Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d'avoir accepté d'avancer d'une heure l'horaire de cette audition, afin de me permettre de participer à l'hommage qui sera rendu par le Président de la République à nos soldats décédés en Espagne.
Votre commission d'enquête, de même que celle du Sénat, a été créée avant les événements tragiques des 7, 8 et 9 janvier dernier ; cela prouve combien le Parlement et le Gouvernement ont pris au sérieux la menace qui pèse sur nous, menace dont nous n'avons jamais masqué la gravité. Parce que nous sommes conscients de la dignité que requiert la situation et qu'il nous paraît important que les uns et les autres évitent les déclarations lapidaires et les solutions simplistes, nous avons participé à plusieurs échanges et réunions d'information et nous avons tenu à ce que les propositions du Gouvernement fassent l'objet d'un travail très approfondi. Je me propose, après avoir vous avoir livré quelques éléments chiffrés et analytiques sur l'état des choses, de vous présenter les initiatives prises par le Gouvernement, notamment au plan judiciaire, puis les actions de coopération menées à l'échelle de l'Union européenne.
Tout d'abord, quel est l'état des choses ? Un peu plus de 12 000 « combattants étrangers » ont été recensés sur les théâtres de guerre, dont 3 000 à 4 500 – l'estimation haute étant celle d'Eurojust – viendraient des pays européens. La France est un des pays d'Europe de l'ouest qui comptent le plus de ressortissants sur ces théâtres : 393, selon le dernier relevé ; elle est suivie par la Belgique, l'Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni. Deux mille de ces volontaires européens, soit les deux tiers, seraient originaires des pays du Caucase et des Balkans. On dénombre une soixantaine de morts.
Un profil-type, si tant est que cela ait un sens, a été défini : ces combattants seraient principalement des hommes, âgés de dix-huit à vingt-huit ans, originaires notamment de l'Île-de-France, du Nord-Pas-de-Calais, de Provence-Alpes-Côte d'Azur, de Midi-Pyrénées et d'Alsace. Mais nous avons également eu connaissance de faits concernant des personnes originaires de Normandie et il convient de mentionner la situation particulière de l'Hérault, notamment de la ville de Lunel. Il est important de relever qu'environ un quart de ces combattants sont des convertis, que 7 % des personnes mises en examen par le pôle antiterroriste sont des mineurs et que le nombre des femmes concernées, une cinquantaine, serait en progression. Cependant, l'Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) nous a récemment indiqué qu'il s'agit jusqu'à présent exclusivement d'accompagnantes et non de combattantes recensées en tant que telles. Selon nos informations, 189 personnes sont revenues en France, dont la plupart mèneraient une vie discrète. Certaines sont cependant très actives et se livrent à des actions de prosélytisme ou participent au recrutement et à l'acheminement de combattants vers les théâtres de guerre.
Avant même la tragédie du mois de janvier, le pôle antiterroriste de Paris avait engagé une action en prenant des mesures spécifiques. Ainsi, 114 procédures sont en cours, dont plus de la moitié font l'objet d'informations judiciaires et sont confiées à des magistrats instructeurs. Dans les premières affaires jugées – l'une en mars 2014, l'autre en novembre 2014 –, des peines de sept ans d'emprisonnement ont été prononcées. Par ailleurs, deux procédures sont menées en coopération avec l'Espagne et la Belgique. Au total, 134 personnes sont mises en examen, dont 90 ont été placées en détention provisoire, les 44 autres étant soumises à un contrôle judiciaire. Parmi ces personnes, on dénombre onze femmes et neuf mineurs dont huit font l'objet d'un contrôle judiciaire, le neuvième ayant été placé en détention provisoire.
Je rappelle que notre arsenal législatif a été renforcé par la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014. La première nous dispense des deux conditions habituellement requises pour les actes commis à l'étranger, à savoir la double incrimination – l'acte doit être également constitutif d'une infraction dans le pays où il a été commis – et la dénonciation officielle par les autorités étrangères. Quant à la seconde loi, elle a introduit dans notre législation toute une série de moyens d'action et d'intervention utiles aux enquêteurs et aux magistrats. Ainsi, elle a créé l'incrimination d'entreprise individuelle terroriste et elle permet la cyber-infiltration et la perquisition à distance.
J'en viens maintenant à l'action du Gouvernement. Vous vous rappelez sans doute que celui-ci a adopté, le 23 avril 2014, un plan interministériel impliquant le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et celui de l'intérieur, dont l'objectif est de faciliter le démantèlement des filières, de contrarier les déplacements des terroristes, d'empêcher la diffusion de contenus illicites sur les réseaux et d'améliorer la coopération internationale.
Le ministère de la justice a participé très activement à la mise en oeuvre de ce plan. Ainsi, grâce à la création du Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), qui permet d'obtenir des signalements à titre préventif, nous pouvons intervenir pour empêcher les déplacements vers les théâtres de guerre.
Par ailleurs, l'ensemble de l'institution judiciaire a été sollicitée par plusieurs dépêches. La première, datée du 2 mai 2014, invitait les parquets généraux et les parquets à participer à une meilleure coopération entre les services de l'État, sous l'autorité du préfet, et l'institution judiciaire, sous l'autorité du procureur. Les ministères de la justice et de l'intérieur ont diffusé deux dépêches interministérielles : la première, datée du 5 mai 2014, était relative aux conditions d'application de la mesure d'opposition à la sortie du territoire des mineurs sans titulaire de l'autorité parentale ; la seconde, en juin 2014, visait à améliorer la coopération et le partage du renseignement entre les services de police et la justice. Le 6 octobre, nous avons demandé à tous les parquets généraux de dresser un bilan d'étape de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. Le 17 octobre, nous avons réuni, à la Chancellerie, le parquet antiterroriste de Paris, le parquet général, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris ainsi que des magistrats instructeurs, afin de préciser les éléments de ce bilan. Le 5 décembre, j'ai diffusé une circulaire demandant aux parquets de désigner un magistrat référent dans chacun des tribunaux de grande instance. Ces magistrats, que j'ai pu réunir à la mi-janvier, forment ainsi un réseau sur l'ensemble du territoire. Interlocuteurs de la section antiterroriste du parquet de Paris, ils exercent une vigilance particulière sur les procédures antiterroristes de leur tribunal de grande instance et sont les référents des centres départementaux d'assistance et de prévention de la radicalisation.
Le plan annoncé par le Premier ministre le 21 janvier dernier concerne tous les domaines d'intervention du ministère de la justice et mobilise l'ensemble de ses personnels. Il vise à renforcer les actions entreprises en les faisant changer d'échelle et en en améliorant encore la performance.
En ce qui concerne l'administration pénitentiaire, il se compose de cinq grands axes. Actuellement, 302 détenus font l'objet d'une surveillance particulière pour des faits de terrorisme ; 167 d'entre eux relèvent du terrorisme djihadiste, dont 16 % avaient des antécédents carcéraux. Parmi ces 167 détenus, 60 sont identifiés comme radicalisés ou difficiles, une vingtaine sont en rupture avec l'institution et une trentaine sont dans une posture d'affrontement sans que la rupture avec l'institution soit consommée. Par une circulaire de novembre 2012, actualisée en novembre 2013, nous avons pris des dispositions afin de surveiller ces personnes.
Le premier axe du plan concerne la sécurité. Un plan de sécurisation des établissements pénitentiaires a été adopté en juin 2013, auquel ont été alloués 33 millions d'euros. Ce plan consiste essentiellement dans la pose de filins de sécurité – nous comptons une quarantaine d'établissements sensibles –, l'installation de portiques de détection, à masse métallique et à ondes millimétriques, de 678 brouilleurs téléphoniques et de près de 300 détecteurs de téléphone portable. Nous prévoyons, dans le cadre du nouveau plan, de généraliser le brouillage téléphonique, de recruter des informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus – qu'ils peuvent détenir, depuis un décret de 2003 actualisé en 2009, mais sans accès à Internet –, ainsi qu'une quarantaine d'interprètes. Nous envisageons également de créer des équipes légères de sécurité pour accroître la fréquence des fouilles sectorielles et une nouvelle équipe cynotechnique chargée de la fouille des lieux et des objets.
Le deuxième grand axe concerne le renseignement pénitentiaire. Celui-ci a été renforcé en 2012 et de nouveau en 2013, notamment par la création de sept postes d'officiers. En 2014, il a été restructuré sur l'ensemble du territoire, de sorte que nous disposons désormais de treize agents en administration centrale et de quatorze agents dans les directions interrégionales. Le renseignement pénitentiaire travaille de manière mieux organisée avec les services du ministère de l'intérieur. Un directeur de l'administration pénitentiaire a ainsi été détaché à l'UCLAT, et cette administration participe régulièrement au RAN, le réseau européen de sensibilisation à la radicalisation. Nous prévoyons en outre de créer une cellule de réflexion au sein de l'administration centrale ainsi qu'une cellule de veille informatique, pour laquelle nous allons recruter une vingtaine d'analystes chargés d'assurer une veille sur les réseaux internet. Nous allons également recruter une quarantaine d'officiers pour les différents établissements.
Le troisième axe concerne la formation des personnels. Nous avions déjà prévu, dans le budget pour 2015, d'y consacrer 2,2 millions d'euros. Cinq sessions de formation, organisées notamment en partenariat avec l'École pratique des hautes études (EPHE), se sont déroulées à la fin de l'année 2014 ; elles ont porté sur la prévention de la radicalisation, la laïcité et les institutions républicaines, ainsi que sur les religions et l'exercice des cultes. Grâce au nouveau plan, nous allons augmenter ces capacités de formation en créant à Paris une antenne de l'École nationale pénitentiaire, dont les effectifs ainsi que les capacités d'intervention seront renforcés.
Le quatrième axe concerne l'identification des personnes radicalisées. Une équipe pluridisciplinaire recrutée dans le cadre d'un appel d'offres mène, depuis le début du mois de janvier, une recherche-action dans deux établissements afin d'élaborer des indicateurs qui permettront de mieux identifier les personnes radicalisées ou en voie de radicalisation et de travailler sur les signaux faibles. Cinq autres recherches-actions seront menées en milieu ouvert et fermé ainsi que dans les quartiers dédiés. À Fresnes, nous avons en effet lancé une expérimentation qui consiste à isoler du reste de l'établissement en les regroupant dans une même aile, bien entendu dans des cellules différentes, des personnes identifiées comme étant radicalisées ou en voie de radicalisation, sur le fondement de la nature des infractions pour lesquelles elles ont été condamnées. L'équipe pluridisciplinaire est notamment chargée d'apprécier la pertinence de ce critère. En effet, certaines personnes incarcérées pour des motifs de droit commun peuvent être en voie de radicalisation et, à l'inverse, d'autres condamnées pour une infraction terroriste peuvent être sensibles à une démarche de désendoctrinement.
Le cinquième axe concerne la prévention. Tout d'abord, la création de quartiers dédiés permet de soustraire la grande masse de la population carcérale à l'emprise de personnes susceptibles de les endoctriner. Ensuite, nous avons recruté, depuis deux ans, une trentaine d'aumôniers musulmans, que nous formons à la prévention de la radicalisation et à la laïcité. Nous comptons en recruter trente autres cette année et trente de plus l'année prochaine. Ces aumôniers sont actuellement au nombre de 183, dont 129 sont rémunérés, contre 69 en janvier 2012. Le doublement du budget consacré à cette action permettra également de leur donner un statut plus conforme aux missions qui leur sont confiées. Par ailleurs, nous avons conclu un partenariat avec l'EPHE, l'École des hautes études en sciences sociales ainsi que l'Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Nous élaborons dans ce cadre des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés à tous les arrivants, dont je rappelle qu'ils séjournent entre huit et quinze jours dans des quartiers qui leur sont réservés au sein de chaque établissement. Nous sommes également en train d'élaborer avec l'éducation nationale des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux moins de vingt-cinq ans.
En ce qui concerne la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous créons un réseau de référents « laïcité et citoyenneté », qui seront présents dans chaque direction territoriale où ils seront chargés d'organiser formations et interventions auprès des mineurs et des éducateurs. Par ailleurs, une mission nationale de veille et d'information est créée auprès de l'administration de la PJJ et un plan massif de formation, incluant notamment une formation au repérage et à la détection des signaux faibles de radicalisation, s'adressera à l'ensemble des 9 000 personnels de la PJJ ainsi qu'à ceux du secteur associatif habilité et aux juges des enfants.
S'agissant des services judiciaires, les procureurs et certains magistrats du siège commencent à être équipés, dans le cadre d'un plan lancé en janvier 2014, de matériels informatiques qui leur permettront d'appliquer les dispositions de la loi de novembre 2014, notamment la perquisition à distance. Par ailleurs, nous allons recruter 114 magistrats, 114 greffiers ainsi qu'une trentaine d'assistants de justice et d'assistants spécialisés. Enfin, nous travaillons actuellement à l'élaboration de certaines dispositions législatives, telles que la création d'un fichier des personnes condamnées pour actes de terrorisme ; nous envisageons également de transférer la répression des injures et diffamations à caractère raciste ou antisémite du droit de la presse vers le code pénal – car nous savons que les propos et les actes antisémites alimentent cette violence – et de proposer des dispositions procédurales de nature à mieux protéger les victimes et les témoins.
Je conclurai en évoquant la coopération au sein de l'Union européenne. Lors du Conseil des ministres qui s'est tenu la semaine dernière à Riga, en Lettonie, j'ai présenté, à ma demande, une communication sur la lutte contre le terrorisme, dans laquelle j'ai demandé le renforcement de la coopération au sein de l'Union européenne. Je souhaite notamment que soient harmonisées les définitions d'un certain nombre de concepts, tels que celui de combattants étrangers, et que soit révisée la décision-cadre de 2008, qui définit les infractions liées aux actes terroristes, afin de tenir compte des nouveaux modes opératoires, puisque nous sommes confrontés à une menace protéiforme, dont les acteurs recourent à des méthodes nouvelles et diverses. J'ai également demandé que la directive 2011-93 relative au blocage des sites et plateformes aux contenus pédopornographiques puisse être étendue à la lutte contre le terrorisme ; cette proposition suscite cependant de fortes réticences dans de nombreux pays européens. Par ailleurs, j'ai souhaité que soit accélérée l'application de la résolution de l'ONU adoptée à l'unanimité en septembre 2014, qui comprend précisément des définitions tenant compte des nouvelles formes d'actes terroristes, notamment l'incrimination des actes visant à faciliter le voyage. L'adoption de définitions communes à l'ensemble des pays européens nous permettrait en effet de travailler de manière plus efficace. J'ai souhaité également que la coopération avec un certain nombre de pays tiers, notamment les États-Unis, la Turquie et les pays des Balkans, soit systématisée. Ainsi, l'ECRIS (European criminal records information system), qui est une plateforme de partage d'informations relatives aux casiers et aux antécédents judiciaires commune à vingt-quatre pays européens, pourrait être étendue à ces pays. Enfin, j'ai insisté sur l'utilité du mandat d'arrêt européen, qui nous a permis de contribuer de manière rapide et efficace à une enquête menée en Belgique.
Tels sont les éléments que je souhaitais vous présenter ; je me tiens maintenant à votre entière disposition pour répondre à vos questions.