Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous le savons, la France et le royaume du Maroc entretiennent des relations exceptionnelles. Nul besoin de remonter très loin dans l’histoire pour se souvenir que, durant la Seconde guerre mondiale, le Maroc est venu en aide à la France. Au lendemain de la Débâcle, le futur roi Mohammed V déclarait : « Nous sommes les amis de la France. Il est dans la nature ni du musulman ni du Marocain de trahir les engagements de l’amitié. Que le Gouvernement français se rassure en ce qui concerne le Maroc ». De fait, les sacrifices marocains n’ont pas manqué jusqu’à la libération totale de notre territoire, à commencer par la libération de la Corse par des goumiers marocains, dès 1943. Mon père, qui a combattu à leurs côtés, me racontait que ces goumiers avaient pris le Monte Cassino à dos de mulet et à l’arme blanche, ce qui laisse imaginer l’ampleur des pertes qu’ils ont subies.
Notre relation au royaume chérifien est, certes, une relation d’État à État mais aussi une intense relation humaine : les décennies passées ont tissé entre nos deux peuples des liens si étroits que l’on peut, à bien des égards, parler de fraternité franco-marocaine.
Aujourd’hui, le Maroc est pour nous un allié précieux au Sahel, en Méditerranée mais aussi ici chez nous, en Europe. Hassan II avait coutume de dire que : « Le Maroc est un arbre dont les racines plongent en Afrique et qui respire par ses feuilles en Europe ». Aujourd’hui, plus que jamais, si le Maroc a besoin de l’oxygène européen, l’Europe et la France doivent pouvoir compter sur cet enracinement africain.
Entre février 2014 et janvier 2015, ces relations bilatérales ont connu une crise à la suite de la présentation, par des fonctionnaires de police, à la résidence de l’ambassadeur du Maroc, le 20 février 2014, d’une convocation d’un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, destinée au directeur général de la surveillance du territoire marocain, M. Hammouchi.
La France a fait valoir le principe d’indépendance de la justice, mais les autorités marocaines ont considéré que cet acte revêtait un caractère outrageant. Le 25 février 2014, le ministre de la justice marocain a suspendu l’application de toutes les conventions d’entraide judiciaire en matière pénale et civile entre nos deux pays. Le magistrat de liaison marocain en poste à Paris a été rappelé en attendant « de convenir de solutions adéquates garantissant le respect mutuel et total des conventions liant les deux pays de manière à préserver la souveraineté des deux États sur la base du principe de l’égalité qui doit présider à leurs relations. »
Je dois souligner qu’à aucun moment de la crise, le Maroc n’a remis en cause les autres volets de notre coopération, qu’elle soit économique, éducative et universitaire, ou culturelle. En revanche, l’arrêt complet en 2014 de la coopération judiciaire a porté un préjudice grave à nos deux pays et à nos populations.
On le sait, la grande majorité des demandes en matière d’entraide judiciaire sont d’origine française ; elles sont dix fois plus nombreuses que les demandes marocaines. Pendant la crise, près de 230 dossiers en matière pénale, dont 119 commissions rogatoires internationales, sont restés en souffrance. Les décisions d’extraditions ou de transfèrement de prisonniers français condamnés au Maroc n’ont pas été exécutées. Les enquêtes pénales transnationales ont été entravées, notamment la lutte contre le trafic international de stupéfiants et la lutte contre le terrorisme.
Alors que la menace terroriste grandit au Sahel, en Syrie et en Irak, et que le phénomène des combattants étrangers touche aussi bien la France que le Maroc, le gel des échanges d’informations aurait pu avoir de graves conséquences, même si, pour ma part, je suis convaincue que les services marocains nous auraient alertés en cas de menace imminente.
En matière de coopération familiale, le signalement de déplacement illicite d’enfants n’a plus été effectué durant la suspension de notre coopération. Cinquante-cinq dossiers de recouvrement de procédures alimentaires étaient ouverts en avril 2015, et quarante-quatre dossiers relatifs à des droits de visite, concernant soixante-neuf enfants. Aucune médiation n’a été possible durant un an.
Le texte qui nous est soumis permet de sortir de cette crise. Le protocole additionnel à la convention du 18 avril 2008 a été signé le 6 février 2015, après un an de négociations, suivies par les ministères de la justice et des affaires étrangères.
Je dois dire que lors de toutes les auditions auxquelles j’ai procédé, y compris et au premier chef celles des opposants à ce texte, personne n’a contesté la nécessité de rétablir notre coopération judiciaire. Le premier objet de ce texte, justement, est de mettre fin à ce blocage.
La signature du protocole a d’ailleurs permis la reprise immédiate et efficace d’une coopération dont l’importance est vitale pour nos ressortissants.
Je ne dissimulerai pas que ce texte comporte néanmoins des ambiguïtés et des difficultés d’interprétation qui expliquent les interrogations, voire, les inquiétudes des organisations et représentants des professions de justice.
Il est important d’y répondre mais l’analyse détaillée du texte à laquelle j’ai procédé révèle qu’il n’est contraire ni aux principes de notre droit national, ni à nos engagements internationaux. Je vais maintenant expliquer pourquoi.
Le premier paragraphe de l’article 2 du protocole vise à favoriser les échanges pour la bonne conduite des procédures et pour une coopération efficace. La portée de cette disposition est moins juridique que politique.
En effet, la convention du 18 avril 2008 prévoit d’ores et déjà des échanges d’informations entre nos autorités judiciaires, notamment – cela est précisé depuis 2008 – s’agissant de la dénonciation aux fins de poursuites – article 23 – ou d’échanges spontanés d’informations – article 24.
Point capital : le texte énonce clairement que les parties ont entendu inscrire strictement le dispositif d’information et d’échanges créé par l’article 23 bis, que nous examinons, dans le respect des engagements de la France, par exemple au titre de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés et de la convention des Nations unies contre la torture ainsi que d’autres peines et traitements cruels, inhumains et dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984.
Le deuxième paragraphe pose le principe d’une information mutuelle immédiate lorsque les faits ont été commis sur le territoire de l’autre partie par un de ses ressortissants.
Plusieurs questions peuvent être ici soulevées – elles l’ont d’ailleurs été au cours des travaux préparatoires de la commission des affaires étrangères – : celles des délais de transmission, du circuit emprunté par cette information et de la nature des informations transmises.
Conformément à l’article 5 de la convention bilatérale de 2008, l’information s’effectuera d’autorité centrale à autorité centrale. Pour la France, elle sera à la charge du ministère de la justice français et ne pourra donc concerner que les informations portées à la connaissance du ministère de la justice par les parquets généraux.
Dès lors, le terme « immédiatement » recevra une interprétation relative car l’autorité centrale ne pourra informer, par définition, que des affaires dont elle est elle-même informée, quand elle en aura été informée.
La nature des données transmises n’est pas précisée par le texte mais elle devra de toute évidence concilier l’obligation d’information avec le secret de l’instruction nécessaire à l’efficacité de l’enquête.
Une information portant sur la simple existence d’une procédure pourrait me semble-t-il suffire mais, madame la secrétaire d’État, j’attends que vous nous en donniez la confirmation.
Le troisième paragraphe établit le principe d’un recueil d’observations de l’autre partie dans le cas de procédures pénales engagées auprès de l’autorité judiciaire pour des faits commis sur le territoire de l’autre partie par l’un de ses ressortissants.
Je le répète après vous, madame la secrétaire d’État : l’usage du mot « prioritairement » dans le protocole ne signifie nullement que le juge français a l’obligation de clôturer la procédure ou de transférer le dossier à son homologue marocain. Il peut tout à fait décider de poursuivre son enquête.
L’autorité judiciaire initialement saisie recueille les informations ou observations auprès de son homologue et décide souverainement au vu des éléments ainsi recueillis des suites qu’elle donnera à la procédure.
Par ailleurs, le protocole devant être lu à la lumière de l’ensemble de la convention d’avril 2008, il faut entendre par « renvoi » une dénonciation officielle par laquelle les autorités qualifiées d’un État demandent aux autorités d’un autre État dont les juridictions sont également compétentes d’en assurer la poursuite. Cette modalité de coopération est usuelle. La France procède à environ dix dénonciations officielles au Maroc par an.
Vous l’avez dit, madame la secrétaire d’État, il s’agit d’une simple délégation de poursuites et non d’un transfert de la compétence de l’autorité judiciaire saisie. Celle-ci ne renonce pas à l’exercice de son droit de poursuivre. J’insiste sur ce point : ce texte ne comporte ni mécanisme de subsidiarité, ni clause de compétence ; il n’y a donc aucun dessaisissement. Même en cas de classement sans suite, le procureur de la République pourra revenir sur son appréciation et exercer des poursuites jusqu’à l’expiration du délai de prescription.
De surcroît, conformément à l’article 41-3 du code de procédure pénale, il sera possible de former un recours auprès du procureur général contre la décision de classement sans suite.
Enfin, bien sûr, cette décision ne privera pas de la possibilité de porter plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction.
Il n’y a donc aucune atteinte au droit à un recours effectif des victimes françaises et étrangères de crimes et délits qui pourraient être commis au Maroc.
Je dois souligner aussi que le protocole additionnel ne fait pas non plus échec à la mise en oeuvre de la compétence quasi universelle des juges ni à la compétence reconnue aux autorités judiciaires françaises par la Convention des Nations unies contre la torture et l’article 689-2 de notre code de procédure pénale pour connaître de faits de torture commis à l’étranger, dès lors que la personne soupçonnée d’en être l’auteur se trouve sur le territoire français.
Enfin, le quatrième et dernier paragraphe du nouvel article 23 bis prévoit que « les dispositions du paragraphe 3 du présent article s’appliquent aux individus possédant la nationalité de l’une et l’autre partie ».
Il faut reconnaître que cette rédaction est un peu ambiguë. J’ai donc demandé au ministre des affaires étrangères si cela s’appliquait aux binationaux et il m’a répondu positivement, tout comme vous venez de le confirmer, madame la secrétaire d’État – voilà donc une réponse précise à une question importante. Ce texte n’aura donc pas d’incidence sur le bon fonctionnement de notre justice.
En revanche, et c’est son objet principal, il adresse un message politique fort de confiance au Maroc, qui a engagé d’importantes réformes après l’adoption de la nouvelle constitution du 1er juillet 2011. La réforme judiciaire y tient une place centrale.
Pourtant, les Marocains me l’ont dit, notamment des parlementaires : ils ont le sentiment de faire l’objet d’un préjugé négatif de notre part.
Je crois que nous autres, Français, avons besoin d’actualiser notre approche de la réalité marocaine. Celle-ci a profondément évolué ces dernières années sous l’impulsion du Roi mais, également, des forces politiques et de la société civile marocaines.
Nous avons intérêt à être pour le Maroc un soutien solide dans la poursuite des efforts engagés. Comme le souligne un récent rapport du Conseil national des droits de l’Homme marocain, les progrès sont indéniables même si, c’est vrai, le rapport en témoigne, des efforts importants doivent encore être accomplis en matière de respect des libertés publiques. Je plaide d’ailleurs pour que la coopération judiciaire soit à la hauteur de notre coopération dans d’autres domaines.
Même si notre pays reste un partenaire central pour le Maroc, cette relation n’est pas exclusive. Le Maroc diversifie ses partenariats avec les autres membres de l’Union européenne, avec les États-Unis mais, aussi, avec les pays du Golfe et d’Afrique où l’influence économique, politique et religieuse du Royaume est grandissante.
L’amitié entre la France et le Maroc est bien sûr très forte mais, comme toutes les amitiés, elle n’est jamais définitivement acquise.
Des échéances communes nous permettront de renforcer encore nos actions partagées, au premier rang desquelles l’organisation à la fin de l’année de la COP 21 à Paris, qui sera suivie en 2016 de la COP 22 à Rabat. Le Maroc entend bien y jouer un rôle tout à fait primordial.
Le Maroc est aussi un partenaire incontournable au Sahel, au Proche et au Moyen-Orient. Il est et reste pour la France un allié précieux dans le règlement négocié des conflits, que ce soit en Libye ou au Mali ou, encore, dans la lutte contre la radicalisation.
La rencontre de haut niveau du 28 mai, à Paris, entre les deux gouvernements a illustré la vitalité de notre coopération dans tous les domaines, tout comme la tenue du deuxième forum parlementaire franco-marocain le 16 avril 2015 à Paris. La présidence du Dialogue 5+5, cette année, renforcera elle aussi notre action commune.
Je veux conclure, madame la secrétaire d’État, chers collègues, en exprimant une conviction personnelle : la nécessité de réactiver en Méditerranée, porte de l’Afrique, une politique de voisinage européenne dont les résultats sont, au minimum, très décevants.
Cet espace est absolument stratégique pour la France et pour l’Europe. Son intégration doit nous permettre de peser significativement dans la mondialisation et de répondre concrètement aux problèmes économiques et sociaux qui sont trop souvent à l’origine des drames migratoires en Méditerranée, hélas, mais aussi de l’insécurité là-bas, en Afrique et, ici, chez nous.
L’exceptionnelle relation franco-marocaine est un atout formidable qu’il faut sans cesse renforcer. Ce texte y participe et c’est pourquoi je vous invite à l’adopter.