Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteure, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mes chers collègues, nous nous apprêtons à examiner ensemble, en deuxième lecture, la proposition de loi du groupe socialiste, républicain et citoyen visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. Tout d’abord, je continue de regretter que la gauche n’ait pas proposé aux autres groupes politiques de cosigner ce texte. Cette proposition de loi s’inscrivant dans la continuité des actions menées sous les précédentes législatures, il aurait été judicieux de travailler de manière transpartisane sur une question qui dépasse largement le clivage entre la gauche et la droite, même si je salue ici le travail de notre collègue Guy Geoffroy, président de la commission spéciale.
Ce choix de départ ne nous a pas aidés à rendre ce texte aussi consensuel, et même aussi efficace, qu’il aurait pu, et dû, être. En première lecture, j’avais déjà eu l’occasion de souligner que le problème de la prostitution était complexe. Ainsi, selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme, « le phénomène prostitutionnel est hétérogène et […] particulièrement difficile à appréhender. Il couvre un ensemble large de pratiques sociales, dont on ne connaît ni l’étendue, ni les limites exactes, ni la diversité. La prostitution peut être "traditionnelle", de rue ou indoor, féminine, masculine ou transgenre [on considère aujourd’hui que la prostitution masculine est de l’ordre de 20 %], régulière ou occasionnelle, etc. Cette hétérogénéité témoigne du fait qu’il n’y a pas "d’état de prostitution", mais des "situations de prostitution" ». Quand à l’Inspection générale des affaires sociales, elle a constaté, au terme d’une enquête menée en 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution, que « l’examen de la diversité des situations de prostitution fait apparaître des degrés très variables dans la contrainte ou au contraire dans la liberté. » Pour légiférer, il nous faut donc suivre deux maîtres mots : pragmatisme et réalisme.
En première lecture, à ce titre, nous avions souligné que, malgré notre soutien évident et pérenne à l’objectif de lutte contre le système prostitutionnel, nous avions plusieurs réserves s’agissant : d’abord, de la suppression du racolage passif, qui comporte le risque d’une perte notable d’informations sur les réseaux de proxénètes ; ensuite, de l’instauration d’une pénalisation du client, mesure très difficilement applicable – il faut y songer – et susceptible, selon certains, d’avoir des effets pervers en matière de santé et de sécurité pour les prostituées ; enfin, de l’octroi d’un permis de séjour et de travail temporaire aux personnes qui s’inscrivent dans un parcours de sortie de la prostitution, en raison du risque du détournement du dispositif par les proxénètes.
En première lecture, enfin, nous avions eu l’espoir que la navette parlementaire lève nos doutes. Malheureusement, la première lecture au Sénat ne nous a pas aidés, puisque la Haute assemblée a réécrit le texte dans une philosophie quasiment contraire à celle de l’Assemblée nationale. Ainsi, à l’article 13, le Sénat a supprimé la pénalisation des clients, avant de réintroduire, à l’article 16, le délit de racolage. Et puisque nous parlons du Sénat, ne nous opposez pas, comme toute réponse, le fait qu’il soit passé à droite : les choses ne sont pas aussi simples.
Au Sénat toujours, la gauche a dénoncé un rétropédalage, un texte dénaturé qui tourne le dos à la conception abolitionniste de la France. La sénatrice Claudine Lepage, membre du groupe SRC, a conclu lors des explications de vote qu’adopter ce texte enverrait « un message des plus rétrogrades à toutes les prostituées et à nos voisins européens ». Pour autant, le groupe socialiste du Sénat n’a pas voté contre ce texte qu’il jugeait si contraire à ses principes ; il a préféré s’abstenir. L’enseignement que j’en tire, c’est que les solutions pour lutter contre la prostitution sont loin de faire l’unanimité, au sein de la gauche comme de la droite, et surtout, qu’il n’y a de réponse évidente pour personne.
Personnellement, vous le savez, je suis opposée à la pénalisation des clients. J’avoue, au risque de vous faire soupirer, voire de vous offusquer, que je ne souscris pas au raisonnement selon lequel, pour abolir la prostitution, il faudrait tarir la demande. Le bon sens et la prise en compte de la réalité ne nous permettent pas de partager ce raisonnement. Et je ne suis pas la seule à penser qu’avec une pénalisation du client, la situation des prostitués pourrait devenir encore plus précaire. Plusieurs associations féministes le répètent : pénaliser les clients, c’est exposer les prostitués à leur violence. Élisabeth Badinter, tout comme l’ancien garde des sceaux et sénateur Robert Badinter, l’ont souligné devant la commission spéciale : on ne peut les soupçonner ni de complaisance envers les réseaux mafieux ni de naïveté sur la condition sociale et sanitaire des personnes prostituées. La pénalisation du client ne me semble donc pas être une bonne solution.
C’est encore ce même principe de réalité qui me fait regretter l’actuelle rédaction de l’article 6, consacré au volet « social » – si j’ose dire – de la proposition de loi. Le Sénat a facilité la nouvelle procédure d’admission au séjour pour les victimes de la traite ou du proxénétisme, dès lors qu’elles sont engagées dans le parcours de sortie de la prostitution, indépendamment de leur coopération avec les autorités judiciaires. Il a ainsi prévu un an minimum de permis de séjour, là où l’Assemblée nationale avait voté une durée de six mois minimum en première lecture. Le Sénat a également lié la compétence du préfet lorsqu’il s’agit de délivrer ce titre. Cela n’a aucun sens.
En commission spéciale, la semaine dernière, la rapporteure Maud Olivier a d’ailleurs proposé à la fois de revenir aux six mois et de supprimer la compétence liée du préfet. Malgré l’ardent soutien de Guy Geoffroy, elle n’a pas été soutenue par ses collègues. C’est incompréhensible, à moins de renoncer à l’objectif de lutte contre le système prostitutionnel. Je vous rappelle en effet que la rédaction actuelle du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile – le CESEDA – s’agissant des victimes de la prostitution qui témoignent contre les réseaux et parviennent à la condamnation, ne prévoit pas de compétence liée du préfet et aucune durée minimale d’autorisation de séjour. Votre dispositif crée donc une différence de traitement préjudiciable à celles qui font l’effort de témoigner. Et vous prétendez renforcer les moyens de lutte contre le système prostitutionnel !
Encore une fois, mes chers collègues, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Certes, il est indispensable d’aider la personne prostituée à se réinsérer dans la société. L’accompagnement des victimes dans la construction d’un projet d’insertion constitue un moyen indispensable pour y parvenir. Pour autant, faciliter l’obtention d’un titre de séjour pour les victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme constitue en lui-même un risque de dévoiement par les réseaux de prostitution. Vous pouvez nier notre bonne foi. Vous pouvez nous dire que ce risque est un fantasme. Pour ma part, je crois que la promesse de l’obtention certaine d’un titre de séjour d’un an minimum servira d’argument à de nombreux proxénètes pour convaincre des femmes, ou des hommes, en situation de détresse de se prostituer. Lorsque je pense à tous ces migrants qui n’hésitent pas à braver la mort et celle de leurs enfants sur de minuscules embarcations pour atteindre l’Europe, comment pouvez-vous vous persuader que nombre d’entre eux ne seront pas prêts à se prostituer pour obtenir un titre de séjour ?
Ma conclusion, c’est qu’en partant de la bonne intention de mieux protéger et d’accompagner les victimes de la prostitution, le texte manque toutefois son objectif car aucune mesure ne renforce la lutte directe contre les réseaux ou les proxénètes. Enfin, je m’interroge : un compromis est-il réellement possible avec le Sénat ? Le groupe majoritaire et le Gouvernement sont-ils prêts à laisser le dernier mot à l’Assemblée nationale et à s’opposer au Sénat sur un tel sujet ? Voilà autant de questions auxquelles, je l’espère, les débats nous permettront de répondre.