Il y a dix jours, alors que s’élevaient dans la chapelle de Saint-Vigor-le-Grand les premières notes du célèbre quatuor à cordes en fa majeur de Maurice Ravel, interprété par quatre virtuoses de l’Orchestre régional de Normandie dirigé par Jean Deroyer, je me suis interrogée : qu’aurait bien pu faire Maurice Ravel si Claude Debussy lui avait dit, en 1903, qu’il n’avait pas le droit de faire jouer son quatuor car, en le composant, il s’était inspiré de ce que Debussy lui-même avait écrit dix ans auparavant ?
Or nous sommes aujourd’hui ravis que Debussy ait inspiré Ravel, sans bataille juridique, en un naturel partage et en toute liberté de création. Non seulement Claude Debussy ne s’est pas senti spolié mais il en a été honoré, allant même en 1905 jusqu’à complimenter Ravel en ces termes : « Au nom des dieux de la musique, et au mien, ne touchez à rien de ce que vous avez écrit de votre Quatuor » !
La création n’a pas toujours un but commercial, et c’est tant mieux. Pourtant, elle peut parfois devenir rapidement une source de revenus. Prenons un exemple local : des Bayeusains anonymes, adeptes du street art et visiblement fans de l’artiste Banksy, décorent magnifiquement, depuis plusieurs mois, certains murs de la ville. Ces tags, pleins d’humour et de poésie, plaisent aux habitants qui les partagent à la vitesse de l’éclair sur Instagram ou entreprennent de les protéger des dégradations volontaires.
Quelques semaines plus tard, un club de photographes amateurs décide d’organiser une exposition intitulée « Dans la rue » et met justement en avant, sur une de ces photos artistiques, un de ces tags représentant Peter Pan et Wendy dans les airs. Si un catalogue est édité, il rapportera de l’argent au club de photographes, et à l’État par le biais de la TVA. Les artistes inconnus n’ont pas cherché à gagner de l’argent, ils ont fait de l’art dont d’autres profiteront. Ils ont utilisé des oeuvres appartenant, ou non, au domaine public. D’autres artistes amateurs ont poursuivi cette démarche et mis en avant leurs oeuvres, d’autres continueront. Telle est ma définition du partage de la culture et de la liberté de création.
Et puisque nous parlons du domaine public, Peter Pan y figure-t-il ? Ces artistes discrets sont-ils dans une double illégalité, d’une part en pratiquant le street art de façon illégale et d’autre part en adaptant une oeuvre encore protégée par le droit d’auteur ? C’est extrêmement complexe et nous pourrions, cette semaine, simplifier la législation en la matière. Le roman de James Matthew Barrie est dans le domaine public mais pas le dessin animé de Walt Disney… Pas simple, n’est ce pas ?
C’est pour répondre à ces questions et à bien d’autres que j’étais ravie d’étudier ici un grand projet de loi sur la culture. Malgré quelques ajustements bienvenus, et qui sont, madame la ministre, tout à votre honneur – par exemple l’accessibilité aux porteurs de handicap et la promotion de l’éducation artistique et culturelle – ce texte n’apporte malheureusement pas de solutions aux besoins des créateurs.
Les artistes d’aujourd’hui, comme cela a toujours été le cas, ont autant besoin d’être libres que d’être protégés. Les Français ont une créativité débordante, mais peuvent-ils justement en vivre ? Peuvent-ils la partager librement ? N’y a-t-il pas une confiscation très rentable des contenus culturels par quelques multinationales ou lobbies bien organisés ?
Avec cette loi, nous devrions répondre à ces questions et construire un cadre adapté à nos nouvelles façons de créer, à nos espoirs ainsi qu’à nos attentes pour les années à venir. D’autant que durant les trois longues années où nous avons attendu ce texte, la précarité de nos artistes n’a en rien été allégée. Pendant plusieurs mois, l’attente des conclusions du rapport Lescure a justifié l’absence de texte : or ses conclusions ont été rendues publiques il y a deux ans et demi ! Ce rapport n’était certes pas exempt de défauts, mais il soulevait de vraies questions.
Vous avez annoncé, madame la ministre, votre volonté de tenir compte des usages numériques, que je n’ose appeler nouveaux vu leur âge déjà avancé.