La séance est ouverte à 8 heures.
Présidence de M.Éric Ciotti, président
Madame la ministre la justice, nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de notre commission d'enquête. Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 qui régit le fonctionnement des commissions d'enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christiane Taubira prête serment.)
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d'avoir accepté d'avancer d'une heure l'horaire de cette audition, afin de me permettre de participer à l'hommage qui sera rendu par le Président de la République à nos soldats décédés en Espagne.
Votre commission d'enquête, de même que celle du Sénat, a été créée avant les événements tragiques des 7, 8 et 9 janvier dernier ; cela prouve combien le Parlement et le Gouvernement ont pris au sérieux la menace qui pèse sur nous, menace dont nous n'avons jamais masqué la gravité. Parce que nous sommes conscients de la dignité que requiert la situation et qu'il nous paraît important que les uns et les autres évitent les déclarations lapidaires et les solutions simplistes, nous avons participé à plusieurs échanges et réunions d'information et nous avons tenu à ce que les propositions du Gouvernement fassent l'objet d'un travail très approfondi. Je me propose, après avoir vous avoir livré quelques éléments chiffrés et analytiques sur l'état des choses, de vous présenter les initiatives prises par le Gouvernement, notamment au plan judiciaire, puis les actions de coopération menées à l'échelle de l'Union européenne.
Tout d'abord, quel est l'état des choses ? Un peu plus de 12 000 « combattants étrangers » ont été recensés sur les théâtres de guerre, dont 3 000 à 4 500 – l'estimation haute étant celle d'Eurojust – viendraient des pays européens. La France est un des pays d'Europe de l'ouest qui comptent le plus de ressortissants sur ces théâtres : 393, selon le dernier relevé ; elle est suivie par la Belgique, l'Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni. Deux mille de ces volontaires européens, soit les deux tiers, seraient originaires des pays du Caucase et des Balkans. On dénombre une soixantaine de morts.
Un profil-type, si tant est que cela ait un sens, a été défini : ces combattants seraient principalement des hommes, âgés de dix-huit à vingt-huit ans, originaires notamment de l'Île-de-France, du Nord-Pas-de-Calais, de Provence-Alpes-Côte d'Azur, de Midi-Pyrénées et d'Alsace. Mais nous avons également eu connaissance de faits concernant des personnes originaires de Normandie et il convient de mentionner la situation particulière de l'Hérault, notamment de la ville de Lunel. Il est important de relever qu'environ un quart de ces combattants sont des convertis, que 7 % des personnes mises en examen par le pôle antiterroriste sont des mineurs et que le nombre des femmes concernées, une cinquantaine, serait en progression. Cependant, l'Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) nous a récemment indiqué qu'il s'agit jusqu'à présent exclusivement d'accompagnantes et non de combattantes recensées en tant que telles. Selon nos informations, 189 personnes sont revenues en France, dont la plupart mèneraient une vie discrète. Certaines sont cependant très actives et se livrent à des actions de prosélytisme ou participent au recrutement et à l'acheminement de combattants vers les théâtres de guerre.
Avant même la tragédie du mois de janvier, le pôle antiterroriste de Paris avait engagé une action en prenant des mesures spécifiques. Ainsi, 114 procédures sont en cours, dont plus de la moitié font l'objet d'informations judiciaires et sont confiées à des magistrats instructeurs. Dans les premières affaires jugées – l'une en mars 2014, l'autre en novembre 2014 –, des peines de sept ans d'emprisonnement ont été prononcées. Par ailleurs, deux procédures sont menées en coopération avec l'Espagne et la Belgique. Au total, 134 personnes sont mises en examen, dont 90 ont été placées en détention provisoire, les 44 autres étant soumises à un contrôle judiciaire. Parmi ces personnes, on dénombre onze femmes et neuf mineurs dont huit font l'objet d'un contrôle judiciaire, le neuvième ayant été placé en détention provisoire.
Je rappelle que notre arsenal législatif a été renforcé par la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014. La première nous dispense des deux conditions habituellement requises pour les actes commis à l'étranger, à savoir la double incrimination – l'acte doit être également constitutif d'une infraction dans le pays où il a été commis – et la dénonciation officielle par les autorités étrangères. Quant à la seconde loi, elle a introduit dans notre législation toute une série de moyens d'action et d'intervention utiles aux enquêteurs et aux magistrats. Ainsi, elle a créé l'incrimination d'entreprise individuelle terroriste et elle permet la cyber-infiltration et la perquisition à distance.
J'en viens maintenant à l'action du Gouvernement. Vous vous rappelez sans doute que celui-ci a adopté, le 23 avril 2014, un plan interministériel impliquant le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et celui de l'intérieur, dont l'objectif est de faciliter le démantèlement des filières, de contrarier les déplacements des terroristes, d'empêcher la diffusion de contenus illicites sur les réseaux et d'améliorer la coopération internationale.
Le ministère de la justice a participé très activement à la mise en oeuvre de ce plan. Ainsi, grâce à la création du Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), qui permet d'obtenir des signalements à titre préventif, nous pouvons intervenir pour empêcher les déplacements vers les théâtres de guerre.
Par ailleurs, l'ensemble de l'institution judiciaire a été sollicitée par plusieurs dépêches. La première, datée du 2 mai 2014, invitait les parquets généraux et les parquets à participer à une meilleure coopération entre les services de l'État, sous l'autorité du préfet, et l'institution judiciaire, sous l'autorité du procureur. Les ministères de la justice et de l'intérieur ont diffusé deux dépêches interministérielles : la première, datée du 5 mai 2014, était relative aux conditions d'application de la mesure d'opposition à la sortie du territoire des mineurs sans titulaire de l'autorité parentale ; la seconde, en juin 2014, visait à améliorer la coopération et le partage du renseignement entre les services de police et la justice. Le 6 octobre, nous avons demandé à tous les parquets généraux de dresser un bilan d'étape de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. Le 17 octobre, nous avons réuni, à la Chancellerie, le parquet antiterroriste de Paris, le parquet général, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris ainsi que des magistrats instructeurs, afin de préciser les éléments de ce bilan. Le 5 décembre, j'ai diffusé une circulaire demandant aux parquets de désigner un magistrat référent dans chacun des tribunaux de grande instance. Ces magistrats, que j'ai pu réunir à la mi-janvier, forment ainsi un réseau sur l'ensemble du territoire. Interlocuteurs de la section antiterroriste du parquet de Paris, ils exercent une vigilance particulière sur les procédures antiterroristes de leur tribunal de grande instance et sont les référents des centres départementaux d'assistance et de prévention de la radicalisation.
Le plan annoncé par le Premier ministre le 21 janvier dernier concerne tous les domaines d'intervention du ministère de la justice et mobilise l'ensemble de ses personnels. Il vise à renforcer les actions entreprises en les faisant changer d'échelle et en en améliorant encore la performance.
En ce qui concerne l'administration pénitentiaire, il se compose de cinq grands axes. Actuellement, 302 détenus font l'objet d'une surveillance particulière pour des faits de terrorisme ; 167 d'entre eux relèvent du terrorisme djihadiste, dont 16 % avaient des antécédents carcéraux. Parmi ces 167 détenus, 60 sont identifiés comme radicalisés ou difficiles, une vingtaine sont en rupture avec l'institution et une trentaine sont dans une posture d'affrontement sans que la rupture avec l'institution soit consommée. Par une circulaire de novembre 2012, actualisée en novembre 2013, nous avons pris des dispositions afin de surveiller ces personnes.
Le premier axe du plan concerne la sécurité. Un plan de sécurisation des établissements pénitentiaires a été adopté en juin 2013, auquel ont été alloués 33 millions d'euros. Ce plan consiste essentiellement dans la pose de filins de sécurité – nous comptons une quarantaine d'établissements sensibles –, l'installation de portiques de détection, à masse métallique et à ondes millimétriques, de 678 brouilleurs téléphoniques et de près de 300 détecteurs de téléphone portable. Nous prévoyons, dans le cadre du nouveau plan, de généraliser le brouillage téléphonique, de recruter des informaticiens afin de mieux contrôler les ordinateurs des détenus – qu'ils peuvent détenir, depuis un décret de 2003 actualisé en 2009, mais sans accès à Internet –, ainsi qu'une quarantaine d'interprètes. Nous envisageons également de créer des équipes légères de sécurité pour accroître la fréquence des fouilles sectorielles et une nouvelle équipe cynotechnique chargée de la fouille des lieux et des objets.
Le deuxième grand axe concerne le renseignement pénitentiaire. Celui-ci a été renforcé en 2012 et de nouveau en 2013, notamment par la création de sept postes d'officiers. En 2014, il a été restructuré sur l'ensemble du territoire, de sorte que nous disposons désormais de treize agents en administration centrale et de quatorze agents dans les directions interrégionales. Le renseignement pénitentiaire travaille de manière mieux organisée avec les services du ministère de l'intérieur. Un directeur de l'administration pénitentiaire a ainsi été détaché à l'UCLAT, et cette administration participe régulièrement au RAN, le réseau européen de sensibilisation à la radicalisation. Nous prévoyons en outre de créer une cellule de réflexion au sein de l'administration centrale ainsi qu'une cellule de veille informatique, pour laquelle nous allons recruter une vingtaine d'analystes chargés d'assurer une veille sur les réseaux internet. Nous allons également recruter une quarantaine d'officiers pour les différents établissements.
Le troisième axe concerne la formation des personnels. Nous avions déjà prévu, dans le budget pour 2015, d'y consacrer 2,2 millions d'euros. Cinq sessions de formation, organisées notamment en partenariat avec l'École pratique des hautes études (EPHE), se sont déroulées à la fin de l'année 2014 ; elles ont porté sur la prévention de la radicalisation, la laïcité et les institutions républicaines, ainsi que sur les religions et l'exercice des cultes. Grâce au nouveau plan, nous allons augmenter ces capacités de formation en créant à Paris une antenne de l'École nationale pénitentiaire, dont les effectifs ainsi que les capacités d'intervention seront renforcés.
Le quatrième axe concerne l'identification des personnes radicalisées. Une équipe pluridisciplinaire recrutée dans le cadre d'un appel d'offres mène, depuis le début du mois de janvier, une recherche-action dans deux établissements afin d'élaborer des indicateurs qui permettront de mieux identifier les personnes radicalisées ou en voie de radicalisation et de travailler sur les signaux faibles. Cinq autres recherches-actions seront menées en milieu ouvert et fermé ainsi que dans les quartiers dédiés. À Fresnes, nous avons en effet lancé une expérimentation qui consiste à isoler du reste de l'établissement en les regroupant dans une même aile, bien entendu dans des cellules différentes, des personnes identifiées comme étant radicalisées ou en voie de radicalisation, sur le fondement de la nature des infractions pour lesquelles elles ont été condamnées. L'équipe pluridisciplinaire est notamment chargée d'apprécier la pertinence de ce critère. En effet, certaines personnes incarcérées pour des motifs de droit commun peuvent être en voie de radicalisation et, à l'inverse, d'autres condamnées pour une infraction terroriste peuvent être sensibles à une démarche de désendoctrinement.
Le cinquième axe concerne la prévention. Tout d'abord, la création de quartiers dédiés permet de soustraire la grande masse de la population carcérale à l'emprise de personnes susceptibles de les endoctriner. Ensuite, nous avons recruté, depuis deux ans, une trentaine d'aumôniers musulmans, que nous formons à la prévention de la radicalisation et à la laïcité. Nous comptons en recruter trente autres cette année et trente de plus l'année prochaine. Ces aumôniers sont actuellement au nombre de 183, dont 129 sont rémunérés, contre 69 en janvier 2012. Le doublement du budget consacré à cette action permettra également de leur donner un statut plus conforme aux missions qui leur sont confiées. Par ailleurs, nous avons conclu un partenariat avec l'EPHE, l'École des hautes études en sciences sociales ainsi que l'Institut du monde arabe et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Nous élaborons dans ce cadre des modules de formation à la citoyenneté et à la laïcité destinés à tous les arrivants, dont je rappelle qu'ils séjournent entre huit et quinze jours dans des quartiers qui leur sont réservés au sein de chaque établissement. Nous sommes également en train d'élaborer avec l'éducation nationale des modules de sensibilisation à ces questions destinés aux moins de vingt-cinq ans.
En ce qui concerne la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), nous créons un réseau de référents « laïcité et citoyenneté », qui seront présents dans chaque direction territoriale où ils seront chargés d'organiser formations et interventions auprès des mineurs et des éducateurs. Par ailleurs, une mission nationale de veille et d'information est créée auprès de l'administration de la PJJ et un plan massif de formation, incluant notamment une formation au repérage et à la détection des signaux faibles de radicalisation, s'adressera à l'ensemble des 9 000 personnels de la PJJ ainsi qu'à ceux du secteur associatif habilité et aux juges des enfants.
S'agissant des services judiciaires, les procureurs et certains magistrats du siège commencent à être équipés, dans le cadre d'un plan lancé en janvier 2014, de matériels informatiques qui leur permettront d'appliquer les dispositions de la loi de novembre 2014, notamment la perquisition à distance. Par ailleurs, nous allons recruter 114 magistrats, 114 greffiers ainsi qu'une trentaine d'assistants de justice et d'assistants spécialisés. Enfin, nous travaillons actuellement à l'élaboration de certaines dispositions législatives, telles que la création d'un fichier des personnes condamnées pour actes de terrorisme ; nous envisageons également de transférer la répression des injures et diffamations à caractère raciste ou antisémite du droit de la presse vers le code pénal – car nous savons que les propos et les actes antisémites alimentent cette violence – et de proposer des dispositions procédurales de nature à mieux protéger les victimes et les témoins.
Je conclurai en évoquant la coopération au sein de l'Union européenne. Lors du Conseil des ministres qui s'est tenu la semaine dernière à Riga, en Lettonie, j'ai présenté, à ma demande, une communication sur la lutte contre le terrorisme, dans laquelle j'ai demandé le renforcement de la coopération au sein de l'Union européenne. Je souhaite notamment que soient harmonisées les définitions d'un certain nombre de concepts, tels que celui de combattants étrangers, et que soit révisée la décision-cadre de 2008, qui définit les infractions liées aux actes terroristes, afin de tenir compte des nouveaux modes opératoires, puisque nous sommes confrontés à une menace protéiforme, dont les acteurs recourent à des méthodes nouvelles et diverses. J'ai également demandé que la directive 2011-93 relative au blocage des sites et plateformes aux contenus pédopornographiques puisse être étendue à la lutte contre le terrorisme ; cette proposition suscite cependant de fortes réticences dans de nombreux pays européens. Par ailleurs, j'ai souhaité que soit accélérée l'application de la résolution de l'ONU adoptée à l'unanimité en septembre 2014, qui comprend précisément des définitions tenant compte des nouvelles formes d'actes terroristes, notamment l'incrimination des actes visant à faciliter le voyage. L'adoption de définitions communes à l'ensemble des pays européens nous permettrait en effet de travailler de manière plus efficace. J'ai souhaité également que la coopération avec un certain nombre de pays tiers, notamment les États-Unis, la Turquie et les pays des Balkans, soit systématisée. Ainsi, l'ECRIS (European criminal records information system), qui est une plateforme de partage d'informations relatives aux casiers et aux antécédents judiciaires commune à vingt-quatre pays européens, pourrait être étendue à ces pays. Enfin, j'ai insisté sur l'utilité du mandat d'arrêt européen, qui nous a permis de contribuer de manière rapide et efficace à une enquête menée en Belgique.
Tels sont les éléments que je souhaitais vous présenter ; je me tiens maintenant à votre entière disposition pour répondre à vos questions.
Je vous remercie pour votre exposé, madame la ministre.
Au lendemain des dramatiques événements qui ont frappé notre pays les 7, 8 et 9 janvier, le Premier ministre, à la tribune de l'Assemblée nationale, a invité notre commission d'enquête à étendre ses travaux aux questions relatives à ces événements – sans empiéter bien entendu sur les informations judiciaires ouvertes. Lui-même a évoqué des « failles ». De fait, beaucoup a été dit sur le passé judiciaire des terroristes. Deux d'entre eux, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly, avaient fait l'objet de multiples condamnations pour des infractions de droit commun mais aussi, s'agissant de ce dernier, pour un acte de terrorisme, qui lui a valu d'être condamné en 2013 à cinq ans de prison ferme après avoir été placé, en 2010, en détention provisoire – je le souligne car cela a pu faire l'objet de simplifications. Peut-on, selon vous, parler de failles judiciaires ?
Par ailleurs, vous avez toujours exprimé un large soutien aux politiques d'aménagement de peine. Ces événements vous amènent-ils à revoir votre position sur ce point, notamment en ce qui concerne les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?
Je souhaiterais également savoir si vous approuvez les mesures annoncées dans le cadre du projet de loi relatif au renseignement, notamment celles qui visent à sécuriser les investigations administratives menées en amont des procédures judiciaires – je pense à la géolocalisation ou à l'intrusion – et qui sont indispensables pour détecter la menace.
En ce qui concerne le volet pénitentiaire du plan que vous avez évoqué, quelle est votre position sur les quartiers d'isolement ? Après avoir porté une appréciation plutôt nuancée sur l'expérimentation menée à Fresnes, vous soutenez sa généralisation annoncée par le Premier ministre. Cette mesure soulève du reste le problème des capacités carcérales, puisque ces quartiers d'isolement devraient être créés dans le cadre de l'application du principe de l'encellulement individuel. À cet égard, regrettez-vous de ne pas avoir appliqué la loi de programmation sur l'exécution des peines, qui prévoyait la construction de 23 000 places de prison supplémentaires à l'horizon 2017, ou considérez-vous que le nombre de places actuel est suffisant ? Que pensez-vous de la décision de votre homologue néerlandais de faire participer les détenus aux frais de leur détention à hauteur de 16 euros par jour ?
À propos du parcours d'Amedy Coulibaly, Malek Boutih a porté des accusations très graves, soulignant la collusion de certains élus avec des pratiques communautaristes à Grigny. Avez-vous demandé au parquet d'ouvrir une enquête préliminaire sur les faits dénoncés par notre collègue ?
Enfin, la suppression de la rétention de sûreté, que vous avez évoquée, fait-elle toujours partie de vos projets et, dans l'affirmative, concerne-t-elle toujours les personnes condamnées pour actes de terrorisme ?
Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre commission. Sachez que beaucoup des parlementaires ici présents n'entendent pas adopter à votre égard un ton péremptoire. Le travail que nous faisons ici est utile à la République, et nous vous remercions pour vos efforts.
Je crois utile que vous nous apportiez des précisions sur un point qui suscite des interrogations ; je veux parler de l'isolement des détenus djihadistes tel qu'il est expérimenté au centre pénitentiaire de Fresnes. S'il s'agit d'isoler un groupe de personnes, peut-on encore parler d'isolement ? Certains journalistes et députés ont exprimé la crainte que ne se constitue une sorte de califat en prison. Il me paraît donc nécessaire d'expliquer cette mesure à nos concitoyens. Il est évident, pour la plupart de nos collègues, que les personnes dangereuses qui se livrent au prosélytisme devraient être isolées et placées sous le statut de détenu particulièrement surveillé plutôt que laissées libres de se promener et d'endoctriner leurs codétenus. Le président Ciotti vous ayant, à sa façon, posé de nombreuses questions, je m'en tiendrai pour ma part à celle-là.
S'agissant des failles évoquées par M. Ciotti, je rappelle tout d'abord que le temps judiciaire vient après le temps administratif et le temps policier. Lorsque le Premier ministre s'est exprimé, il a évoqué son souci d'examiner avec la plus grande rigueur les différents processus qui auraient pu ne pas fonctionner au mieux. Il a ajouté, je le rappelle, que les effectifs des services de renseignement avaient été réduits et qu'il avait lui-même pris la décision, en tant que ministre de l'intérieur, de les renforcer. La question est donc de savoir si, compte tenu du temps nécessaire à la formation et de la réorganisation du renseignement du ministère de l'intérieur avec la création de la DGSI, les conditions de fonctionnement du renseignement ces derniers temps ont pu, éventuellement – le Premier ministre a montré à cette occasion la rigueur avec laquelle il aborde les sujets de cette importance –, aboutir à une faille. Il n'a pas, du reste, mis en cause les services en tant que tels ni celles et ceux qui les font fonctionner.
Par ailleurs, vous avez évoqué la situation des frères Kouachi et indiqué, monsieur le président, que Coulibaly avait été incarcéré pour faits de terrorisme. Je suis obligée d'apporter une correction sur ce point. Un des deux frères Kouachi n'avait jamais eu affaire à la justice et l'autre avait été incarcéré pour des faits de terrorisme dès sa première condamnation. Quant à Coulibaly, il a été incarcéré exclusivement pour des faits de droit commun : vol, vol aggravé et recel. À cet égard, le démantèlement, il y a presque dix-huit mois, du réseau de Sarcelles fournit des éléments intéressants. En effet, j'avais alors immédiatement demandé que l'on examine les fiches pénales des douze membres de ce réseau ; or il s'est avéré que deux d'entre eux seulement avaient des antécédents carcéraux. C'est pourquoi j'ai dit, à l'époque, que si l'on pensait que la radicalisation intervenait uniquement en prison, toute une partie des réseaux de radicalisation risquait de nous échapper. Évidemment, on m'a encore accusée de laxisme ! Mais il faut regarder les choses en face et mesurer les phénomènes le plus précisément possible, car c'est à cette condition que nous pourrons apporter les réponses les plus efficaces et garantir la sécurité des Français. S'agissant de ces trois assassins, la radicalisation a pu se faire en prison pour Coulibaly et pour lui seul, puisque l'un des deux Kouachi était radicalisé avant d'aller en prison et que l'autre n'y est pas allé. Nous devons donc étudier l'ensemble des réseaux dans lesquels cette radicalisation intervient. Ainsi que l'a indiqué le Premier ministre, la réponse de l'État doit être multiforme, de façon à toucher les poches de radicalisation où qu'elles se trouvent.
Vous avez par ailleurs évoqué mon soutien à la politique d'aménagement de peine. Cette politique, je le rappelle, existe dans le code de procédure pénale depuis de nombreuses années ; elle a même été renforcée par la loi pénitentiaire de 2009, qui a facilité les aménagements de peine pour les peines d'emprisonnement de moins de deux ans. C'est du reste sur le fondement de cette loi que Coulibaly est sorti sous le régime de la Surveillance électronique de fin de peine (SEFIP), qui n'est assortie d'aucun suivi. La réforme pénale du 15 août 2014, quant à elle, impose le suivi à la sortie de prison. C'est une différence fondamentale ! Aux aménagements de peine automatiques et sans contrôle, comme la SEFIP, nous avons préféré le contrôle et le suivi : tel est l'objet de la libération sous contrainte.
Par ailleurs, la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014 ont fait l'objet d'un intense travail interministériel auquel le ministère de la justice a participé très activement. En ce qui concerne les mesures administratives, sur lesquelles vous m'avez interrogée, monsieur le président, notre vigilance porte sur la sécurité juridique de tous les actes qui peuvent être accomplis dans ce cadre. J'essaie en effet de concilier constamment l'efficacité des enquêtes et la sécurité des procédures car, aujourd'hui, en raison des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité, il arrive que même des dispositions contenues dans la loi conduisent à l'annulation de procédures. Ainsi, nous avions proposé, dans le cadre du projet de loi relatif à la géolocalisation, un dispositif qui réponde aux demandes des enquêteurs, que je suis allée rencontrer au 36, quai des Orfèvres. Toutefois, vous vous souvenez que le Parlement avait souhaité aller plus loin en offrant la possibilité de constituer un « dossier occulte ». J'ai alors rappelé, à la tribune de l'Assemblée et à celle du Sénat, que j'avais déposé ce texte précisément parce que la Cour de cassation avait cassé deux procédures, dont une pour trafic de stupéfiants, et que je voulais que toutes les garanties juridiques soient prises. J'ai donc suggéré aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel de façon à ce que l'on s'assure qu'aucun risque ne pesait sur les procédures. Il se trouve que celui-ci a annulé cette disposition. De fait, mon devoir vis-à-vis du Gouvernement auquel j'appartiens est de signaler les risques juridiques qui pèsent sur certaines procédures. Les dispositions que nous vous présentons sont donc sécurisées ; cela était le cas pour la loi du 13 novembre 2014, et nous travaillons dans le même esprit sur le projet de loi relatif au renseignement. Nous allons, du reste, renforcer le cadre juridique du renseignement pénitentiaire en proposant d'intégrer celui-ci dans la communauté du renseignement.
S'agissant de l'expérimentation menée à Fresnes, vous avez raison, monsieur le président, j'ai indiqué, lorsqu'elle a été lancée par le directeur de l'établissement, que je tenais à m'assurer de son efficacité car, sur de tels sujets, nous ne devons pas nous tromper ; nous devons être certains que toutes les dispositions mises en oeuvre donneront des résultats. À propos de cette mesure, j'ai dit que je n'étais pas sûre qu'il s'agisse de la formule magique contre la radicalisation. J'ai néanmoins demandé à l'administration pénitentiaire d'accompagner cette expérience, que j'ai fait évaluer par l'inspection, laquelle m'a remis un rapport sur le sujet il y a deux semaines. Le Premier ministre a décidé que cette expérimentation serait dupliquée, et je veillerai, car telle est ma responsabilité, à ce qu'elle le soit dans les meilleures conditions d'efficacité. À cet égard, la recherche-action doit nous fournir des éléments utiles.
Je précise que les détenus les plus radicalisés ne sont pas concernés par cette expérimentation : ils font l'objet d'une gestion sécuritaire dans le cadre de la circulaire relative aux détenus particulièrement surveillés et sont, pour la plupart, à l'isolement.
Quant aux détenus concernés, ils sont placés dans une aile du centre de détention, équipée de vingt cellules dont huit cellules doubles, et font l'objet d'une gestion séparée. Il s'agit donc d'une mesure de police prise par un directeur d'établissement, mesure qui a été accompagnée par l'administration pénitentiaire, évaluée et inspectée. Elle doit nous permettre, de même que la recherche-action, de soustraire la masse de la population carcérale à l'emprise de ces personnes, d'une part, et de gérer ces dernières d'une manière particulière, notamment en leur appliquant des programmes de désendoctrinement, d'autre part. Car, je le répète, les leaders, les prosélytes, les plus radicalisés sont pour la plupart à l'isolement et sont soumis au régime des détenus particulièrement surveillés, qui implique des fouilles plus fréquentes, des changements de cellule fréquents et des transferts vers d'autres établissements.
S'agissant des capacités carcérales, vous savez, monsieur le président, pour avoir suivi les débats, que nous avons pris, dans le cadre de la dernière loi de finances, des dispositions concernant l'encellulement individuel. Quant au programme de construction de 23 000 places de prison, je rappelle qu'il n'avait fait l'objet d'absolument aucun financement. En revanche, nous avons lancé un programme de construction de 6 300 places dans le budget triennal 2013-2015 et, dans le prochain budget triennal 2015-2017, il est prévu d'allouer un milliard d'euros à la construction de 3 200 places.
Vous m'avez également interrogée sur l'initiative de mon homologue néerlandais, qui a annoncé que les détenus participeraient désormais aux frais de leur incarcération. La France considère que la privation de liberté est une mission régalienne assumée par la puissance d'État. Il n'est pas exclu qu'une réflexion soit menée – et le Parlement peut du reste s'en emparer – sur la participation des détenus au coût de l'incarcération, mais une telle pratique ne s'inscrit pas dans l'histoire et la culture de notre pays. Nous nous assurons, et nous avons introduit à cette fin certaines dispositions dans la réforme pénale, que les détenus réparent les préjudices qu'ils ont causés aux victimes.
S'agissant des propos de Malek Boutih, je n'ai pas à saisir le parquet d'une appréciation à caractère politique sur laquelle je ne porte aucun jugement. Si une personnalité politique considère que les pratiques d'une autre personnalité politique sont contestables, il peut les stigmatiser. S'il y a matière à poursuites pénales, il appartient aux personnes qui disposent d'éléments en ce sens de saisir la justice.
Par ailleurs, j'ai dit, oui, que je n'étais pas favorable à la rétention de sûreté, notamment lors du débat sur la réforme pénale, même si celle-ci ne prévoyait pas de la supprimer. À ce propos, j'ai confié à Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien juge à la Cour pénale internationale, une mission sur le droit des peines et les mesures de sûreté. Je vous rappelle que la rétention de sûreté a été adoptée par le Parlement en 2008, qu'elle a été partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, partiellement réécrite et enchevêtrée avec les autres mesures de sûreté. Actuellement, une seule personne est en rétention de sûreté à titre provisoire, et encore est-elle soumise à ce régime parce qu'elle a refusé une surveillance électronique mobile alors que la mesure de sûreté avait été supprimée en appel. J'ajoute que la rétention de sûreté n'a pas été prévue pour les actes de terrorisme : elle ne concerne que les crimes commis sur mineurs, ou sur majeurs avec circonstances aggravantes, et leur auteur doit souffrir de troubles mentaux.
Enfin, monsieur le rapporteur, l'expérimentation menée à Fresnes sera dupliquée dans plusieurs établissements, notamment à Fleury-Mérogis et probablement à Osny – elle suppose que certaines conditions liées à la configuration immobilière soient remplies. Elle consiste pour l'instant, à Fresnes, à placer dans une aile du centre de détention les détenus qui ont été condamnés pour actes de terrorisme ou association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste. Il s'agit du reste de délits, et non de crimes : soutien, apport logistique, participation. Encore une fois, les personnes les plus radicalisées, détenues pour des faits graves, ne sont pas, je le répète, concernées par cette expérimentation. J'ajoute que nous dispensons aux personnels chargés de la surveillance de ces personnes une formation particulière. Les détenus concernés ne sont pas regroupés : ils sont dans une aile, chacun dans une cellule. Ni la promenade ni les activités sportives ne se font avec le reste de la population carcérale. En revanche, ils peuvent partager avec les autres détenus certaines activités, sachant que, dans ce cas, le personnel de surveillance est renforcé.
Madame la ministre, vous avez dit qu'Amedy Coulibaly n'avait jamais été incarcéré pour faits de terrorisme. Or, sauf erreur de ma part, il a été condamné en 2013 dans le cadre de la tentative d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, qui a lui-même été condamné pour un attentat. Le fait de participer à une tentative d'évasion n'est peut-être pas qualifié d'acte de terrorisme, mais il était bien entendu lié à des filières terroristes. Du reste, les faits récents permettent d'établir ces connexions, aussi bien avec Belkacem qu'avec Beghal.
Il est tout à fait exact qu'Amedy Coulibaly a été condamné pour cette tentative d'évasion. Mais, puisque vous avez prolongé, tout à l'heure, votre question en mentionnant ce que vous avez appelé mon soutien aux aménagements de peine, je souhaiterais rappeler quelques éléments devant la représentation nationale. Des informations ont en effet circulé selon lesquelles Coulibaly n'aurait pas exécuté une peine à laquelle il avait été condamné, et que la faute en incomberait à la justice. Il est possible que je commette une erreur, car il est vrai que je ne me passionne pas pour le parcours pénal de Coulibaly, mais celui-ci a fait l'objet de décisions de justice à partir de 2002. Cette année-là, il a été condamné pour des faits de vol – il le sera encore à plusieurs reprises les années suivantes. La même année, il a été condamné à un an d'emprisonnement dont neuf mois avec sursis ; il a exécuté les trois mois de prison ferme et le sursis est bien entendu resté pendant. En 2007, il a fait l'objet d'une nouvelle décision de justice qui a révoqué ce sursis de neuf mois. Mais cette peine n'a pas été exécutée et, conformément à l'article 133-3 du code pénal, elle a été prescrite au terme d'un délai de cinq ans.
Puisque nous en sommes à évoquer la fiche pénale d'Amedy Coulibaly, voilà les éléments que je peux vous livrer. Je ne m'en glorifie pas, et je n'accuse pas l'ancien gouvernement, à raison de sa politique d'aménagement de peine ou de quoi que ce soit d'autre. Car, manifestement, de même que des condamnations successives et des peines de plus en plus lourdes n'ont pas empêché la tragédie à laquelle nous avons été confrontés, de même diverses lois n'ont pas empêché les crimes innommables de Mohammed Merah. Un criminel est responsable de ses crimes, et il ne me vient pas à l'esprit d'en accuser ni les institutions ni les hommes politiques.
Croyez bien, madame la ministre, que, nous non plus, nous n'accuserons personne de complicité. Je veux vous rassurer, si besoin en était, quant à la dignité de ce débat : nous ne recherchons pas de solutions lapidaires et simplistes. J'ajoute, monsieur le rapporteur, qu'il ne s'agit pas pour nous, d'adopter un ton péremptoire, il s'agit de ne pas faire de concessions. Nous sommes membres d'une commission d'enquête, nous représentons le peuple et, à ce titre, nous contrôlons l'action du Gouvernement. Il est donc de notre devoir de dire certaines choses.
Je respecte le rapporteur que vous êtes ; je souhaiterais que vous respectiez les membres de la commission d'enquête que nous sommes.
Je n'ai rien dit de désagréable à votre endroit. J'ai simplement rappelé que vous aviez demandé que l'on n'adopte pas un ton péremptoire, et je vous ai rassuré à ce sujet, en précisant que nous ne ferions pas de concessions.
Madame la ministre, je me félicite de toutes les dispositions qui ont été prises depuis 2013 pour renforcer les moyens de surveillance. Vous avez notamment détaillé les mesures concernant l'administration pénitentiaire. Je note cependant que, parmi ces mesures, l'installation de 678 brouilleurs téléphoniques en 2013 n'a pas empêché la saisie d'environ 25 000 téléphones portables en 2014, téléphones qui, je le rappelle, donnent accès à Internet. Il y a donc sans doute des améliorations à apporter à cette surveillance. Je me félicite également des mesures, auxquelles nous souscrivons, concernant le recrutement d'aumôniers et leur rémunération, ainsi que la formation des juges.
Depuis les événements qui intéressent aujourd'hui directement notre commission d'enquête, nous sommes en guerre déclarée contre le terrorisme, et nous devons employer des moyens exceptionnels. Vous axez tout sur la prévention, mais à quoi sert-il de renforcer celle-ci si le deuxième volet de la politique pénale, celui de la répression, est dévitalisé comme il l'est actuellement ? Je m'explique. Tout d'abord, la rétention de sûreté est une mesure qui ne vous plaît pas, vous l'avez rappelé et vous l'assumez. Vous n'avez donc pas l'intention de la faire adopter en tant que mesure de sécurité contre ceux qui reviendraient éventuellement des théâtres extérieurs et contre lesquels nous serions judiciairement démunis. Ensuite, vous continuez à appliquer le régime d'application des peines de la loi de 2009 – mais 2009, ce n'est pas 2015. Les récidivistes – même s'il s'agit de terroristes incarcérés, les Coulibaly et autres – bénéficient du même régime de réduction de peine que les primo-délinquants. Vous l'avez voulu dans le cadre de votre réforme pénale et vous l'avez rappelé par voie de circulaire aux procureurs de la République. N'y a-t-il pas là un hiatus entre une volonté affirmée d'améliorer la prévention et une répression molle ou laxiste, pour reprendre le terme que vous avez vous-même employé ?
Du reste, lors de son audition par notre commission d'enquête, le procureur de la République de Paris, M.Molins, qui a compétence sur l'ensemble du territoire national en matière de lutte contre le terrorisme, nous a indiqué qu'il réfléchissait à la question des réductions de peine…
Excusez-moi, monsieur Fenech, mais M.Molins a été auditionné par notre commission sous le régime du secret. Vous n'avez donc pas le droit d'évoquer ses propos.
Vous avez raison. Reste que les réductions de peine posent un problème sur lequel je souhaiterais que vous nous donniez votre sentiment, madame la ministre.
Pour conclure, je vous poserai, si vous me le permettez, une question plus personnelle. En 2012, vous avez publié une autobiographie intitulée Mes Météores dans laquelle vous racontez notamment que vous aviez adhéré au mouvement guyanais de décolonisation, le Moguyde. (Protestations.)
Mes chers collègues, seul M. Fenech a la parole. Je vous demande de respecter l'orateur, et je demande à M. Fenech de s'acheminer vers sa conclusion.
Vous évoquiez dans ce livre « la fournée des déportés à la prison de la Santé… à 8 000 kilomètres de chez eux », et vous utilisiez à l'égard de vos anciens adversaires des expressions telles que « nécrosés de l'assimilation ». Vous citiez également Rosa Luxemburg, selon laquelle, dans toute révolution, c'est une minorité qui prend la direction et instrumentalise la masse. Ma question est donc la suivante : quel regard personnel portez-vous sur des jeunes qui sont des naufragés de la République et qui contestent, comme vous-même à une certaine époque de votre vie politique, nos institutions, l'appartenance à notre république ? Vous qui êtes la ministre de la jeunesse en danger, que pensez-vous de l'utilisation par M. le Premier ministre du mot « apartheid » ? Croyez-vous qu'il y a là des excuses à rechercher à ces jeunes qui basculent dans le terrorisme ? C'est une question que les Français se posent, et je vous donne l'occasion d'y répondre.
Je demande qu'à la fin de l'audition de Mme la ministre, la commission poursuive sa réunion à huis clos, car on ne peut pas continuer ainsi !
Je vous prie de respecter la présidence. Je ne vous ai pas donné la parole.
L'audition de Mme la ministre, pour les raisons qu'elle a indiquées et qui sont parfaitement légitimes, doit s'interrompre à neuf heures trente. S'il convient de prévoir une nouvelle audition, je pense qu'elle y sera tout à fait disposée.
Absolument, monsieur le président.
Souhaitez-vous, madame la ministre, répondre à M. Fenech ou prenons-nous une nouvelle série de questions ?
Je m'en remets à la décision de la Commission.
Madame la ministre, je déplore ces attitudes politiciennes sur un sujet qui mérite davantage de hauteur de vue. Dans ce contexte où l'émotion, voire la passion, l'emporte sur la raison, je vous remercie pour vos paroles de fermeté, votre sagesse et la rigueur intellectuelle dont vous faites preuve.
J'en viens à mes questions. Premièrement, pourriez-vous préciser les éléments de l'évaluation de l'expérimentation menée à Fresnes qui permettent d'envisager sa généralisation ? Deuxièmement, faut-il élaborer une réponse pénale spécifique pour les mineurs accusés d'actes de terrorisme ? Troisièmement, faut-il selon vous, réviser l'échelle des peines, qui n'est plus forcément adaptée aux délits qui nous occupent aujourd'hui ? Quatrièmement, Eurojust dispose-t-il des moyens nécessaires pour améliorer la coopération européenne et quelles voies cette amélioration devrait-elle emprunter ? Enfin, la proposition qui consisterait à frapper les combattants d'indignité nationale est-elle selon vous appropriée ? Pour ma part, c'est un leurre.
…de retour en France. Sachant qu'il est difficile d'apporter les preuves nécessaires à une incrimination d'association de malfaiteurs criminelle, quelle solution pourrait être apportée pour que les peines soient à la hauteur des actes commis ?
Madame la ministre, dans votre esprit, le regroupement des prévenus et des condamnés pour action terroriste pourrait-il aller jusqu'à les incarcérer dans un seul établissement ? Par ailleurs, vous avez parlé de désintoxication : a-t-on rencontré des succès dans ce domaine ? Quelle est votre position sur le fameux PNR, c'est-à-dire le fichier des passagers aériens, dont la mise en oeuvre est entravée par le blocage de certains États membres et par le Parlement européen ? Enfin, les pratiques observées dans certaines communes – je pense, par exemple, à l'espèce de ségrégation mise en place pour l'utilisation des piscines municipales – ne sont-elles pas à la limite de la loi républicaine ? Le Premier ministre a parlé d'apartheid ; je n'irai pas jusque-là, mais cela ne commence-t-il pas dans la vie quotidienne par la volonté de séparer les hommes et les femmes, notamment à la piscine ?
Monsieur Fenech, vous avez d'excellentes lectures, mais je vous propose que nous ayons un débat littéraire en d'autres circonstances. En ce qui concerne les brouilleurs de haute technologie, il est prévu, dans le cadre du plan du 21 janvier dernier, d'étendre leur utilisation. De façon générale, disais-je, les participants à ces débats s'efforcent d'éviter les réponses lapidaires et les solutions simplistes. En voilà pourtant un exemple. Ces brouilleurs, avez-vous dit, n'ont pas empêché la saisie de téléphones portables. Certes, mais sachez que les brouilleurs brouillent tout, y compris les ordinateurs de l'administration ou la vidéosurveillance. Les choses ne sont donc pas si simples. C'est pourquoi nous menons des études sophistiquées, en réalisant des tests et des expérimentations. Il ne s'agit pas pour nous de rassurer les Français en adoptant des mesures simplistes, sommaires, qui ne fonctionnent pas, mais d'assumer nos responsabilités à la place que nous occupons en étant efficaces. On peut généraliser les brouilleurs, mais personne ne pourra plus travailler !
Quant aux moyens exceptionnels, ils existent. Le ministère de la justice créera 1 834 emplois dans le cadre du prochain budget triennal. Grâce au plan du 21 janvier, nous disposerons de 950 emplois supplémentaires et de 180 millions d'euros hors masse salariale, en plus des éléments que je vous ai présentés. Ce sont des moyens exceptionnels ! Cependant, nous respectons l'État de droit, car c'est, je crois, la volonté des Français. Ils nous ont demandé d'assurer leur sécurité, mais ils ont également exprimé leur attachement aux libertés publiques. Il est donc de notre responsabilité de veiller à garantir la sécurité de nos concitoyens sans céder à la facilité de lois d'exception, dont l'efficacité est douteuse et qui risquent davantage de les perturber que d'affliger les criminels et les terroristes.
Par ailleurs, je ne comprends pas que vous évoquiez la prévention alors que j'ai parlé des établissements pénitentiaires et de la gestion de la population carcérale. Dois-je rappeler que sur les 134 personnes mises en examen, 90 sont en détention provisoire et les 44 autres sous contrôle judiciaire ? Ce n'est pas moi qui en ai pris la décision, je ne m'en glorifie donc pas – même si, par ailleurs, on me fait porter la responsabilité de certaines décisions judiciaires. Où est-il, ici, question de prévention ? Il n'empêche que, oui, celle-ci est nécessaire. La PJJ, par exemple, a identifié 41 jeunes qui se trouvent dans une situation critique du point de vue de la radicalisation islamique, mais nous avons décidé de travailler sur l'ensemble des 140 000 jeunes suivis par ses services et d'intervenir dans les écoles en partenariat avec l'éducation nationale. Du reste, la PJJ a également identifié des parents dont les enfants ne sont pas en cours de radicalisation mais qui adoptent, quant à eux, une posture qui appelle l'attention. Nous travaillons sur l'ensemble de ce public, de même que, dans les établissements pénitentiaires, nous nous occupons non seulement des détenus radicalisés ou en cours de radicalisation, mais aussi de ceux qui risquent d'être exposés à cette radicalisation.
Quant à la rétention de sûreté, la question n'est pas de savoir si elle me plaît ou non ; je crois avoir exposé mon argumentation sur ce point. Voilà le type même de réponses dont on pense qu'elle plaît aux Français parce qu'elle les apaise. Mais notre responsabilité va au-delà ! Encore une fois, la rétention de sûreté a été créée par une loi de 2008, et elle concerne aujourd'hui une personne. Qui plus est, elle n'a pas été prévue pour les infractions liées au terrorisme. Les Français ont démontré, encore récemment, combien ils restent un peuple politisé, clairvoyant, mature. Le moindre des respects qu'on puisse lui témoigner est de faire l'effort de lui exposer la complexité des situations et les réponses qu'il faut y apporter.
S'agissant du régime des peines, je rappelle une nouvelle fois que c'est la loi du 9 mars 2004 qui a rendu automatique l'attribution du crédit de réduction de peine. Dans la réforme pénale, nous avons prévu qu'elle soit prononcée par le juge d'application des peines. Le régime de réduction des peines permet de gérer notamment la sortie de prison. À ce propos, je rappelle que c'est la loi pénale du 15 août 2014 qui permet désormais de disposer de cette réduction de peine à la fin de l'incarcération et de décider éventuellement le maintien en détention en supprimant les jours de réduction de peine. Il y a la propagande et la réalité de la loi. Voilà la réalité !
Je veux bien, mais je donne les références pour que les Français puissent vérifier : réduction automatique dans la loi de 2004 et aménagement de peine dans celle de 2009.
Monsieur Prat, je vous remercie pour vos propos. L'émotion nous saisit tous : nous sommes tous interloqués, stupéfaits, écrasés, désemparés parfois. Mais nous n'avons pas le droit de nous laisser aller à ce désarroi. Nous sommes profondément émus, mais nous agissons.
En ce qui concerne l'expérimentation menée à Fresnes, je peux vous communiquer, si cela vous intéresse, le rapport d'inspection.
S'agissant des mineurs, la sanction est nécessaire, et elle existe, mais il faut, plus encore que pour les majeurs, faire en sorte qu'ils sortent de ces parcours. C'est pourquoi nous avons mis en place un réseau qui dispense, avec l'éducation nationale, une formation systématique aux moins de vingt-cinq ans dans les établissements pénitentiaires. Nous travaillons sur un dispositif relais avec l'éducation nationale et nous intervenons beaucoup dans les établissements scolaires.
Faut-il réviser l'échelle des peines ? Notre code pénal est sévère : les magistrats peuvent prononcer des condamnations lourdes, et ils le font. Mais certains actes sont en effet des délits, et non des crimes. Je rappelle cependant que si des éléments permettent d'établir que des crimes ont été commis à l'étranger, le juge en tient compte. Néanmoins, c'est vrai, beaucoup de faits relèvent des juridictions correctionnelles : le fait de fournir une voiture, par exemple. Ainsi, les quatre personnes soupçonnées d'avoir apporté un soutien logistique à Coulibaly ont été gardées à vue et placées en détention provisoire. C'est aux magistrats d'apprécier la situation.
Par ailleurs, je crois qu'il faudra renforcer Eurojust. Nous avons beaucoup travaillé pour la création d'un parquet européen et, avec mon homologue allemande, que j'ai rencontrée en février 2013, nous avons lancé une initiative auprès de la Commission et des États membres pour que celui-ci adopte une organisation collégiale. Je précise, sans entrer dans les détails, que la France souhaitait qu'en plus de la protection des intérêts financiers de l'Union européenne et de la lutte contre les carrousels de TVA, il soit compétent en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, la traite des êtres humains et les réseaux de trafic de stupéfiants. L'Allemagne n'a pas souhaité aller jusque-là. Cependant, nous avons obtenu des avancées et remporté un véritable succès puisque c'est notre proposition qui a été retenue et non celle de la Commission. Encore une fois, je rêve que la compétence du parquet européen soit étendue à la lutte contre le terrorisme et à la criminalité organisée. Nous n'en sommes pas là, soit. Mais, pour cette raison, nous devons renforcer Eurojust. Cela suppose d'harmoniser les définitions et les infractions et de renforcer le dispositif de partage d'informations. Il y a actuellement une prise de conscience très forte. Ainsi, vendredi dernier, la présidente d'Eurojust a déclaré qu'elle souhaitait également cette évolution, car elle est choquée par l'écart qui existe entre le nombre important de combattants européens et le peu de procédures les concernant – c'est, du reste, en France qu'elles sont le plus nombreuses.
En ce qui concerne l'indignité nationale, il y a, me semble-t-il, une confusion à ce sujet. En effet, celles et ceux qui se sont exprimés en faveur de son rétablissement semblent croire qu'il s'agit d'une peine. Or, l'indignité nationale était une infraction, créée par l'ordonnance de décembre 1944 puis supprimée par la loi d'amnistie de 1951. Cette infraction était sanctionnée par des peines inscrites dans notre code pénal et qui sont souvent prononcées au titre de peines complémentaires dans les affaires de terrorisme ; je pense à la suppression des droits civils, civiques et familiaux ou à l'interdiction d'exercer une fonction publique, par exemple.
Madame la ministre, six orateurs souhaitent encore intervenir : Mme Descamps-Crosnier, M.Pueyo, M.Pietrasanta, M.Goasguen, M.Meyer Habib et M. Loncle. Je vous propose donc d'achever votre réponse aux premiers intervenants et, si vous en acceptez le principe, de revenir devant notre commission pour une seconde audition.
D'accord, monsieur le président.
Madame la ministre, parlons de terroristes plutôt que de combattants. Il faut appeler un chat un chat !
Ce sont des terroristes, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, monsieur le député. Du reste, nous parlons bien d'actes terroristes, d'incriminations terroristes et de condamnations pour terrorisme. Mais le concept utilisé par l'Union européenne est celui de combattant étranger, et nous nous efforçons actuellement d'en faire adopter une définition commune par l'ensemble des États membres.
M.Myard m'a interrogée sur l'hypothèse d'un regroupement de l'ensemble des détenus radicalisés au sein d'un même établissement. Il faut savoir que les plus dangereux d'entre eux sont soumis à un régime sécuritaire particulier. J'ai ainsi diffusé deux circulaires, soumises d'ailleurs au contrôle de l'autorité judiciaire, sur les détenus particulièrement surveillés. Ces derniers sont généralement à l'isolement et soumis à des fouilles, à des changements de cellule et à des transfèrements vers d'autres établissements fréquents. Quant aux détenus regroupés dans une aile de l'établissement de Fresnes, ils font l'objet de cette mesure car ils sont incarcérés pour des actes terroristes, mais ils ne sont pas pour autant identifiés comme des leaders potentiels très radicalisés. La recherche-action nous permettra du reste de déterminer si le motif de la condamnation est le critère pertinent pour décider de placer un détenu dans cette aile dédiée. La question se pose en effet, car nous savons que certaines personnes détenues pour des faits de droit commun sont radicalisées ou en voie de radicalisation. Nous avons donc besoin de définir des critères plus fins.
Par ailleurs, nous avons étudié de très près les différents programmes de désintoxication appliqués au Danemark, au Royaume-Uni et en Suède, notamment au regard de la culture et des codes sociaux de ces pays. Au Danemark, par exemple, le programme repose en grande partie sur le volontariat. Pour mener ce travail de désendoctrinement, qui nous paraît nécessaire, nous avons conclu des partenariats avec l'École pratique des hautes études, l'Institut du monde arabe et l'École des hautes études en sciences sociales, et nous dispensons une formation à la citoyenneté et à la laïcité à tous les aumôniers, et pas uniquement aux aumôniers musulmans. Je précise à cet égard que sept cultes sont pratiqués dans nos établissements pénitentiaires et que les aumôniers nationaux ont une véritable culture oecuménique, de sorte que tous participent à l'élaboration des réponses à apporter aux problèmes qui se posent, quelle que soit la religion concernée. Nous travaillons ensemble, notamment lors de réunions organisées à la Chancellerie ; en l'espèce, tous sont fortement impliqués dans la lutte contre la radicalisation. Certaines personnes succombent aux discours de radicalisation parce qu'elles sont en déshérence mentale et culturelle ou dans une situation de fragilité sociale. Il est donc nécessaire de déconstruire ces discours. C'est la raison pour laquelle les aumôniers sont formés pour identifier les méthodes et les arguments de l'islamisme radical. Grâce à ces partenaires de qualité, nous pouvons réaliser ce travail de désendoctrinement.
En ce qui concerne le PNR, qui est un sujet de plus en plus lourd, dont le Parlement européen s'est emparé, il s'agit de trouver la bonne mesure, propre à assurer la sécurité sans mettre en péril les libertés de tout passager, car il est de ma responsabilité en tant que garde des Sceaux de veiller aux libertés individuelles des citoyens ordinaires.
Précisément. Le défi est de mettre en place un filtrage tel que les assassins, de préférence avant qu'ils passent à l'acte, ne nous échappent pas. Cette question fait l'objet d'un travail approfondi ; les ministres de l'intérieur se rencontrent régulièrement et le Parlement s'en est emparé. Actuellement, ce programme achoppe sur le point de savoir si la totalité des informations recueillies doivent être mises à disposition des services de renseignement. Quant à moi, je crois que nous devons, face à des personnes en quelque sorte sans foi ni loi, nous donner les moyens d'assurer la sécurité de tous en apportant les réponses les plus efficaces dans le respect du droit et des procédures, garants des libertés publiques.
Je vous remercie, madame la ministre, pour vos réponses précises et exhaustives. Nous aurons le plaisir de vous retrouver prochainement, puisque vous avez accepté le principe d'une seconde audition.
La séance est levée à 9 heures 30.