Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteure, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mes chers collègues, il aura donc fallu attendre dix-huit mois depuis que nous avons voté, le 4 décembre 2013, cette proposition de loi en première lecture. Dix-huit mois pour qu’elle nous revienne enfin du Sénat, amputée de l’essentiel de sa philosophie, notamment en matière de politique pénale. Sans doute aurait-il été plus simple, mais surtout plus rapide, que nos collègues sénateurs la rejettent. Leur message aurait été exactement le même : à leurs yeux et à quelques ajustements près, la législation française sur la question de la prostitution est, somme toute, acceptable en l’état.
Si nous sommes réunis aujourd’hui dans cet hémicycle, c’est pour affirmer tout au contraire qu’il y a urgence. Je voudrais illustrer cette urgence par un chiffre, un seul, issu de plusieurs études convergentes menées par l’association Médecins du Monde et par l’Institut de veille sanitaire. Aujourd’hui en France, 55 % des personnes prostituées déclarent subir des violences physiques. Avec une grande constance, qu’elles soient françaises ou étrangères, qu’elles se déclarent indépendantes ou qu’elles exercent pour un proxénète, nous retrouvons ce chiffre de 55 %. Et rares sont celles et ceux qui osent porter plainte dans un contexte juridique qui fait aujourd’hui des prostituées des coupables. Oui, il y a urgence.
Je voudrais profiter également de ce chiffre pour lever un malentendu dans nos débats. Non, nous ne réduisons pas l’ensemble du phénomène prostitutionnel à la traite des êtres humains. Nous connaissons la diversité des situations et des motivations même si nous nous inquiétons particulièrement de la mondialisation de la traite, qui n’est rien d’autre que l’extension de la logique libérale à la marchandisation du corps. Mais si nous sommes abolitionnistes, c’est parce que nous refusons la distinction entre une prostitution forcée, que nous serions tous d’accord pour combattre, et une prostitution choisie que certains voudraient idéaliser au nom de la liberté à disposer de son corps.
La marchandisation, ce n’est pas la liberté. C’est donner à celui qui paye un droit à disposer du corps d’autrui. Les hasards du calendrier ont voulu qu’aujourd’hui même soit rendu le jugement en délibéré d’une affaire de proxénétisme qui a beaucoup agité les médias. Je ne m’exprimerai naturellement pas sur le fond de l’affaire ni sur les prévenus, mais je rappellerai certaines dépositions qui sont glaçantes et traduisent la réalité de ce que nous combattons aujourd’hui. Je pense à cette jeune femme étendue, ivre morte, à même le sol, et qui subit les assauts successifs d’une dizaine de clients. Je pense aux propos à la barre de ce client confessant qu’il est possible qu’elle ait fait un geste pour lui signifier son refus mais qu’il n’en a pas tenu compte. Je pense à l’argumentation des avocats expliquant que « dès lors qu’une femme accepte d’être traitée ainsi, on ne peut pas ignorer qu’il s’agit d’une prostituée. »
Mes chers collègues, si nous portons aujourd’hui ce texte, c’est pour mener une bataille culturelle et combattre ces représentations. Pour refuser l’idée selon laquelle une personne prostituée est un corps à disposition, privé de libre arbitre. Pour refuser l’idée qu’il est normal de ne pas tenir compte de son refus. Pour refuser l’idée que ce qui soumet une femme au moindre désir et fantasme de l’homme, ce ne sont pas ses propres désirs et fantasmes ; c’est l’argent. Pour combattre, en résumé, la négation d’une humanité rabaissée au rang de bien de consommation.
Alors oui, nous assumons d’être abolitionnistes. Nous assumons une loi qui vise non pas à mieux encadrer l’exercice de la prostitution, mais à encourager et à accompagner celles et ceux qui ont le courage de s’en sortir. Nous assumons une loi qui veut changer le regard que la société porte sur les personnes prostituées en affirmant qu’elles sont non pas des coupables, mais des victimes. Et nous assumons une loi qui veut responsabiliser les clients, leur dire clairement ce qu’est la prostitution, ce qu’est le système d’exploitation auquel ils participent et qui n’existerait pas s’il n’y avait pas de marché.
Comme l’a rappelé Guy Geoffroy, nous ne discutons pas aujourd’hui d’une loi sur la pénalisation des clients. Nous discutons d’une loi d’émancipation qui repose, entre autres, sur la responsabilisation des clients. Nous avons perdu dix-huit mois, mais c’est finalement moins grave pour nous que pour celles qui attendent le renversement de la charge pénale et les mesures d’accompagnement prévues par cette proposition de loi. Mais ce que nous n’avons pas perdu, durant ces dix-huit mois, c’est notre détermination.