Intervention de Cécile Duflot

Séance en hémicycle du 23 juin 2015 à 15h00
Approbation du protocole additionnel à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la république française et le gouvernement du royaume du maroc — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCécile Duflot :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, la vie de parlementaire est ainsi faite que, pour exercer pleinement notre mission, chacune et chacun d’entre nous a pris l’habitude de chercher à débusquer la vérité sous les apparences. Et je dois dire que, une fois de plus, le texte que vous nous présentez en urgence, madame la secrétaire d’État, sollicite notre vigilance et mérite, mes chers collègues, une mobilisation très forte de notre part.

Nous discutons en effet ce jour, non pas de l’amitié franco-marocaine – bien précieux, s’il en est ! – mais d’un protocole additionnel pour amender la convention d’entraide judiciaire en matière pénale franco-marocaine. Rien ne prédisposait le groupe écologiste à s’opposer à un texte, dont le Gouvernement disait qu’il devait « favoriser une coopération plus durable et efficace entre la France et le Maroc, dans le respect du droit interne et des engagements internationaux des deux parties » et à « resserrer les liens avec l’un des principaux partenaires de la France ». S’il ne s’agissait que de cela, à la vérité, comment pourrions-nous trouver à y redire ?

Mais le protocole qui nous est présenté n’a rien d’anodin : en dépit des louables intentions affichées, il constitue, de fait, un mouvement de recul dans le respect de nos principes en matière de défense des droits humains, effectué par calcul diplomatique.

Les interventions qui ont précédé allaient d’ailleurs parfaitement dans ce sens. Madame la rapporteure, la partie de votre intervention consacrée à l’amitié franco-marocaine était brillante, et nous partageons totalement vos propos sur ce point. Mais la vocation de ce protocole est justement de réconcilier la France et le Maroc, après un an de brouille diplomatique résultant de plusieurs plaintes déposées en France par des victimes contre des agents des services de sécurité marocains, pour des actes présumés de torture.

Pour être plus précise encore, et puisqu’il faut ici dire les choses, l’accord du 6 février 2015, signé près d’un an après la convocation par une juge d’instruction française du chef du contre-espionnage marocain, M. Hammouchi, apparaît aux yeux de beaucoup de connaisseurs du dossier comme une réponse diplomatique de circonstance. Tout porte à considérer que si ce protocole venait à entrer en vigueur, il constituerait de fait une forme de pression destinée à ce que la magistrate française se dessaisisse au profit d’un magistrat marocain.

La justice doit-elle être un auxiliaire de la diplomatie ? Ce sujet mériterait de très longs développements. Mais j’irai droit au but et vous livrerai notre inquiétude sans ambages : ce qui nous est présenté sous le visage avenant d’une amélioration de la coopération judiciaire entre les deux pays présente le risque de favoriser l’impunité de certains dignitaires marocains soupçonnés de graves violations des droits humains, notamment en leur permettant d’échapper à toute poursuite engagée sur le territoire français.

Les conséquences de ce texte ne se limiteront pas aux seules affaires, certes dramatiques, de torture. Le protocole prévoit en effet le renvoi prioritaire vers le Maroc de toutes les plaintes déposées en France.

Vous avez dit, madame la rapporteure, que l’interprétation du terme « prioritaire » ne signifiait pas que la convention excluait la poursuite des procédures en France. Mais vous voyez bien que nous sommes là dans l’interprétation. En outre, cette priorisation concerne tous les crimes subis au Maroc, quelle que soit leur gravité, introduisant ainsi une différence de traitement injustifiable entre les Français et les Franco-Marocains, dont les plaintes seront traitées différemment, et qui feront alors figure de justiciables de seconde zone.

Un tel traitement différencié pose question. Ne contrevient-il pas au principe d’égalité d’accès à la justice garanti par notre Constitution ? Je le dis librement, et je veux vous faire part des réflexions de notre groupe sur cette question, sans aucune intention polémique, mais avec gravité. Nous ne pouvons pas faire comme si l’ensemble des organisations de défense des droits humains, et un certain nombre de magistrats, parmi les plus haut placés, n’avaient pas eu la sagesse d’alerter chacune et chacun d’entre nous sur un sujet dont certains, à l’évidence, auraient préféré qu’il restât dans l’ombre.

Nous partageons les inquiétudes des défenseurs des droits humains. Nous questionnons, comme nous avons déjà eu l’occasion de le faire en commission, la légalité de ce texte et sa compatibilité avec la Constitution française et les engagements internationaux souscrits par la France.

À nos yeux – et de manière tristement évidente, aucune garantie formelle n’a pu nous être apportée sur ce point –, le protocole porterait atteinte au droit à un recours effectif des victimes françaises et étrangères de crimes commis au Maroc, et entrerait en contradiction avec l’obligation qui pèse sur la France de traduire en justice, sur le fondement de la compétence extraterritoriale, toute personne se trouvant sur son territoire et présumée avoir commis les crimes les plus graves.

La question n’est pas uniquement une affaire de spécialistes des conventions internationales et de la diplomatie. Elle concerne l’ensemble des citoyennes et les citoyens de notre pays, dont le rayonnement international est souvent lié à la défense des droits humains.

On entend dire que les matières internationales ne passionnent pas les Françaises et les Français. Mais ils sont ici directement concernés, et nous entendons bien les amener à se poser des questions sur ce qui se fait, se dit, ou se signe en leur nom.

Voilà en effet un protocole qui porte atteinte au droit à un recours effectif des victimes françaises et étrangères de crimes et délits commis au Maroc ; qui est contraire au principe de la séparation des pouvoirs et à l’indépendance réelle du pouvoir judiciaire ; qui donne la priorité à la justice marocaine sur la justice française, même quand la victime est de nationalité française ; qui est contraire aux obligations qui pèsent sur la France de traduire en justice des auteurs présumés de crimes internationaux ; qui place les victimes françaises dans une situation d’inégalité devant la loi, selon qu’elles ont été victimes d’un crime ou d’un délit au Maroc ou ailleurs ; qui ordonne au juge français de se dessaisir au profit du juge marocain dès lors qu’une plainte en France a été déposée par un Marocain ou un Français, sans même examiner les principes fondamentaux du droit à un procès équitable et sans requérir une demande d’extradition au préalable.

J’ajoute que ce texte, critiquable en bien des aspects, pourrait créer un triste précédent. Qui ne voit en effet qu’il constituerait, pour nombre de pays, une manière d’incitation à suspendre la coopération judiciaire afin d’obtenir de la France la conclusion de semblables conventions d’entraide judiciaire ?

Cet engrenage pourrait nous conduire à priver les personnes victimes de crimes et délits à l’étranger, y compris les victimes françaises, du droit de saisir, de fait, la justice française. Nous disons donc qu’il existe un danger. Mais de surcroît, cela ferait le jeu de l’impunité en encourageant le renvoi de procédures judiciaires portant sur des affaires politiquement sensibles – telles que de graves violations des droits humains – vers les autorités judiciaires de pays pressés de mettre un terme à ces procédures.

En réponse à l’ensemble de ces points, j’ai entendu que notre interprétation des dispositions les plus floues de ce texte était trop extensive, et que ses effets ne seraient pas aussi graves que je l’affirme. Ainsi, l’obligation d’information ne pourrait pas entacher le secret de l’instruction. Mais l’usage du mot « prioritairement », madame la rapporteure, signifie bien que la compétence de la justice marocaine sera placée au premier rang.

En outre, c’est justement le caractère flou du texte qui nous pose problème. Instruits par l’expérience, nous savons en effet que l’imprécision juridique ne bénéficie jamais à la défense des droits humains, qu’elle est le plus souvent la brèche par laquelle s’engouffre l’arbitraire.

Pour autant, nous étions prêts à entendre les arguments qui nous étaient opposés – le débat en commission a d’ailleurs été très respectueux, et je remercie Mme la rapporteure de lui avoir consacré le temps nécessaire. Nous avions ainsi déposé un amendement prévoyant la remise, dans un délai de deux ans, d’un rapport d’information sur le sujet, afin de savoir, en fin de compte, laquelle des deux interprétations était la bonne. Mais il a été refusé par le service de la séance, ce que nous regrettons vivement. Il serait pourtant normal que l’Assemblée exerce son droit d’information, et qu’un bilan de l’application du protocole soit réalisé deux ans après son approbation.

Dans une décision de 2003, le Conseil constitutionnel a indiqué que les amendements sur des projets de loi de ratification n’accordaient pas aux membres du Parlement compétence pour assortir de réserves, de conditions ou de déclarations interprétatives l’autorisation de ratifier un traité ou d’approuver un accord international non soumis à ratification, et cela s’entend parfaitement, sinon nous ne pourrions plus ratifier aucun accord.

Néanmoins, le Sénat considère que cette décision lui permet de déposer des amendements de demande de rapports. De même, nous ne souhaitions pas modifier ce texte, mais bien demander qu’un rapport soit fait sur la mise en oeuvre du protocole additionnel.

L’Assemblée, de son côté – et nous le regrettons vivement –, donne une interprétation différente de la décision de 2003 : elle considère, en s’appuyant sur le commentaire dont le Conseil a assorti sa décision, que seuls les amendements de correction rédactionnelle ou de suppression sont recevables.

Au-delà des questions de procédure, j’en reviens au fond, et j’en termine.

Nous pensons que ce texte est une petite abdication judiciaire qui ne dit pas son nom.

Bien sûr, nous entendons les arguments avancés pour défendre ce texte et notamment l’impérieuse nécessité de rétablir de bonnes relations avec le Maroc. Cet argument est celui qui a été le plus mis en avant ici, c’est pourquoi j’en suis resté au texte lui-même.

Bien sûr, le groupe écologiste, comme vous tous, est attaché à l’amitié franco-marocaine et connaît l’histoire des liens très particuliers qui unissent nos deux pays.

Mais nous disons que l’équilibre de ce protocole n’est pas acceptable et présente trop de risques. Les concessions y sont trop importantes et trop lourdes de conséquences pour que nous puissions y souscrire. En signant ce protocole avec le Maroc, la France sacrifie une partie de sa souveraineté, de l’indépendance de sa justice et des droits fondamentaux de ses citoyens.

Je répète que je partage, au nom du groupe écologiste, les propos de la rapporteure sur l’approfondissement du travail en cours au Maroc, sur l’évolution de ce pays, que nous devons soutenir. C’est un allié précieux, c’est vrai. Je voudrais ne pas avoir à citer ici Francis Blanche, qui disait de la véritable amitié qu’elle était lucide quand elle le voulait, et aveugle quand elle le devait. Nous pensons que notre amitié avec le Maroc doit être lucide, franche et sincère. Refusant le renoncement que représenterait la signature de ce protocole, le groupe écologiste votera contre.

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