaire, facilite l'accusation de collaboration et de traîtrise à l'islam portée par les salafistes envers ces musulmans. Il conviendrait donc de rattacher le bureau des cultes à une autre structure que le ministère de l'intérieur. Aucune politique de lutte contre la radicalisation ne peut se mener sans discours théologique et ce n'est pas au ministre de l'intérieur d'en tenir un.
Nous nous trouvons dans une situation similaire à celle de la marche des beurs que les enfants d'immigrés, nés Français, avaient lancée en 1983 pour demander à la République l'application de ses propres principes et de sa devise « Liberté, égalité, fraternité ». Cette initiative avait bénéficié d'une grande mobilisation sociale et médiatique, mais le Parti socialiste y avait répondu en créant « SOS racisme » sans y intégrer le moindre leader de cette marche. Ainsi, l'une des premières revendications de « SOS racisme » fut de demander l'octroi de la carte de séjour de dix ans, alors que les participants de la marche étaient Français ! Ceux-ci se sont sentis trahis et ce sont leurs enfants qui leur disent aujourd'hui que l'action républicaine s'avère vaine. Le processus de réislamisation s'est nourri de ce terreau. Ne ratons pas à nouveau la main tendue des classes moyennes musulmanes !
Depuis la guerre en ex-Yougoslavie et l'utilisation de l'armée comme instrument de politique extérieure, le bilan de cette dernière s'avère dramatique. En Yougoslavie, les méthodes d'action ont permis d'arrêter une guerre civile, mais l'armée a ensuite été utilisée continuellement, comme en Somalie pour faire de l'ingérence humanitaire ou en Libye où l'on a bombardé le pays en outrepassant le mandat de l'Organisation des Nations unies (ONU) – et encore la résolution avait été votée par des pays ne représentant que 9 % de la population mondiale. Nous vivons encore sur l'idée que nos positions reflètent « l'opinion publique internationale », notion fort commode qui nous permet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de définir la sécurité internationale. M. John Kerry, secrétaire d'État américain, a critiqué la Russie en affirmant que l'on ne pouvait plus, au XXIe siècle, envahir des territoires ; or les États-Unis ont envahi l'Irak dans la plus grande illégalité. Ils pensent que le passé peut s'effacer, mais cela est loin d'être le cas. La décision du président Jacques Chirac de ne pas participer à la guerre en Irak fut le dernier moment où la France ne suivit pas la politique américaine ; c'est le gouvernement actuel qui est plus dur que les Américains lorsque nous avons ridiculement proposé de bombarder les sites chimiques en Syrie.
Les sites salafistes insistent sur la disproportion entre notre silence lorsque 2 000 personnes sont tuées à Gaza et notre déploiement de force militaire dès que quatre Occidentaux sont tués. Comment voulez-vous répondre à cet argumentaire ?
Nous avons besoin de l'Iran pour résoudre les conflits en Afghanistan, en Irak, en Syrie et au Liban, mais on n'invite pas ce pays à une conférence internationale à Paris ! Les diplomates de la filière politique et affaires stratégiques du ministère des affaires étrangères et du développement international sont devenus néoconservateurs quinze ans après les Américains.
À partir de la guerre en Yougoslavie, les interventions dans des opérations multilatérales devaient reposer sur un policy planning, négocié dans le cadre de l'ONU, cohérent entre tous les pays intervenant. Au Quai d'Orsay, le centre de décision s'est déplacé des directions géographiques vers la filière des affaires stratégiques induisant une conception des programmes indépendante de leur objet. L'actuelle intervention militaire en Irak ne s'est ainsi accompagnée d'aucune conditionnalité politique. Quatorze des dix-neuf auteurs des attentats du 11 septembre 2001 étaient Saoudiens, mais le président George W. Bush expliqua en 2002 que l'axe du mal était constitué de l'Iran, de l'Irak et de la Corée du Nord, trois pays dont aucun ressortissant n'avait participé au 11 septembre. Le discours de victimisation des musulmans porte, y compris dans les classes moyennes qui pensent que la politique extérieure française ne prend absolument pas en compte leur sensibilité.
Une vidéo circule actuellement sur Internet montrant une femme décapitée en Arabie saoudite sur un parking public avec des gens qui circulent autour de la scène en riant. Il est difficile d'expliquer que l'on doit combattre l'État islamique, mais que l'on soutient l'Arabie saoudite. J'étudie la situation en Arabie saoudite depuis vingt ans et j'entends constamment dire que le pays évolue alors que ce n'est pas le cas ; le salafisme représente un sous-produit du wahhabisme, diffusé par l'Arabie saoudite à partir des années 1980 pour lutter contre les Frères musulmans. Je travaillais à cette époque dans les services de renseignement où l'on constatait qu'une grande partie de l'aide américaine transitant par l'Arabie saoudite et le Pakistan allait vers les plus islamistes de ceux que l'on nommait à l'époque les combattants de la liberté. Les Saoudiens ont conditionné l'octroi d'une aide au Pakistan à l'ouverture de madrasas hanbalites, les plus proches du rite saoudien, qui ont produit les talibans. On raisonnait selon l'adage « les ennemis de nos ennemis sont nos amis », alors que les ennemis de nos ennemis peuvent être des ennemis poursuivant leur propre stratégie.
Il importe donc de refonder le logiciel de notre politique étrangère.
En outre, il y a lieu de réformer le droit d'asile à l'échelle européenne. Conçu dans les années 1950 avec le sentiment de culpabilité de ne pas avoir accueilli les juifs persécutés par le nazisme, le droit d'asile fut élaboré pour ouvrir nos pays aux dissidents du bloc communiste. Or le Londonistan à Londres a prouvé que les personnes bénéficiant de ce système n'étaient pas toutes, loin s'en faut, des défenseurs de la liberté ; beaucoup tenaient un discours de haine effrayant et les Britanniques ont ouvert les yeux après l'attentat de 2005 en se rendant compte que la présence de ces gens sur leur territoire ne permettait pas la sanctuarisation de celui-ci. Ils ont donc extradé vers la France Rachid Ramda après dix ans de refus obstinés. Il faut donc conditionner l'octroi de l'asile politique en Europe au statut de défenseur de la liberté, le fait d'être persécuté par un régime dictatorial ne devant pas suffire à voir sa demande acceptée – surtout si l'on est accusé d'actes terroristes comme la plupart des leaders du Londonistan.
M. Saïd Arif a été condamné pour préparation d'un attentat au marché de Noël à Strasbourg ; après sa condamnation, il a été assigné à résidence dans le centre de la France et s'est échappé en Suède où il a été arrêté de nouveau et extradé en France avant de disparaître une seconde fois. Dans de tels cas, la République est bafouée. Mais que faire de ces personnes une fois leur peine de prison effectuée ? Quant à la cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), il lui arrive de rendre des arrêts surréalistes, comme celui concernant les pirates somaliens. Quand le droit porte atteinte à la justice, il faut réformer le droit.
La France devrait demander un siège à l'Organisation de la conférence islamique (OCI), créée par l'Arabie saoudite pour lutter contre la Ligue arabe, elle-même fondée par Gamal Abdel Nasser à l'époque du panarabisme. L'OCI regroupe des États laïques et religieux et notre pays compte plus de musulmans qu'un tiers des pays membres de cette organisation. Aujourd'hui, l'Inde est le pays musulman le plus important et seuls 9 % de musulmans dans le monde sont arabes. Je préférerais qu'un ambassadeur français de confession musulmane explique ce que signifie être musulman en France plutôt que d'entendre les délires des associations saoudiennes des droits de l'homme sur le respect de la religion et de la laïcité. Pourquoi une fatwa serait-elle applicable dans un pays non musulman ? Dans l'appréhension de ce type de questions à dimension internationale, on nous oppose une charia que l'on se refuse à critiquer du fait de son caractère religieux.
Les grands programmes de contre-radicalisation chez nos principaux partenaires européens sont caractérisés par une parole publique qui affiche l'objectif politique de reflux de la radicalisation, par une organisation reposant sur les collectivités locales – le maire étant jugé le meilleur connaisseur de la population et le plus à même d'utiliser les services sociaux et de travailler avec les services de police – alors que la France a choisi les préfectures, et par la fourniture de moyens par l'État.
Les responsables publics doivent désigner la cible, à savoir le salafisme. Les autres dénominations – terrorisme islamiste, djihadisme – sont privées de signification car elles ne précisent pas ce qui, à l'intérieur de la pratique musulmane, constitue un danger pour la République. La désignation permet de faire comprendre aux autres musulmans que l'islam n'est pas un problème et que seul ce courant l'est. Nous n'avons pas à interdire le salafisme – pendant la guerre froide, les partis communistes étaient autorisés en Europe de l'Ouest –, mais nous devons clarifier la situation et le débat pour mener le combat sur les plans idéologique et théologique.