Madame la présidente, monsieur le président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, mesdames, messieurs les députés, « l’expérience que nous tentons, c’est la transformation de la condition humaine ». Ainsi parlait Léo Lagrange, alors que le gouvernement auquel il appartenait, il y a près de quatre-vingts ans, se présentait devant cet hémicycle, avec l’ambition généreuse et inouïe d’arracher à leur destin les femmes et les hommes de ce pays. Déterminés à prouver qu’une vie asservie par le travail n’était pas digne d’être vécue, convaincus que l’art et la culture étaient cet antidestin qu’ils recherchaient – pour nous libérer de nos servitudes, pour bouleverser les hiérarchies d’un ordre social immuable, un antidestin capable de nous rassembler dans une communion laïque –, déterminés et convaincus, les hommes et les femmes de ce gouvernement ont engagé la France dans un vaste mouvement de démocratisation par la culture. Ils l’ont fait pour la jeunesse ; ils l’ont fait pour les classes populaires, pour les libérer du mépris dans lequel elles étaient tenues et éclairer à nouveau leur avenir.
L’art et la culture mis au service d’une conquête, celle de la dignité : tel était le projet de société du Front populaire. Et, dans une France qui hésitait alors à lâcher la proie pour l’ombre de la nuit, épuisée par des années de crise, ce fut un moment solaire. Bien sûr, tout ne fut pas accompli en l’espace de dix-huit mois. Mais l’idéal était là et il s’était frotté au réel. Il fallait encore que des hommes et des femmes se mobilisent afin que la nation s’efforce de donner à tous le temps et les moyens qui manquaient pour accéder à l’art et la culture. Il fallait encore l’action résolue de gouvernements successifs, comme de grands mouvements populaires. Il fallait encore mai 1981 pour que cette ambition ne cède ni devant les rêves de grandeur, ni devant la folie de la spéculation ou l’illusoire splendeur du profit. Il fallait des artistes visionnaires et des hommes d’État – ils furent parfois les deux –, de généreux philanthropes et des maires audacieux, pour que cette ambition continue de prendre corps, continue activement de transformer la condition humaine. Il fallait tout cela. Nous en sommes les héritiers autant que les tributaires.
Le Président de la République s’inscrit dans ces pas. Le gouvernement auquel j’appartiens s’inscrit dans ces pas parce que cette voie est grande ; parce qu’elle est juste et libératrice ; parce que, dans le maquis du réel, qui ne cesse de muter et de s’étoffer, il faut veiller sans cesse à la tracer, à l’élargir de nouveau pour ne pas la perdre. Nous sommes dans un moment comme celui-là. Un de ces moments où le maquis du réel s’étoffe, et peut nous étouffer. Un de ces moments de grande mutation, inédit par son ampleur, inédit par sa nature, comme l’humanité en a peu connu par le passé, où l’émergence du numérique nous renvoie à celle de l’imprimerie, et la mondialisation à la découverte de l’Amérique ; où le présent semble s’éterniser dans de perpétuelles transitions. Un de ces moments de crise, où le doute nous saisit. Un de ces moments où la société s’abîme dans de nouvelles fractures. Une part d’elle se découvre frileuse devant la nouveauté, voudrait même parfois arrêter la marche du temps ou courir se réfugier parmi les morts, à la recherche d’une identité première qui n’a pourtant jamais existé. Elle craint par dessus tout l’effacement. Et c’est alors que les malveillants et les extrémistes font entendre leur chant : le chant du repli et de la fermeture.
Si je suis devant vous, aujourd’hui, pour présenter ce projet de loi, au nom du Premier ministre et du Gouvernement de la République, c’est parce que je crois que, dans le monde qui vient, il existe aussi des opportunités réelles, inconnues jusqu’alors, pour que la jeunesse de notre pays puisse avoir une vie meilleure et une vie plus juste. C’est parce que j’appartiens au camp des optimistes, de ceux qui croient que le réel se transforme, pourvu qu’on en ait la volonté. C’est parce que j’appartiens au camp des progressistes, de ceux qui croient qu’une vie réussie n’est pas qu’une vie de consommation. C’est parce que je suis persuadée que l’art et la culture, les oeuvres et les pratiques, sont un miroir de notre monde comme une réponse à nos peurs. Et c’est parce que je suis convaincue que l’art et la culture nous libèrent et nous rassemblent à la fois, en nous ouvrant toujours davantage à l’autre.
Ce projet de loi, vous l’aurez compris, ne cherche pas à définir ce que seront l’art et la culture dans le monde qui vient. L’État n’est pas oracle, ce n’est pas son rôle. C’est aux artistes de l’inventer. L’avenir pour l’art, l’accès de tous à l’art, voilà ce que l’État doit préparer et permettre. Là est son rôle, sa responsabilité, une responsabilité que ce Gouvernement assume : il en a fait le choix. Ce projet de loi, qui a été enrichi par les propositions du rapporteur et le débat en commission – je veux saluer leur travail aujourd’hui – s’inscrit de fait dans un ensemble de mesures que le Gouvernement a prises en faveur de l’art et de la culture : une loi sur l’audiovisuel public, rétabli dans son droit et son indépendance ; un budget qui a toujours préservé la création et l’éducation à l’art et à la culture, et qui sera en 2016 résolument orienté à la hausse – je le présenterai mercredi –, conformément à l’engagement fort du Premier ministre ; un régime, l’intermittence, stabilisé et désormais reconnu par la loi ; des pactes avec les collectivités territoriales pour donner à tous ceux qui font vivre la culture dans nos territoires l’assurance de moyens constants ; des Assises pour préparer l’avenir de la jeune création ; une stratégie nationale pour l’architecture afin de dessiner l’avenir de la profession.
Tous ces choix, nous les avons faits ; toutes ces initiatives, je les ai prises. Mais cela ne suffit pas à garantir l’émergence des arts, aujourd’hui et demain.