Intervention de Patrick Artus

Réunion du 13 décembre 2012 à 9h15
Mission d'information sur les coûts de production en france

Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis :

Je traiterai d'abord, si vous le voulez bien, de la fragilité de notre industrie et de la question de ses coûts, avant d'aborder les problèmes liés au financement de l'économie.

Le problème de l'industrie française, désormais assez clairement perçu, tient à la fois au coût du travail et au niveau de gamme de nos produits. Les coûts salariaux dans l'industrie, charges sociales comprises, sont pratiquement les mêmes en France et en Allemagne. Ils doivent cependant être corrigés en tenant compte du niveau de gamme, que l'on peut notamment quantifier en analysant la sensibilité de la demande aux prix : plus un produit est banal et bas de gamme, plus la demande est sensible à son prix. D'après les calculs de notre service de recherche, le salaire horaire dans l'industrie, au niveau de gamme de l'Allemagne, est de 45 euros de l'heure en France, contre 34 euros outre-Rhin. L'égalité des coûts salariaux unitaires est donc une illusion, la différence s'élevant en réalité à quelque 30 %.

En outre, lorsqu'on fait des comparaisons internationales, on néglige souvent le fait que l'industrie consomme beaucoup de services – transport, personnel intérimaire, informatique, comptabilité, nettoyage, immobilier... La part de cette consommation représente 80 % de la valeur ajoutée de l'industrie française et elle est presque uniquement constituée de salaires ; ainsi, dans le prix d'un produit industriel, les salaires des services pèsent deux fois et demie plus que ceux de l'industrie. Lorsqu'on compare la France et l'Allemagne, il faut donc opérer une seconde correction, en intégrant cet élément dans le calcul. Or, grâce aux réformes du marché du travail opérées par les lois Hartz I à IV, les salaires des services sont bien plus bas en Allemagne qu'en France. En conséquence, cette correction ajoute encore quelque 10 points à l'écart de compétitivité entre les deux pays.

Au total, l'écart des coûts entre la France et l'Allemagne s'établirait donc pratiquement à 40 %. Ce chiffre est peut-être un peu exagéré, mais les grandes entreprises françaises qui opèrent dans les deux pays à la fois – notamment les industries du ciment et de l'agroalimentaire – affichent souvent des écarts de coûts de l'ordre de 30 %.

Depuis la fin des années 1990, les coûts salariaux unitaires dans l'industrie ont un peu plus augmenté en France qu'en Allemagne, mais ce sont surtout les prix qui font la différence entre les deux pays : alors qu'ils augmentent un peu plus vite que les coûts en Allemagne, la France est obligée de baisser les siens pour pouvoir vendre. Cela tient, à nouveau, au niveau de gamme de nos produits : lorsqu'on fabrique du bas de gamme, on se retrouve concurrent de pays à coûts salariaux faibles, et on est obligé de baisser les prix pour continuer à vendre. L'écrasement des marges des entreprises françaises trouve ainsi sa cause dans la baisse des prix plutôt que dans la hausse des coûts, ou encore dans l'impossibilité, pour les industriels, de répercuter les hausses de leurs coûts – salaires ou matières premières – sur leurs prix. Il a d'ailleurs atteint un maximum, soit aux moments où l'euro s'appréciait – ce qui a forcé les entreprises à baisser leurs prix en euros pour ne pas augmenter leurs prix en dollars –, soit quand les prix des matières premières augmentaient rapidement, empêchant notre industrie d'intégrer cette hausse dans ses prix de vente. Il importe donc de regarder l'ensemble des coûts, les salaires ne jouant qu'un rôle secondaire.

C'est alors le cercle vicieux de ce que les économistes des années 1960 appelaient la « maladie hollandaise » qui s'installe : l'industrie étant peu profitable, il n'y a pas d'incitation à y investir ; le capital va alors vers les autres secteurs de l'économie, qui se désindustrialise. L'industrie française investit six fois moins que l'Allemagne dans la modernisation de son appareil productif : cette année, elle n'a ainsi acheté que 3 000 robots, alors que l'industrie allemande en achetait 19 000, et l'italienne 6 000.

La France est le seul pays de l'OCDE où la profitabilité des entreprises, qui s'est considérablement améliorée partout ailleurs, continue à diminuer. Cette situation singulière s'explique en grande partie par la disjonction entre l'évolution des salaires et l'état de l'économie. Dans beaucoup de pays – l'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni ou l'Allemagne –, quand le chômage augmente, la croissance des salaires ralentit rapidement alors qu'on observe le contraire en France : la montée du chômage ne fait pas obstacle à celle des salaires. Cette particularité de la formation des salaires dans notre pays est l'une des causes de la faible profitabilité de ses entreprises.

Notre service a aussi essayé de comparer l'évolution du coût salarial unitaire en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne. L'opération est délicate car elle suppose de quantifier la productivité, dont les données ne sont pas facilement accessibles. Tout semble indiquer, cependant, qu'alors que ces coûts étaient, à la création de l'euro, nettement plus bas dans les trois autres pays qu'en Allemagne, le rapport s'est inversé pour la France et l'Italie depuis 2004 ou 2005.

Le défaut de profitabilité de l'industrie française date de 2000-2001, mais il est difficile de l'attribuer à la baisse de la durée du travail, le coût salarial unitaire n'ayant pas particulièrement augmenté durant ces années. Les causes dominantes résident sans doute dans l'appréciation de l'euro à partir de 2001, dans l'apparition sur la scène des pays émergents – entre 1998 et aujourd'hui, le poids de la Chine dans le commerce mondial est passé de 1,5 % à 12 % – et dans la hausse des prix des matières premières, qui a commencé à ce moment-là.

Je vous ai remis un document intitulé – vous allez tout de suite comprendre pourquoi – « France : le sandwich » qui explique bien le problème. Contrairement au Japon, à l'Allemagne, à la Suède, à la Suisse ou à l'Autriche, la France n'est plus guère présente dans le haut de gamme, hormis quelques industries de luxe, l'aviation et la pharmacie. Or, dans la production du bas de gamme, nous sommes en concurrence avec des pays dont des coûts de production sont plus faibles que les nôtres : les pays émergents, mais désormais aussi l'Espagne et les États-Unis. Notre balance commerciale avec l'Espagne, naguère excédentaire d'une dizaine de milliards d'euros, est aujourd'hui déficitaire de quelque cinq milliards d'euros, car les coûts salariaux espagnols sont nettement plus faibles qu'en France, et ce pays a désormais des capacités disponibles pour exporter, notamment des produits agroalimentaires, des biens intermédiaires comme le ciment et l'acier, ou des automobiles. La concurrence américaine porte pour sa part sur toutes les productions consommatrices d'énergie, notamment la chimie pétrolière ou gazière – le plastique, le pneu ou l'isolation. Les gaz de schiste donnent, en effet, aux États-Unis un avantage compétitif énorme – de l'ordre de 20 % – par rapport à l'Europe, et l'industrie chimique européenne commence à souffrir.

On a donc un effet de sandwich : le haut de gamme part vers des pays qui s'y spécialisent, et le bas ou le milieu de gamme vers des pays qui ont des coûts salariaux ou des coûts d'énergie plus faibles. Ce problème est très difficile à corriger, car la montée en gamme – que la Suède a réussie dans les années 1990 et le Japon dans les années 2000 – exige un long travail, aux résultats très incertains, que les constructeurs français d'automobiles, par exemple, ne veulent même pas tenter, estimant qu'ils n'en ont pas la capacité, pour ne pas parler de la crédibilité nécessaire. Les nouvelles industries seraient sans doute mieux placées à cet égard.

Si l'on voulait plutôt agir sur les coûts salariaux unitaires, la tâche serait, là encore, ardue : il faudrait par exemple les baisser de 20 % pour être au niveau de l'Espagne. Les produits de ce pays se situent, en effet, à un niveau de gamme très voisin de celui des produits français, très inférieur à celui des produits allemands et, dans une moindre mesure, italiens. Il y a donc une concurrence assez naturelle entre les productions françaises et espagnoles, et elle se renforce rapidement.

L'anomalie en termes de profitabilité en génère une autre, dans la structure de financement : le taux d'autofinancement, c'est-à-dire la part des investissements des entreprises couverte par leurs profits, se situe en France juste au-dessus de 60 % alors qu'il dépasse 100 % dans pratiquement tous les autres pays. Ainsi, en Espagne, au terme des restructurations intervenues depuis quatre ans, ce taux s'élève à 120 ou 130 % ; il se situe entre 100 et 130 % aux États-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et au Japon. L'incapacité de nos entreprises à s'autofinancer – encore une particularité française – les rend financièrement fragiles et donc particulièrement vulnérables aux chocs.

L'image du sandwich résume donc parfaitement cette situation, qui n'admet que deux voies de sortie – monter en gamme ou baisser les salaires – dont aucune n'est aisément praticable. Si l'on s'obstine à ne pas réagir, on verra se poursuivre l'amenuisement de la taille de l'industrie, la baisse du niveau de gamme, et celle de la profitabilité. Il ne s'agit pas d'une crise brutale, mais d'un lent déclin de la capacité à fabriquer des produits compliqués qui se vendent à des prix relativement élevés. Plutôt que de niveau de gamme, on devrait d'ailleurs parler de différenciation des produits, car c'est elle qui assure des marges bénéficiaires importantes. Or, un produit peut être différencié sans être particulièrement sophistiqué, comme le montre l'exemple de Volkswagen qui, contrairement aux constructeurs automobiles français, génère des marges gigantesques.

En ce qui concerne le financement de l'économie, la perception varie selon qu'on adopte une perspective macro-économique ou de terrain. Familier des deux, j'en arrive à la conclusion qu'il est impossible de trouver une preuve macro-économique d'un quelconque rationnement du crédit aux PME, le ralentissement de celui-ci étant entièrement imputable à la baisse de la demande. Cette analyse est partagée par beaucoup, en particulier par Patrick Sevestre, dans un document de travail qu'il a rédigé récemment pour la Banque de France.

Si mon expérience de terrain confirme ce diagnostic, on peut aussi penser que cette demande est découragée par l'augmentation des marges de taux d'intérêt que les banques exigent des PME. Chez Natixis, depuis le début de la crise, nous avons ainsi fait passer ces marges de 30 à 90 points de base environ. Les entreprises françaises se financent, en effet, avec des marges de taux d'intérêt bien plus faibles que celles de tous les autres pays européens ; la situation d'avant la crise était aberrante, et il est normal et positif que les banques françaises aient augmenté leurs marges, qui sont d'ailleurs sans doute encore un peu trop faibles par rapport au risque réel.

Chercher à financer les PME et les ETI autrement que par le crédit ne constitue donc pas une piste pertinente : leurs besoins de financement sont entièrement satisfaits par les banques. Mais, je le répète, c'est parce que cette demande est aujourd'hui particulièrement déprimée. Les crédits aux PME ont augmenté de 2,8 % sur un an, mais ils ralentissent et finiront par décroître. Les budgets d'investissement pour 2013 connaîtront en effet une baisse de 10 à 20 % selon les entreprises. Les grands groupes se finançant sur les marchés, les banques ne savent plus à qui prêter : les demandes de crédit immobilier ont baissé de 25 % en un an ; la plupart des collectivités locales, qu'on avait imaginées rationnées, ne cherchent pas à emprunter ; les mises en chantier vont diminuer de 20 % et les entreprises ne demandent plus de crédit. Le problème se pose donc dans des termes exactement inverses de ce qu'on croit généralement !

À plus long terme, le principal problème qui se posera en matière de crédit viendra du ratio de liquidité – Liquidity Coverage Ratio (LCR) – de Bâle III. L'idée est de déterminer le montant des réserves de liquidités dont doivent disposer les banques à partir de stress-tests dans lesquels on simule une crise de liquidité bancaire, due par exemple à l'impossibilité d'accéder aux marchés financiers ou au retrait, par les déposants, d'une partie de leurs dépôts. Ces stress-tests sont extrêmement sévères car on y suppose que les banques ne peuvent pas faire appel à la BCE et doivent par conséquent disposer, dans leur bilan, de réserves de liquidité suffisantes pour faire face à la crise, sous forme de cash, d'obligations d'État, d'obligations sécurisées (covered bonds) ou de titres d'entreprise soumis à des conditions très restrictives. Tel qu'il est défini, ce ratio pousse les banques à avoir d'énormes réserves de titres publics, puisque tout ce qui relève du collatéral de la BCE n'est pas considéré comme réserve de liquidité.

Si ce ratio devait être imposé dans sa définition actuelle, l'ensemble des banques françaises seraient amenées à réduire de quelque 25 % les crédits inscrits à leur bilan. Les Banques populaires, avec lesquelles travaillent 70 % des entreprises françaises, auraient ainsi à ramener leur ratio crédits sur dépôts de 150 % à 100 % environ. Pour l'instant, cette perspective ne produit aucun effet, d'abord parce que la demande de crédit est très faible, ensuite parce que nous ne connaissons pas les caractéristiques du ratio de liquidité qui sera finalement adopté. La Commission européenne a en effet décidé de ne pas l'inscrire dans la directive CRD (« Capital requirements directive ») IV qui reprend les règles de Bâle III. Mais l'instauration d'un ratio aussi sévère constituerait une énorme menace pour les banques françaises – et quasiment pour elles seules, car si les banques anglaises seraient également touchées, ce serait dans une bien moindre mesure. En effet, contrairement aux banques allemandes, espagnoles ou italiennes qui disposent de réserves de liquidité importantes sous forme de dépôts bancaires, les nôtres n'inscrivent pas toute l'épargne des déposants à leur bilan : la partie du livret A centralisée à la Caisse des dépôts, les fonds d'OPCVM –organismes de placement collectif en valeurs mobilières – et d'assurance-vie n'y figurent pas. Elles ont donc les crédits, mais sans les dépôts correspondants. D'où un ratio crédits sur dépôts beaucoup plus élevé que dans les autres systèmes bancaires européens, et cette spécificité complique la discussion avec le comité de Bâle puisque les banques espagnoles, italiennes et allemandes ne voient aucune objection au ratio de liquidité envisagé. Les seules à protester sont les banques françaises et anglaises, heureusement soutenues par Mario Draghi.

Pour résumer, le problème de l'industrie française tient au couple salaires-niveau de gamme, déterminant une situation qui ne peut qu'empirer d'elle-même : comme nos entreprises n'ont pas les moyens de leur modernisation, le niveau de gamme relatif de leurs produits se dégrade par rapport à celui des pays concurrents. Aujourd'hui, les salaires baissant dans les pays du sud de l'Europe, ceux-ci gagnent en compétitivité sur le milieu et le bas de gamme. Depuis le début de la crise, les coûts salariaux unitaires continuent à monter en France et en Italie alors qu'ils baissent de plus en plus rapidement en Espagne ; ce pays devient donc un compétiteur de plus en plus dangereux.

Pour l'instant, la situation n'est pas aggravée par un problème de financement. Il n'y a donc aucune urgence à agir pour le financement des PME et il vaut mieux continuer à se concentrer sur celui des start-up, des entreprises innovantes et des créateurs. En revanche, il faut maintenir la pression sur la Commission et sur le Parlement européens pour qu'ils fixent un ratio de liquidité raisonnable car il pourrait y avoir là, pour le financement de l'économie, une menace infiniment plus sérieuse que le supposé rationnement du crédit par les banques, qui n'a de réalité qu'anecdotique.

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