Intervention de Nicole Ameline

Réunion du 17 juin 2015 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNicole Ameline, présidente de la mission :

La mission sur la Libye créée par notre commission s'est rendue en Tunisie les 29 et 30 mai, en Egypte et en Algérie du 7 au 9 juin. Nous avons été reçus au plus haut niveau : le Président Al-Sissi nous a consacré près d'une heure d'entrevue ; nous avons rencontré les Ministres des Affaires étrangères algérien, tunisien, et libyen, nos homologues, ainsi que le Secrétaire général de la Ligue arabe. Nous avons aussi échangé à Tunis avec Bernardino Leon, envoyé spécial de l'ONU en Libye, sur l'avancement des négociations. Le moins que l'on puisse dire est que tous partagent l'extrême préoccupation qui est la nôtre face à la crise libyenne, et mesurent l'urgence – et aussi bien la difficulté – de la constitution d'un Gouvernement d'unité nationale à la veille du début du Ramadan, date butoir initialement prévue pour la signature d'un accord. Aussi, je remercie la présidente d'avoir accepté que nous en fassions un rapide compte-rendu, afin d'éclairer la complexité du dossier libyen, et son caractère stratégique pour la France et l'Europe. Il est évident que la France n'a pas ici vocation à agir seule. En aurait-on les moyens, cela risquerait de ruiner le véritable capital de sympathie dont nous bénéficions en Libye. L'équilibre de nos positions, respectant la légitimé des institutions élues, tout en dialoguant avec les personnalités des deux camps qui acceptent une solution non violente, est appréciée. Il faut aussi tenir compte de l'attitude parfois paradoxale des libyens qui consiste à fustiger l'indifférence et le manque de soutien de la communauté internationale, tout en critiquant ce soutien comme une forme d'ingérence déplacée.

Le premier et principal enjeu de cette crise est politique. Dans le rapport de force actuel, personne ne peut gagner mais chacun essaie de ne pas perdre. Les forces en présence sont si éclatées qu'une solution militaire n'aurait pour effet que d'accélérer la fragmentation du pays et le plonger dans le chaos.

Les efforts de Bernardino Leon, qui se poursuivent actuellement, associés aux voisins de la Libye, dont chacun assume l'un des volets de la négociation, portent leurs fruits. Les Libyens croient à une solution politique. Il y a un réel rapprochement des positions depuis le début des négociations, des progrès dans le texte de l'accord. Tripoli semble désormais acquis au dialogue et Misrata, arrimée à la lutte anti-terroriste. Mais Leon a besoin de notre appui actif, car cette fenêtre d'opportunité pourrait vite se refermer, même si la menace de Daech pourrait accélérer la conclusion d'un accord. Le point dur des négociations porte sur les compétences du Conseil d'Etat. Il faut convaincre les modérés à Tobrouk qui craignent qu'on accorde trop de pouvoir aux Frères musulmans et empêcher les opposants à l'accord de nuire ; à Misrata la signature serait possible. En revanche, Tripoli se fait très discret. Beaucoup d'accords de cessez le feu ont été passés au niveau local, la situation est très calme depuis quelques jours sur le terrain ce qui est bon signe, la réunion à Berlin a été utile pour mettre la pression. En réalité, la signature semble possible. Il faut parvenir à convaincre les Libyens de régler le problème eux-mêmes, ce qu'ils ne semblent pas tous déterminés à faire pour l'heure.

Il y a urgence, car le temps joue contre la Libye : d'abord en raison de l'avancée de Daech, ensuite de l'échéance du mandat des parlementaires en octobre. Chacun joue la montre : Tobrouk envisage de prolonger son mandat après octobre, Misrata veut réorganiser des élections. La disparition de cette légitimité politique déjà fragile entraînerait celle de tout leadership en Libye. Il faut donc presser sans précipiter. Presser c'est à dire faire pression sur les deux camps, sanctionner ceux qui cherchent à saper l'accord, mais aussi inviter les acteurs régionaux influents à faire pression eux aussi, que ce soit le Qatar, la Turquie, les Emirats ou encore l'Egypte. Précipiter un accord partiel serait inutile, tout resterait à faire : il faut en faire un instrument d'inclusion politique la plus large possible, en s'efforçant notamment d'associer les autorités locales, les municipalités, dont le rôle est historique en Libye, de même que celui des tribus.

Les prochaines réunions seraient prévues à Rabat le 24 juin. Il n'y aura pas de nouvelle version de l'accord, les parties doivent désormais s'entendre. Je suis pour ma part optimiste sur la signature.

Mais il faut avoir conscience que la constitution d'un gouvernement d'union nationale ne règlera pas tous les problèmes.

Le deuxième enjeu de cette crise est sécuritaire. En réalité ce n'est pas un problème distinct, car les acteurs sont les mêmes que ceux du dialogue politique, et que l'accord restera théorique si le chaos règne en Libye. Parler d'enjeu sécuritaire est presque un euphémisme : c'est une menace existentielle pour la Libye et ses voisins. L'arrêt des trafics, la sécurisation des frontières et des sites pétroliers, mais surtout, le désarmement, la démobilisation, et la réintégration des milices dans l'armée, puis dans le jeu politique, sont le vrai défi de la Libye. L'Etat est inexistant, des centaines de milices détiennent la réalité du pouvoir. Sans compter la question du Sud, à laquelle il faudrait consacrer de plus amples développements, car c'est un écheveau qu'il va falloir démêler.

Cette situation fait le lit de Daech, dont les positions progressent. Ils sont présents à Syrte – où ils auraient enrôlé à la fois des anciens de Misrata et du régime. La société clanique semble être un frein à l'extrémisme, mais les solidarités familiales peuvent aussi rendre difficile l'arrestation des djihadistes. Autre frein à son avancée, l'Islam modéré en Libye et l'absence de luttes interconfessionnelles. Enfin, ils ne peuvent, comme en Irak, s'appuyer sur les anciens de l'armée. Cependant, ils ratissent large et sèment la terreur ; on constate une recrudescence des attentats à Tripoli et Misrata. S'ils parviennent à prendre le contrôle du croissant pétrolier, ils auront une influence immense. Ils sont très organisés, se nourrissent de divers trafics, d'armes, de pétrole, de migrants. Enfin et surtout, ils établissent un soutien logistique entre Nord et Sud.

Une intervention militaire est pour l'heure exclue, le risque d'embourbement dans un conflit non conventionnel est trop grand. Le maintien de l'embargo sur les armes semble plus prudent tant qu'un accord politique n'a pas été trouvé.

Cela étant dit, et comme nous l'ont martelé nos interlocuteurs, le règlement des questions de sécurité doit être concomitant de la négociation politique, ce qui n'est pas assez le cas aujourd'hui. Il faut favoriser des accords de cessez le feu au niveau local, entre villes et entre tribus, car le niveau national ne suffira pas. Par ailleurs, sans accord entre les milices, il n'y aura aucune sécurisation possible de la Libye. Il faudra aussi protéger le nouveau gouvernement et sécuriser Tripoli – sans un soldat étranger, car les Libyens s'y opposent. C'est le problème le plus épineux. Un retour de l'OTAN serait catastrophique, l'ONU n'a pas les effectifs qualifiés et demeure peu réactif. Les pays voisins se proposent d'apporter leur aide, tous nous l'ont confirmé lors de nos missions, ainsi que la Ligue arabe. L'Europe peut participer à la planification sécuritaire après l'accord politique, mais il faut savoir comment, avec quels moyens, et surtout quelle sera la coordination des Etats membres. L'organisation d'une conférence incluant les pays du 5+5 et les voisins régionaux pourrait permettre d'y travailler, de s'assurer de l'engagement de la communauté internationale et d'une répartition efficace des rôles entre pays voisins, Ligue arabe, Etat africains, ONU et Union européenne. A tout le moins, un suivi politique de la sécurisation de la Libye est crucial.

Le dernier enjeu de cette crise est donc diplomatique. La porosité des frontières libyennes menace la stabilité de ses voisins, en premier lieu la Tunisie, l'enlèvement récent de diplomates tunisiens à Tripoli en est une illustration, sans compter la problématique des combattants étrangers. L'Egypte redoute l'ouverture d'un second front à la frontière occidentale, alors que l'armée combat dans le Sinaï d'autres groupes armés ayant fait allégeance à Daech. Pour eux, l'accord doit préserver la stabilité et l'unité de la Libye mais aussi la légitimité de Tobrouk, et tenir compte des enjeux de sécurité, qu'ils reprochent aux européens de négliger. Les Algériens ont plutôt des affinités avec Tobrouk mais dialoguent aussi, tout comme les Tunisiens, avec ceux qui à Tripoli acceptent le dialogue politique, par pragmatisme et souci de leur propre sécurité, car leurs frontières sont poreuses, les trafics y prospèrent.

Les positions des voisins se rapprochent, l'Egypte a joué un rôle très constructif dans ses discussions avec Tobrouk, l'Algérie est elle aussi très active, de même que la Tunisie, qui promeut un dialogue politique. Le Qatar semble avoir adouci ses positions, il n'en serait pas de même de la Turquie, qui continue à soutenir certains groupes à Tripoli. Tous nos interlocuteurs nous ont invités à faire pression sur l'ensemble des parrains régionaux.

En conclusion, un Gouvernement d'union nationale est bien la seule voie de sortie de crise, il n'y a pas de plan B, mais cela ne règlera pas tous les problèmes. Il faut penser au jour d'après. En matière de sécurité, il faut veiller à ce que les Libyens ne refusent pas, comme ils l'avaient fait en 2011, les missions d'appui internationales. Il faudra relayer l'accord politique sur le terrain, reconstruire un tissu social où la confiance a totalement disparu, renforcer, lorsque ce n'est pas créer, les institutions, s'appuyer sur les localités et la société civile. Le problème n'est pas financier, car la Libye est un pays riche. L'Europe a un rôle à jouer et la révision de la politique de voisinage de l'Union européenne devra prendre en compte la spécificité de la Libye. Je finirai en disant un mot de la question migratoire, largement évoquée dans nos entretiens. Elle ne doit pas être le seul prisme de notre vision de la crise libyenne, même si elle en est la traduction la plus spectaculaire. Nous avons fait entendre à nos interlocuteurs qu'il s'agissait d'une responsabilité collective et que le règlement politique de la crise, en stabilisant le Libye, y apporterait une première réponse.

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