Intervention de Alain Charmeau

Réunion du 1er juillet 2015 à 9h30
Commission des affaires économiques

Alain Charmeau, président exécutif d'Airbus Safran Launchers :

Le secteur spatial connaît en effet une phase d'évolution importante et rapide à l'échelle mondiale.

Je commencerai par un bref historique. Ariane 5 a été conçue dans les années 1980, dans le contexte de la guerre froide, à une époque où l'Europe rêvait encore de réaliser des vols habités et de construire une navette spatiale, afin de montrer sa puissance au niveau mondial. Après quelques difficultés initiales, le premier lancement réussi d'Ariane 5 a eu lieu en 1997. En conséquence, on a cessé de produire et d'exploiter Ariane 4.

Malheureusement, en décembre 2002, Ariane 5 a connu un second échec, au moment même où elle faisait une entrée remarquée sur le marché commercial. Les acteurs du secteur spatial ont alors pris des décisions très importantes : afin de sécuriser le retour en vol d'Ariane 5 et de garantir sa compétitivité commerciale, indispensable pour que les chaînes de production soient alimentées, les États ont consenti des investissements importants aux côtés des industriels, à hauteur de 1 milliard d'euros sur cinq ans. Ces investissements destinés à soutenir la filière ont été effectués aux dépens de la modernisation d'Ariane 5, déjà envisagée à l'époque. Précisons que l'euro était, à ce moment-là, à parité avec le dollar. En définitive, tout s'est bien passé : les vols de qualification d'Ariane 5 en 2005 ont été des succès.

Cependant, lors de la conférence ministérielle de 2008, les États membres de l'Agence spatiale européenne (ESA) ont constaté que la compétitivité commerciale d'Ariane 5 était obérée par un euro à 1,45 ou 1,50 dollar, les transactions sur le marché commercial étant toutes libellées en dollars. Ils ont donc décidé, avec une certaine réticence, de verser 100 à 120 millions d'euros par an à Arianespace afin de soutenir la filière spatiale européenne face à la concurrence, notamment celle du lanceur russe Proton. En outre, un budget résiduel a permis de reprendre le programme d'amélioration d'Ariane 5, notamment de son étage supérieur, grâce à un nouveau moteur cryogénique développé en France et en Allemagne.

En parallèle, les États ont entamé une réflexion, qui s'est approfondie depuis lors, sur leur rôle en matière de soutien à l'exploitation commerciale des lanceurs dans un marché mondial de plus en plus ouvert, ainsi qu'on a pu le voir en 2008 et 2009 avec l'essor de SpaceX, qui avait adopté une approche entièrement commerciale, et non plus régalienne comme à l'époque de la guerre froide.

Lors d'une nouvelle réunion en 2011, les ministres européens chargés de l'espace ont hésité entre le lancement du programme Ariane 5 midlife evolution – avec le développement d'un nouvel étage utilisant le moteur cryogénique Vinci – et celui d'Ariane 6, dont les études de conception avaient commencé et qui partageait certains éléments communs avec Ariane 5. À ce moment-là – on l'oublie parfois –, Arianespace était au bord de la faillite, le soutien apporté à l'exploitation commerciale n'étant plus suffisant pour assurer sa profitabilité. Les actionnaires industriels et le CNES ont donc recapitalisé la société.

En 2011, le lanceur Falcon 9 de SpaceX – dont 85 % est fabriqué sur une même chaîne de production très intégrée en Californie – est entré sur le marché commercial et a commencé à prendre des parts de marché à Arianespace. Au début de l'année 2014, on a constaté qu'Arianespace n'avait enregistré aucune commande sur le marché du lancement des petits satellites en 2013, toutes les commandes ayant été captées par SpaceX. Or, pour qu'Ariane 5 soit compétitive, nous devons lancer en même temps un petit et un gros satellite. En l'absence de petit satellite à mettre en orbite, soit nous procédons malgré tout au lancement au prix de pertes très importantes, soit nous renonçons au lancement.

Les actionnaires d'Arianespace, dont le groupe Airbus, ont alors décidé de baisser les prix sur le lancement des petits satellites, ce qui était absolument nécessaire pour alimenter à nouveau les chaînes de production et retrouver des cadences de lancement satisfaisantes. Mais nous avons constaté que nous étions engagés dans un cercle vicieux. Dès lors, à partir du début de l'année 2014, les patrons des groupes Airbus et Safran, Thomas Enders et Jean-Paul Herteman, ont eu des échanges nourris, en liaison avec l'ESA, sur ce qu'il convenait de faire pour pérenniser l'activité spatiale européenne. Le directeur général de l'ESA, Jean-Jacques Dordain – qui a pris sa retraite hier soir –, menait en parallèle une réflexion sur la nécessité de revoir l'organisation européenne, en réduisant le nombre d'États participants, et de lancer le programme Ariane 6. Airbus et Safran ont également consulté les opérateurs de satellites, notamment les sociétés Eutelsat et SES.

En mars 2014, Thomas Enders et Jean-Paul Herteman ont décidé de créer une coentreprise, Airbus Safran Launchers. Il a ensuite fallu trois mois pour fixer les grandes lignes de cette coentreprise, accélérer la définition du concept Ariane 6, que nous jugions le plus compétitif, et proposer, en accord avec l'ESA, une rationalisation de la gouvernance, notamment de la relation entre les agences, qui assurent la maîtrise d'ouvrage, et l'industrie. Conformément à l'évolution souhaitée par les États, les industriels étaient prêts à assumer davantage de responsabilités commerciales : nous avons proposé d'augmenter la participation de la coentreprise au capital d'Arianespace.

La création d'Airbus Safran Launchers a été annoncée le 16 juin sur le perron de l'Élysée. La coentreprise est détenue à parts égales par les groupes Airbus et Safran, ce qui suppose une cohésion très forte : pour prendre une décision, les deux partenaires n'ont pas d'autre choix que de se mettre d'accord. Quant au périmètre de la société, il inclut les lanceurs non seulement civils, mais aussi militaires, c'est-à-dire les missiles balistiques de la force de dissuasion française.

À l'automne 2015, Airbus Safran Launchers comptera 8 000 employés répartis sur seize sites, dont environ 7 000 en France et 1 000 en Allemagne, sans compter une douzaine de filiales qui interviennent dans le domaine des lanceurs ou sur d'autres aspects technologiques. À l'instar des Américains, nous avons montré que nous, Européens, étions capables d'agir vite : annoncée en juin 2014, la création de la société a été effective au début du mois de janvier 2015. Airbus Safran Launchers est en ordre de marche et compte actuellement 450 personnes environ, son périmètre ayant été limité dans un premier temps au pilotage des programmes de lanceurs civils, c'est-à-dire de la production d'Ariane 5 et du développement d'Ariane 6.

Nous avons une feuille de route pour développer la société et atteindre l'objectif de 8 000 salariés que j'ai évoqué. Le processus de consultation des partenaires sociaux se poursuit et sera achevé à la fin du mois de juillet. Les comités centraux d'entreprise des groupes Airbus et Safran se réuniront à cette fin entre demain et le début de la semaine prochaine. En parallèle, nous dialoguons étroitement avec le ministère de la défense, notamment avec la direction générale de l'armement, pour définir la manière dont les actifs industriels et les équipes correspondantes seront mobilisés dans le cadre des contrats de défense, pour protéger au mieux les intérêts stratégiques de la France en matière de lanceurs civils et militaires au sein de la nouvelle société et pour assurer la sécurité, notamment la sécurité informatique, à laquelle je suis particulièrement attentif.

Le lanceur Ariane 6, tel qu'Airbus et Safran l'ont conçu, en liaison étroite avec le CNES depuis plus d'un an, sera décliné en deux versions : Ariane 62 et Ariane 64, qui seront équipées respectivement de deux et de quatre propulseurs d'appoint – boosters. Les modules constitutifs des deux versions, à savoir ces propulseurs d'appoint, les deux moteurs cryogéniques, les réservoirs, la structure et la forme générale du lanceur, seront strictement identiques. Nous allons ainsi bénéficier d'un « effet de famille ». Ariane 6 remplacera trois lanceurs : Soyouz, Ariane 5 ES – fusée disposant d'un étage supérieur à ergol stockable, qui a lancé les véhicules de transfert automatiques (ATV) et lance actuellement les satellites de la constellation Galileo – et Ariane 5 ECA – fusée équipée d'un étage supérieur d'un autre type, qui est plutôt utilisée pour le lancement des satellites commerciaux.

Grâce à cette panoplie d'équipements communs et modulables, Ariane 6 nous permettra – nous en sommes persuadés – de baisser les prix dans une proportion importante. Elle doit aussi nous permettre de répondre aux différentes demandes sur le marché du lancement des satellites. L'évolution de ce marché est très difficile à prédire aujourd'hui, car nous assistons à une très grande diversification des satellites en termes de masse, de volume et de technologie : alors qu'il y avait auparavant deux segments bien identifiés, à savoir les petits satellites autour de trois tonnes et les gros de six tonnes environ, il en existe désormais de quatre à cinq tonnes – ce qui correspond à la capacité d'emport du Falcon – ou de 150 kilogrammes – tels que les 900 satellites qui doivent composer la constellation de OneWeb.

Les propulseurs d'appoint seront communs aux deux lanceurs européens, Ariane 6 et Vega. Ce dernier est un lanceur léger utilisant la propulsion à poudre, d'une capacité d'emport dix à quinze fois inférieure à celle d'Ariane 6. Cette modularité nous permettra d'accroître encore les économies d'échelle, c'est-à-dire d'augmenter les cadences de production et de réduire les coûts des deux lanceurs.

J'en viens à nos coopérations avec l'Allemagne et l'Italie.

La relation très forte que nous avons développée avec l'Allemagne dans le cadre du groupe Airbus sera maintenue par Airbus Safran Launchers. Des partages technologiques existent entre la France et l'Allemagne depuis longtemps, et une partie de mes équipes travaille en Allemagne. De plus, nous avons trouvé un accord sur l'organisation industrielle d'Ariane 6 qui satisfera à la fois les priorités françaises et allemandes, ce qui n'était pas évident, d'autant que l'Allemagne a augmenté sa contribution financière, la faisant passer de 10 ou 12 % pour les programmes Ariane précédents à 20 % pour Ariane 6, la France réduisant sa propre contribution d'à peu près autant.

Avec l'Italie, nous n'avons pas de lien capitalistique, mais nous avons un lien opérationnel très fort : les deux propulseurs d'appoint communs à Ariane 6 et à Vega seront produits par une coentreprise détenue à cinquante-cinquante – une fois de plus – par l'industriel italien Avio et par Airbus Safran Launchers. La branche aéronautique d'Avio a été rachetée par General Electric il y a quelques années. Quant au capital de sa branche spatiale, il est partagé entre Finmeccanica, à hauteur de 15 %, et un fonds de pension britannique, pour les 85 % restants. Les Italiens réfléchissent à une évolution de l'actionnariat d'Avio. Airbus et Safran sont candidats depuis plusieurs années dans ce cadre. La décision, qui appartient bien sûr aux propriétaires actuels, n'a pas encore été prise à ce stade.

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