Intervention de Virginie Tournay

Réunion du 26 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Virginie Tournay :

Denis Baranger et Michael Foessel ont parlé de la nécessité d'une diversification de la parole sur les institutions ; en allant dans le même sens, j'aimerais, en laissant pour le moment de côté le questionnaire que vous avez eu l'amabilité de nous faire parvenir, revenir sur ce qui fait la raison d'être de ce groupe de travail, pour mettre en avant certaines explications de la crise de confiance que nous constatons, mais aussi pour faire en sorte que notre rapport touche le plus grand nombre possible de nos concitoyens.

Je ne suis pas persuadée que nous soyons tous d'accord sur le diagnostic que nous formulons sur la crise de nos institutions – je rejoins ici le constat d'Alain-Gérard Slama. L'écriture du rapport ne sera pas une mince affaire.

Mais la raison d'être de cette commission repose bien sur le constat d'une crise de notre système politique et de ses institutions. Nous avons vu que le mot « crise » pose problème : la crise de l'éducation, la crise territoriale et la crise des partis politiques n'ont pas la même signification et ne sont pas nécessairement comparables.

Je voudrais surtout souligner que, quand on parle de « crise », on parle du ressenti de nos concitoyens, de la remise en question de leur croyance en la capacité de nos institutions à résoudre les problèmes du quotidien. Je ne prétends pas qu'il n'existe pas de dysfonctionnement dans notre machine représentative, dans nos partis politiques ou dans notre justice. Je dis simplement que la relation de cause à effet entre la mécanique interne de nos institutions et la perception que peuvent en avoir les individus – l'opinion publique – n'est pas si évidente qu'il y paraît. Notre diagnostic de crise, il faut en être conscient, fait référence à la perception qu'ont les citoyens du fonctionnement de leurs institutions plutôt qu'à leur fonctionnement réel. C'est une nuance qui peut paraître anodine, mais qui ne l'est pas, car elle doit nous conduire à modifier la hiérarchie des variables explicatives de la défiance politique.

Si l'objectif de cette commission est de trouver des solutions pour restaurer la confiance politique, il ne faut pas uniquement réfléchir à l'amélioration du fonctionnement interne de nos institutions. Il faut également nous demander quel est le retentissement de ce fonctionnement sur le quotidien des citoyens.

En l'état, le questionnaire concerne surtout la mécanique de nos institutions politiques. Mais il me semble qu'il y a d'autres variables explicatives de ce climat de défiance politique. Preuve en est que les décideurs publics locaux sont davantage appréciés des Français que le pouvoir politique national : ce que l'on appelle en sciences politiques la « confiance du bas » et la « défiance du haut » est une constante des sondages. La proximité avec les citoyens est un facteur essentiel de la confiance politique. Améliorer cette dimension de proximité implique de déplacer en partie notre analyse : nous ne devons pas nous intéresser seulement à nos institutions juridiques et politiques, mais aussi à ces courroies de transmission institutionnelles, ces médiations qui touchent directement le quotidien des citoyens et qui sont le relais du pouvoir politique jusqu'aux espaces publics. Je pense notamment, mais pas uniquement, aux médias. En effet, le rapport entre les institutions et les publics n'est pas informé seulement par les règlements et la loi ; il l'est aussi, et peut-être d'abord, par ces médiations. Afin de ne pas négliger la complexité sociologique du problème que nous devons traiter, il me semble utile de montrer dans nos réflexions l'importance de quatre de ces médiations.

La première médiation à laquelle nous avons tous été confrontés et continuons de l'être, c'est le guichet administratif – je veux parler du travail administratif des agents qui reçoivent les usagers, traitent leurs demandes et instruisent leur dossier. C'est ce que l'on appelle en langage savant la street level bureaucracy. Ces agents sont aujourd'hui confrontés à des mutations culturelles radicales : importation des techniques du nouveau management public, culture numérique qui envahit l'ensemble des administrations et de la vie sociale… Cela rejoint nos réflexions sur les différentes temporalités de l'administration et des administrés.

Notre réflexion sur les institutions doit également, me semble-t-il, englober le rapport de nos concitoyens avec ces services administratifs en pleine mutation, car c'est à travers cette terminaison de l'action publique que nos institutions politiques sont comptables de leurs activités aux yeux des Français, qu'elles rendent des comptes à nos concitoyens.

Dans une démocratie qui serait presque idéale, où cette accountability serait présente, c'est l'individu qui est le sujet de droit. Mais pour que l'individu soit sujet de droit, encore faut-il que cette culture soit également répandue. Or on constate un écart énorme entre le droit des juristes, ce droit que l'on trouve dans les livres, et le droit que chaque individu pense avoir ou peut être amené à revendiquer. Cet écart est sans doute plus flagrant encore dans les politiques sociales, qui s'adressent à des personnes en situations de précarité sociale, économique et culturelle. Sur ce point, j'ai été très sensible aux interventions de Cécile Duflot sur le fonctionnement de la justice et la longueur de ces procédures et de Cécile Untermaier sur le problème des moyens de l'aide juridictionnelle et l'hésitation de beaucoup de nos concitoyens à recourir à la justice. Nombre d'individus, pour des raisons diverses – sociales, morales, idéologiques, culturelles –, ne se pensent pas comme sujets de droit et ne bénéficient pas des offres publiques, des droits et des services, auxquelles ils pourraient théoriquement prétendre.

Le non-recours au droit, étudié notamment par Philippe Warin, est beaucoup plus important qu'on ne le pense souvent : certaines études estiment que le coût de non-recours est supérieur à celui de la fraude sociale. Il obéit de plus à une constante sociologique : comme Pierre Joxe l'a souligné, les requérants des juridictions sociales sont pauvres, et c'est aussi le cas des non-requérants, qui sont mal informés et parfois éloignés des services sociaux ; j'ai été très sensible à son regard sociologique, à sa lecture des institutions judiciaires du point de vue du quotidien des magistrats mais aussi des usagers, des administrés. Tout cela pose la question de la mise en oeuvre de nos politiques sociales.

Notre travail sur les institutions ne doit pas faire l'économie d'une réflexion sur les marges – les non-requérants, les élèves en difficulté scolaire, les chômeurs de longue durée, certaines personnes âgées… Il doit comporter, je crois, un volet de propositions, ou tout au moins de réflexions sur les manières d'améliorer le travail administratif des agents qui sont directement en contact avec les usagers.

La deuxième médiation, dont nous avons finalement peu parlé, concerne le champ associatif.

Dans nos différentes séances, nous avons considéré d'emblée, par nécessité de clarté dans nos propos, qu'il existait une séparation relativement nette entre nos institutions politiques et la société civile. Or il me semble que les associations constituent une bizarrerie institutionnelle qui mérite notre attention en raison des intrications extraordinaires, et particulières à la France, entre les associations et les pouvoirs publics. Le gouvernement de Pierre Mauroy avait voulu, au début des années 1980, clarifier leur rôle, mais je ne suis pas certaine qu'il y ait eu depuis beaucoup d'avancées… Or, il est clair que les associations peuvent être amenées à jouer un rôle d'auxiliaire, de pilote ou d'agent des politiques publiques. Les termes – courants – de para-associatif et de parapublic traduisent une lourde ambiguïté institutionnelle : on peut considérer que l'État se démembre en recourant aux institutions pour effectuer des tâches qu'il n'assure pas – c'est l'idée que l'État instituerait le social par les associations ; on peut au contraire envisager la fonction des associations comme une prise en charge de la société par elle-même, comme une forme d'action collective.

Il me semble que cette ambiguïté traduit le fait que nous sommes dans une configuration beaucoup plus osmotique où le vrai clivage ne se situe pas entre l'administration classique et les citoyens, mais entre ceux qui participent au fonctionnement de l'État – via l'administration et les associations – et les autres. Et il est vrai que la vogue participationniste ne fait qu'institutionnaliser ce phénomène. Il faudrait, je crois, nous interroger sur le périmètre de nos institutions politiques, et nous demander ce qui constitue leur essence. C'est aussi notre conception de l'éthique publique qui est ici en jeu.

La troisième médiation qui me semble importante, c'est tout ce qui relève de nos institutions de mémoire.

Nous avons connu, à partir des années 1980, une sorte d'explosion de la demande patrimoniale : les individus, les groupes sociaux ont revendiqué le respect et la reconnaissance de leur mémoire. Dans ce contexte, les travaux de Pierre Nora ont eu un retentissement important : ils ont montré qu'il pouvait y avoir conflit, désajustement, entre les mémoires plurielles et la construction d'un récit national commun dont on voit bien aujourd'hui qu'il est difficile à constituer. Je pense que cela n'est pas sans liens avec les problèmes de défiance des Français vis-à-vis de leurs élus. Comme l'a signalé Lucien Jaume, la désaffection des citoyens vis-à-vis de leurs représentants pourrait s'expliquer en partie par le fait qu'ils n'adhèrent plus à l'idée de peuple souverain ou qu'ils ne partagent pas la même acception de ce que c'est que d'être Français. On rejoint les enjeux actuels de l'interculturalité.

Il est important, je crois, d'avoir conscience que penser l'avenir des institutions consiste également à se mettre d'accord sur la façon dont on écrit leur passé, sur la façon dont nous nous raccrochons, tous, aux symboles forts de la nation. Je pense que nous sommes aujourd'hui dans un moment important pour nos politiques symboliques, au regard de notre histoire institutionnelle et sociale : les attentats du mois de janvier dernier ont montré l'émergence de nouvelles constructions symboliques. C'est en de tels moments que se renégocient et se re-hiérarchisent les éléments de notre mémoire nationale. Il faut aussi, à mon sens, mentionner dans notre rapport l'importance des questions mémorielles, nationales et locales, et de leur traduction sur notre territoire – je pense par exemple aux écomusées.

La quatrième médiation qui me semble fondamentale renvoie aux politiques culturelles – au sens large, c'est-à-dire en y incluant les savoirs scientifiques.

Une société qui croit en ses institutions politiques est aussi une société qui croit au progrès par la recherche, comme à la nécessité de transmettre les connaissances. Mais aujourd'hui, de la même façon qu'il y a des mémoires plurielles, il y a très fréquemment des revendications de connaissances plurielles qui se situeraient toutes sur un même plan de légitimité. C'est une illusion, nous le savons bien ; et cela ne gêne pas en soi le fonctionnement de la société. Mais cela commence à poser problème quand il y a volonté de remettre en cause le travail des scientifiques. Il me semble que cette confusion entre ce qui relève de l'opinion et ce qui relève d'un savoir scientifique, pour reprendre les termes de Dominique Schnapper, a d'importantes conséquences pour nos institutions politiques.

Tout d'abord, formellement, il est dans le rôle des institutions de réaffirmer la nécessité d'un débat public sur les choix de société et de sauvegarder la connaissance scientifique, compte tenu des enjeux que cela comporte en termes de développement social et économique.

De plus, cette confusion entre savoir et opinion pose un problème plus profond qui est le propre de la mouvance postmoderne. On ne sait plus rendre désirable l'idée de futur et l'on souhaiterait confier à nos institutions politiques la gestion de nos sociétés sur un horizon prédictif de plus en plus long – ce qui est scientifiquement impossible. Ce que nous devrions demander à nos institutions, ce n'est pas de se lancer dans la futurologie, mais d'être réactives quand il le faut et ne pas prétendre maîtriser les événements quand cela n'est pas possible. L'entrée des sciences dans la démocratie ne doit pas remettre en cause l'esprit des Lumières, mais il ne faut pas non plus que l'État soit le seul garant de l'orthodoxie culturelle : c'est là, j'en ai bien conscience, un équilibre difficile à atteindre, mais essentiel pour notre confiance dans nos institutions politiques.

En mettant en avant ces éléments de sociologie politique, de façon peut-être un peu décalée par rapport à vos attentes, j'ai voulu prévenir le travers d'une vision trop fonctionnaliste des institutions politiques, qui ferait de la mécanique interne des institutions le seul paramètre expliquant la défiance des citoyens vis-à-vis de nos hommes et de nos institutions politiques. Notre rapport final pourrait utilement, je crois, comporter un volet de réflexions sur ces médiations sociologiques que je viens de décrire ; il constituerait ainsi la préface de réflexions à venir sur les interactions diverses, multiples et variées entre les citoyens et leurs institutions politiques.

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