Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 3 février 2015 à 8h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux :

S'agissant des failles évoquées par M. Ciotti, je rappelle tout d'abord que le temps judiciaire vient après le temps administratif et le temps policier. Lorsque le Premier ministre s'est exprimé, il a évoqué son souci d'examiner avec la plus grande rigueur les différents processus qui auraient pu ne pas fonctionner au mieux. Il a ajouté, je le rappelle, que les effectifs des services de renseignement avaient été réduits et qu'il avait lui-même pris la décision, en tant que ministre de l'intérieur, de les renforcer. La question est donc de savoir si, compte tenu du temps nécessaire à la formation et de la réorganisation du renseignement du ministère de l'intérieur avec la création de la DGSI, les conditions de fonctionnement du renseignement ces derniers temps ont pu, éventuellement – le Premier ministre a montré à cette occasion la rigueur avec laquelle il aborde les sujets de cette importance –, aboutir à une faille. Il n'a pas, du reste, mis en cause les services en tant que tels ni celles et ceux qui les font fonctionner.

Par ailleurs, vous avez évoqué la situation des frères Kouachi et indiqué, monsieur le président, que Coulibaly avait été incarcéré pour faits de terrorisme. Je suis obligée d'apporter une correction sur ce point. Un des deux frères Kouachi n'avait jamais eu affaire à la justice et l'autre avait été incarcéré pour des faits de terrorisme dès sa première condamnation. Quant à Coulibaly, il a été incarcéré exclusivement pour des faits de droit commun : vol, vol aggravé et recel. À cet égard, le démantèlement, il y a presque dix-huit mois, du réseau de Sarcelles fournit des éléments intéressants. En effet, j'avais alors immédiatement demandé que l'on examine les fiches pénales des douze membres de ce réseau ; or il s'est avéré que deux d'entre eux seulement avaient des antécédents carcéraux. C'est pourquoi j'ai dit, à l'époque, que si l'on pensait que la radicalisation intervenait uniquement en prison, toute une partie des réseaux de radicalisation risquait de nous échapper. Évidemment, on m'a encore accusée de laxisme ! Mais il faut regarder les choses en face et mesurer les phénomènes le plus précisément possible, car c'est à cette condition que nous pourrons apporter les réponses les plus efficaces et garantir la sécurité des Français. S'agissant de ces trois assassins, la radicalisation a pu se faire en prison pour Coulibaly et pour lui seul, puisque l'un des deux Kouachi était radicalisé avant d'aller en prison et que l'autre n'y est pas allé. Nous devons donc étudier l'ensemble des réseaux dans lesquels cette radicalisation intervient. Ainsi que l'a indiqué le Premier ministre, la réponse de l'État doit être multiforme, de façon à toucher les poches de radicalisation où qu'elles se trouvent.

Vous avez par ailleurs évoqué mon soutien à la politique d'aménagement de peine. Cette politique, je le rappelle, existe dans le code de procédure pénale depuis de nombreuses années ; elle a même été renforcée par la loi pénitentiaire de 2009, qui a facilité les aménagements de peine pour les peines d'emprisonnement de moins de deux ans. C'est du reste sur le fondement de cette loi que Coulibaly est sorti sous le régime de la Surveillance électronique de fin de peine (SEFIP), qui n'est assortie d'aucun suivi. La réforme pénale du 15 août 2014, quant à elle, impose le suivi à la sortie de prison. C'est une différence fondamentale ! Aux aménagements de peine automatiques et sans contrôle, comme la SEFIP, nous avons préféré le contrôle et le suivi : tel est l'objet de la libération sous contrainte.

Par ailleurs, la loi du 21 décembre 2012 et celle du 13 novembre 2014 ont fait l'objet d'un intense travail interministériel auquel le ministère de la justice a participé très activement. En ce qui concerne les mesures administratives, sur lesquelles vous m'avez interrogée, monsieur le président, notre vigilance porte sur la sécurité juridique de tous les actes qui peuvent être accomplis dans ce cadre. J'essaie en effet de concilier constamment l'efficacité des enquêtes et la sécurité des procédures car, aujourd'hui, en raison des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité, il arrive que même des dispositions contenues dans la loi conduisent à l'annulation de procédures. Ainsi, nous avions proposé, dans le cadre du projet de loi relatif à la géolocalisation, un dispositif qui réponde aux demandes des enquêteurs, que je suis allée rencontrer au 36, quai des Orfèvres. Toutefois, vous vous souvenez que le Parlement avait souhaité aller plus loin en offrant la possibilité de constituer un « dossier occulte ». J'ai alors rappelé, à la tribune de l'Assemblée et à celle du Sénat, que j'avais déposé ce texte précisément parce que la Cour de cassation avait cassé deux procédures, dont une pour trafic de stupéfiants, et que je voulais que toutes les garanties juridiques soient prises. J'ai donc suggéré aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel de façon à ce que l'on s'assure qu'aucun risque ne pesait sur les procédures. Il se trouve que celui-ci a annulé cette disposition. De fait, mon devoir vis-à-vis du Gouvernement auquel j'appartiens est de signaler les risques juridiques qui pèsent sur certaines procédures. Les dispositions que nous vous présentons sont donc sécurisées ; cela était le cas pour la loi du 13 novembre 2014, et nous travaillons dans le même esprit sur le projet de loi relatif au renseignement. Nous allons, du reste, renforcer le cadre juridique du renseignement pénitentiaire en proposant d'intégrer celui-ci dans la communauté du renseignement.

S'agissant de l'expérimentation menée à Fresnes, vous avez raison, monsieur le président, j'ai indiqué, lorsqu'elle a été lancée par le directeur de l'établissement, que je tenais à m'assurer de son efficacité car, sur de tels sujets, nous ne devons pas nous tromper ; nous devons être certains que toutes les dispositions mises en oeuvre donneront des résultats. À propos de cette mesure, j'ai dit que je n'étais pas sûre qu'il s'agisse de la formule magique contre la radicalisation. J'ai néanmoins demandé à l'administration pénitentiaire d'accompagner cette expérience, que j'ai fait évaluer par l'inspection, laquelle m'a remis un rapport sur le sujet il y a deux semaines. Le Premier ministre a décidé que cette expérimentation serait dupliquée, et je veillerai, car telle est ma responsabilité, à ce qu'elle le soit dans les meilleures conditions d'efficacité. À cet égard, la recherche-action doit nous fournir des éléments utiles.

Je précise que les détenus les plus radicalisés ne sont pas concernés par cette expérimentation : ils font l'objet d'une gestion sécuritaire dans le cadre de la circulaire relative aux détenus particulièrement surveillés et sont, pour la plupart, à l'isolement.

Quant aux détenus concernés, ils sont placés dans une aile du centre de détention, équipée de vingt cellules dont huit cellules doubles, et font l'objet d'une gestion séparée. Il s'agit donc d'une mesure de police prise par un directeur d'établissement, mesure qui a été accompagnée par l'administration pénitentiaire, évaluée et inspectée. Elle doit nous permettre, de même que la recherche-action, de soustraire la masse de la population carcérale à l'emprise de ces personnes, d'une part, et de gérer ces dernières d'une manière particulière, notamment en leur appliquant des programmes de désendoctrinement, d'autre part. Car, je le répète, les leaders, les prosélytes, les plus radicalisés sont pour la plupart à l'isolement et sont soumis au régime des détenus particulièrement surveillés, qui implique des fouilles plus fréquentes, des changements de cellule fréquents et des transferts vers d'autres établissements.

S'agissant des capacités carcérales, vous savez, monsieur le président, pour avoir suivi les débats, que nous avons pris, dans le cadre de la dernière loi de finances, des dispositions concernant l'encellulement individuel. Quant au programme de construction de 23 000 places de prison, je rappelle qu'il n'avait fait l'objet d'absolument aucun financement. En revanche, nous avons lancé un programme de construction de 6 300 places dans le budget triennal 2013-2015 et, dans le prochain budget triennal 2015-2017, il est prévu d'allouer un milliard d'euros à la construction de 3 200 places.

Vous m'avez également interrogée sur l'initiative de mon homologue néerlandais, qui a annoncé que les détenus participeraient désormais aux frais de leur incarcération. La France considère que la privation de liberté est une mission régalienne assumée par la puissance d'État. Il n'est pas exclu qu'une réflexion soit menée – et le Parlement peut du reste s'en emparer – sur la participation des détenus au coût de l'incarcération, mais une telle pratique ne s'inscrit pas dans l'histoire et la culture de notre pays. Nous nous assurons, et nous avons introduit à cette fin certaines dispositions dans la réforme pénale, que les détenus réparent les préjudices qu'ils ont causés aux victimes.

S'agissant des propos de Malek Boutih, je n'ai pas à saisir le parquet d'une appréciation à caractère politique sur laquelle je ne porte aucun jugement. Si une personnalité politique considère que les pratiques d'une autre personnalité politique sont contestables, il peut les stigmatiser. S'il y a matière à poursuites pénales, il appartient aux personnes qui disposent d'éléments en ce sens de saisir la justice.

Par ailleurs, j'ai dit, oui, que je n'étais pas favorable à la rétention de sûreté, notamment lors du débat sur la réforme pénale, même si celle-ci ne prévoyait pas de la supprimer. À ce propos, j'ai confié à Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien juge à la Cour pénale internationale, une mission sur le droit des peines et les mesures de sûreté. Je vous rappelle que la rétention de sûreté a été adoptée par le Parlement en 2008, qu'elle a été partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, partiellement réécrite et enchevêtrée avec les autres mesures de sûreté. Actuellement, une seule personne est en rétention de sûreté à titre provisoire, et encore est-elle soumise à ce régime parce qu'elle a refusé une surveillance électronique mobile alors que la mesure de sûreté avait été supprimée en appel. J'ajoute que la rétention de sûreté n'a pas été prévue pour les actes de terrorisme : elle ne concerne que les crimes commis sur mineurs, ou sur majeurs avec circonstances aggravantes, et leur auteur doit souffrir de troubles mentaux.

Enfin, monsieur le rapporteur, l'expérimentation menée à Fresnes sera dupliquée dans plusieurs établissements, notamment à Fleury-Mérogis et probablement à Osny – elle suppose que certaines conditions liées à la configuration immobilière soient remplies. Elle consiste pour l'instant, à Fresnes, à placer dans une aile du centre de détention les détenus qui ont été condamnés pour actes de terrorisme ou association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste. Il s'agit du reste de délits, et non de crimes : soutien, apport logistique, participation. Encore une fois, les personnes les plus radicalisées, détenues pour des faits graves, ne sont pas, je le répète, concernées par cette expérimentation. J'ajoute que nous dispensons aux personnels chargés de la surveillance de ces personnes une formation particulière. Les détenus concernés ne sont pas regroupés : ils sont dans une aile, chacun dans une cellule. Ni la promenade ni les activités sportives ne se font avec le reste de la population carcérale. En revanche, ils peuvent partager avec les autres détenus certaines activités, sachant que, dans ce cas, le personnel de surveillance est renforcé.

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