Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 4 juin 2014 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de la défense :

Je traiterai pour commencer du Mali. Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, la situation s'est fortement dégradée en mai à Kidal. Les graves événements qui ont opposé les autorités et le MNLA ont provoqué des dizaines de morts, principalement du côté des forces armées maliennes. Le fait générateur de ces affrontements a été la venue du nouveau Premier ministre malien, M. Moussa Mara, le 17 mai, à Kidal. Des incidents s'étaient déjà produits la veille pour cette raison, et des combats ont éclaté le jour de son arrivée ; ils ont entraîné la prise du gouvernorat de Kidal par le MNLA. Blessés dans leur honneur, les militaires maliens ont alors tenté de reprendre la ville. Mais, précipitée et mal conduite, leur action a tourné au fiasco. Face à une résistance solide et à une contre-attaque bien organisée du MNLA, les troupes maliennes ont dû se replier vers Gao. Ces violences ont marqué une rupture, car une dizaine de soldats maliens ont été tués, ainsi que des fonctionnaires civils parmi lesquels le préfet de Kidal. Nous avons immédiatement condamné ces actes et, malgré leurs moyens limités, les soldats français présents à Kidal ont agi comme ils le devaient pour soutenir la MINUSMA et éviter que le bilan ne s'alourdisse. Ensuite, depuis Abidjan, nous avons fait venir au Mali une compagnie supplémentaire, ce qui nous a permis de renforcer notre présence à Kidal.

Ces incidents sont révélateurs de ce que le processus de réconciliation nationale souhaité depuis l'arrivée au pouvoir du président Ibrahim Boubacar Keïta est au point mort. Un accord de cessez-le-feu a été conclu le 23 mai grâce à l'engagement personnel de M. Mohamed Ould Abdel Aziz, président de la Mauritanie et président en exercice de l'Union africaine, dont la venue à Kidal, quelques jours après notre rencontre à Nouakchott, a permis la désescalade de la tension. L'accord de cessez-le-feu prévoit le retour aux positions définies par l'accord de Ouagadougou, la libération des prisonniers, le retour dans les zones de cantonnement, le renforcement de la MINUSMA et la restitution des villes et des garnisons perdues. Son application est assez lente.

Il faut maintenant obtenir le lancement d'un dialogue entre les autorités maliennes et les groupes armés du Nord, dont le MNLA – en d'autres termes, mettre en oeuvre l'intégralité de l'accord de Ouagadougou. J'ai insisté sur cette impérieuse nécessité lors de ma rencontre avec le Premier ministre et le ministre des affaires étrangères algériens, les 20 et 21 mai ; ils m'ont indiqué avoir engagé une consultation visant à créer une plate-forme commune aux groupes armés du Nord pour faciliter la négociation avec les autorités maliennes. La détermination des autorités algériennes à aboutir à un processus de réconciliation m'est apparue entière.

Une difficulté tient à ce que plusieurs acteurs se sont investis en même temps dans des initiatives concurrentes. Outre que, je vous l'ai dit, le ministre des affaires étrangères algérien, avec le soutien du président Ibrahim Boubacar Keïta, a entrepris la tournée des capitales de la région pour préparer les pourparlers, le Burkina Faso est chargé de la médiation depuis plusieurs mois et M. Modibo Keïta, Haut représentant du Président pour le dialogue inclusif inter-malien, vient de se rendre à Ouagadougou – ce qui est un événement en soi – pour rencontrer le président Blaise Compaoré. D'autre part, les chefs d'État de la Communauté économique des États d'Afrique centrale (CEDEAO), qui se sont réunis le 30 mai à Accra, ont appelé à la reprise de la négociation, ce qui est un message positif. Il ne faudrait pas, cependant, que ces bonnes volontés, enfin déclarées, soient source de confusion.

Pendant ce temps, nos troupes poursuivent leur mission. Bien coordonnées, nos opérations de contre-terrorisme connaissent des succès mais, étant donné l'environnement politique interne difficile dans lequel elles se déroulent, j'ai décidé, avec l'accord du Président de la République, de reporter un peu l'achèvement de la réorganisation régionale de nos troupes dont je vous avais exposé le schéma. Il aurait en effet paru inopportun que nous fermions notre base de Bamako alors que des affrontements violents viennent de se produire à Kidal. De plus, il fallait laisser un temps de concertation avec le Tchad, mécontent des critiques adressées au contingent qu'il avait envoyé en RCA dans le cadre de la MISCA. La situation est en passe d'être clarifiée, et nous déploierons prochainement le nouveau dispositif selon la trame dite ; nous mettrons fin à l'opération Serval et fermerons la base de Bamako, et les forces françaises au Mali resteront centrées sur Gao, des troupes étant maintenues à Tessalit ; j'ai évoqué ce dernier point avec les autorités algériennes lors de ma visite à Alger. L'état-major de l'ensemble des forces de la zone, soit 3 000 soldats, sera installé à N'Djamena. La réorganisation n'aura donc été repoussée que de quelques semaines.

En résumé, tout laisse à penser que les pourparlers inter-maliens vont s'amorcer et nous souhaitons que des initiatives concurrentes parallèles ne créent la confusion. Nous avons le sentiment que la démarche entreprise par l'Algérie, qui a recueilli l'accord des chefs d'État de l'ensemble de la zone, pourrait aboutir au début de l'été. Pendant ce temps, nous poursuivons avec détermination notre combat contre les groupes terroristes combattants , dont notre nouveau dispositif renforcera encore l'efficacité.

J'en viens à la situation en République centrafricaine. Je m'y suis rendu il y a quelques jours pour rencontrer nos soldats, avant de poursuivre mon voyage vers le Gabon puis vers le Congo-Brazzaville, où j'ai évoqué la situation régionale avec les présidents Ali Bongo et Denis Sassou N'Guesso. Je me suis également entretenu, à Paris, avec le président du Tchad, M. Idriss Déby.

La situation sécuritaire s'est brutalement aggravée à Bangui les jours derniers : l'attaque meurtrière de l'église Notre-Dame-de-Fatima a entraîné des représailles, dont l'incendie d'une mosquée ; des manifestations violentes ont eu lieu et des barricades ont été installées. En outre, une tentative de déstabilisation de la présidente de transition, Mme Catherine Samba-Panza, a vraisemblablement eu lieu. Tout cela témoigne de la fragilité d'une situation susceptible de dégénérer à chaque instant dans des affrontements entre communautés. Une présence forte de la MISCA, de Sangaris et d'EUFOR continue donc d'être indispensable dans la capitale.

La situation est toujours difficile en province, dans les zones de confrontation entre Séléka et anti-balaka. C'est le cas dans le triangle formé par Kaga-Bandoro, Sibut et Bambari, particulièrement à Bambari où une partie importante des ex-Séléka se sont regroupés. Il y a dix jours, les hommes de Sangaris, ayant été pris à partie par des ex-Séléka, ont dû riposter pour neutraliser un pick-up et plusieurs de ses passagers. Élément nouveau, la Lord's Resistance Army (LRA) ougandaise, groupe de brigands très violents, s'est déplacé de l'extrême sud-est vers le centre du pays et se trouve désormais à 100 kilomètres de Bria, transformant cette zone en un creuset explosif. Au Nord-Ouest, le départ des forces tchadiennes a fragilisé la sécurité ; de graves incidents se sont produits le 5 mai à la hauteur de Boguila, où nos soldats ont neutralisé une colonne de pick-up et de motos lourdement armés.

En RCA, quelque 2,5 millions de personnes ont encore besoin d'aide humanitaire, plus de 600 000 personnes sont déplacées et plus de 100 000 sont reparties dans leur pays d'origine ; on note cependant un premier retour timide de certains musulmans à Bangui et la baisse significative du nombre de réfugiés dans le camp de M'Poko.

Vous avez évoqué, madame la présidente, le travail remarquable accompli par nos soldats dans un environnement que rendent très éprouvant des élongations de milliers de kilomètres, la saison des pluies et aussi la persistance des tensions à Bangui, qui obligent au maintien dans la capitale d'un contingent important. Nos soldats font preuve d'un grand sang-froid et de beaucoup d'intuition, et Sangaris mène une action dissuasive efficace. La sécurisation de l'axe routier reliant Bangui et la frontière camerounaise permet maintenant le passage de 500 convois par semaine ; cette normalisation représente un progrès considérable. Dans les zones clefs, nous démontrons tous les jours notre capacité d'agir contre les groupes armés.

Les parlementaires qui se sont rendus au camp de M'Poko ont appelé mon attention sur la « rusticité » des conditions de vie de nos soldats. Elle s'explique par la rapidité de notre installation, par l'accroissement régulier de notre présence sur place et par les conditions sanitaires locales, celles d'un pays démuni de tout, même d'eau. J'ai pris des mesures visant à améliorer cette situation et je suis allé m'assurer que leur application progressive est effective ; c'est le cas. J'ai également réactivé le sas de décompression qui avait été ouvert pour les soldats de retour d'Afghanistan afin que nos militaires en opération en RCA qui rentrent en France puissent à nouveau bénéficier d'une phase de réadaptation ; ils l'apprécient.

J'ai rencontré les responsables de l'installation de l'EUFOR RCA, dont les premiers éléments sont déployés. La mission, dirigée par le général Thierry Lion, sera pleinement opérationnelle à la fin du mois de juin : elle comptera 800 hommes dont environ 400 Français, parmi lesquels des gendarmes. Y participent un nombre limité de pays – l'Espagne, l'Estonie, la Géorgie, l'Italie, la Lettonie et la Pologne ; je n'ai pour l'instant vu sur place que des Estoniens.

Sur le plan politique, la bonne volonté de Mme Samba-Panza est certaine, mais la situation reste instable et aucun processus politique n'a été lancé à ce jour pour relayer l'effort militaire de la communauté internationale. Au nord du pays, les principaux chefs des ex-Séléka se sont réunis à Ndélé, et la branche militaire de cette coalition, qui prône la partition du pays, semble y avoir pris le dessus sur sa branche politique. Le nouvel état-major des « forces républicaines » – à savoir les ex-Séléka – s'est installé à Bambari, en pleine zone de tension avec le mouvement anti-balaka. La réorganisation des anti-balaka n'a pas abouti, faute d'accord entre ses différentes composantes sur des personnalités jugées légitimes pour les représenter au sein du gouvernement de transition. Enfin, Mme Samba-Panza est très volontaire et très courageuse, mais sa situation est très fragile ; que le Premier ministre ait réclamé un mandat d'arrêt contre le conseiller spécial de la présidente de la transition donne une idée du climat politique qui prévaut en RCA.

Dans ce contexte, le ministre des affaires étrangères et moi-même considérons qu'il faut d'abord assurer d'un appui régional à la réconciliation par la reprise du dialogue entre les présidents Denis Sassou Nguesso et Idriss Déby et la réunion d'une conférence extraordinaire de la CEDEAO convoquée pour fixer de nouvelles règles pour la transition. L'accord de Libreville dispose en effet que les membres du gouvernement de transition ne peuvent se présenter à l'élection présidentielle prévue en février ; cette mesure qui a pour effet de fragiliser le gouvernement de transition devrait être rediscutée. L'inconvénient est que, même si un accord général se fait à ce sujet, la modification des règles fixées à Ouagadougou peut être interprétée comme voulue par Mme Samba-Panza pour assurer sa réélection. D'autre part, un remaniement du gouvernement centrafricain s'impose sans doute pour le rendre plus inclusif ; la présidente en perçoit la nécessité mais ne sait par quel moyen y parvenir. Il est aussi indispensable d'organiser une conférence de réconciliation pour favoriser la restructuration politique du pays.

Dans le même temps, il convient de préparer le déploiement de la MINUSCA, qui aura lieu à partir du 15 septembre. Elle s'appuiera sur les forces de la MISCA et sur d'autres partenariats. Ainsi M. Ould Abdel Aziz, président de la Mauritanie, envisage de mobiliser à cette fin un millier de soldats ; on s'en félicitera, d'autant que ce sont des troupes aguerries. Mon homologue turc, que j'ai rencontré hier à Bruxelles, envisage également l'intervention d'un contingent turc. Mais c'est à l'Organisation des Nations unies qu'il revient d'assurer le déploiement effectif de la MINUSCA, essentiel pour la suite. Enfin, la date de février 2015 prévue pour les élections me paraît difficilement tenable.

Quelques mots pour finir sur la loi de programmation militaire. La mise en oeuvre des dispositions financières du texte a récemment suscité des interrogations. Le climat s'est apaisé après que le Président de la République et le Premier ministre ont réaffirmé le caractère primordial de notre effort de défense et leur volonté que soient respectés les engagements financiers définis dans la loi. Je vous remercie, madame la présidente, comme je remercie tous les parlementaires qui, dans votre commission et au-delà, ont manifesté leur détermination à ce sujet. Quant au communiqué de l'Elysée auquel vous avez fait allusion, il fait référence aux trente chantiers de réorganisation interne du ministère engagés et qui visent à une meilleure gestion du soutien à nos armées.

La vigilance s'impose néanmoins. Je devrai d'abord m'assurer que le projet de loi de finances rectificative préservera les 500 millions d'euros de recettes exceptionnelles supplémentaires pour la défense votés par l'Assemblée nationale sur ma proposition à la fin de l'année 2013 ; presque tout indique qu'il en sera bien ainsi. Il faudra aussi définir le moyen de les financer en 2015 et en 2016. La loi de programmation militaire avait assis ce financement notamment sur le produit de la vente aux enchères des fréquences 700 MHz ; celle-ci ne pouvant intervenir que plus tardivement , il n'est pas certain que nous pourrons disposer de cette ressource en 2015, ni même en 2016. Nous étudions donc avec le ministère des finances, quelles autres voies privilégier parmi les possibilités de financement prévu dans la loi – un nouveau programme d'investissements d'avenir, des cessions d'actifs, des cessions immobilières ou d'autres. L'arbitrage sera fait dans un mois. Se pose enfin, chacun le sait, la question de la sécurisation de nos exportations, et en particulier celles du Rafale. Les négociations à ce sujet avec le Qatar et l'Inde sont en bonne voie, mais elles demandent du temps.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion